Architecture chinoise : une dynamique d’ensemble

1747216309000 Le 9 Emmanuel Lincot
L’architecture chinoise n’a cessé de se réinventer au cours des dernières décennies, au rythme des mutations économiques et culturelles du pays. Des projets pharaoniques aux réalisations plus modernes, une génération d’architectes est parvenue à conjuguer pragmatisme, tradition et conscience écologique. La récente consécration de Liu Jiakun par le prix Pritzker en est la preuve : en matière d’architecture, la Chine ne se contente plus d’imiter, elle parvient aussi désormais à assumer sa singularité.

De 1949 à 2025, l’architecture en Chine a connu des transformations fulgurantes. Le développement économique a favorisé l’émergence de nouveaux talents et de nombreux projets très ambitieux y ont vu le jour. La création de la gare en zone économique spéciale de Xiong’an, dans le nord de la Chine, est en cela symptomatique des réalisations les plus spectaculaires qui ont eu lieu ces dernières années. Fruit d’une collaboration avec le cabinet français AREP, elle est aujourd’hui la plus grande gare en Asie. On peut également citer la somptueuse bibliothèque de la nouvelle zone de Binhai, dans la municipalité de Tianjin, conçue avec la collaboration de la société hollandaise MRDV. Ces exemples démontrent l’ouverture de la Chine à des projets de coopération menés avec le concours des Européens. La Chine peut toutefois désormais s’enorgueillir de ses propres architectes, et de leurs réalisations propres. En douze ans, deux d’entre eux – Wang Shu (2012) et Liu Jiakun (2025) – ont été récompensés du prestigieux prix Pritzker. Et ce n’est semble-t-il que le début. Une nouvelle génération s’affirme et clame son attachement à l’éco-durabilité, comme à sa volonté de renouer avec des traditions architecturales vernaculaires.

De quoi le dernier Pritzker est-il le nom ?

Lorsque Liu Jiakun a été, le 4 mars dernier, l’heureux récipiendaire du Pritzker, l’information n’est pas passée inaperçue. Non seulement cette récompense classe l’architecte au panthéon des plus grands (Tadao Ando, Renzo Piano, Zaha Hadid, Jean Nouvel, Rem Koolhaas, Herzog et De Meuron…), mais elle confirme également, après que Wang Shu l’a reçue en premier, que la Chine est aujourd’hui force de propositions dans un domaine où elle excelle : l’architecture. Homme au bagage intellectuel complet, Liu Jiakun se dit proche du peintre Luo Zhongli et de la poétesse Zhai Yongming. Il s’est fait connaître pour au moins deux très grandes réalisations : le West Village – Baisi Yard, complexe urbain alliant surfaces de bambou et habitat mais aussi un complexe conjuguant bois et verre suspendu sur la falaise des grottes de Tianbao à Erlang, près de Chongqing.

La reconnaissance de Liu Jiakun n’est pas le fait du hasard. Ce dernier s’inscrit à sa manière dans les choix de son compatriote Wang Shu, tout en s’en démarquant. Tradition réinventée, audace, usage de matériaux multiséculaires (briques et bois) caractérisent à eux seuls l’architecture chinoise. Ce savoir-faire s’appuie par ailleurs sur la présence d’une myriade d’agences d’architectes. Elles évoluent sur un marché hautement concurrentiel, créant ainsi une véritable émulation. Un phénomène en soi révolutionnaire, car tous les instituts d’architecture étaient publics jusque dans les années 90. À cette époque, les concours étaient proscrits, considérés comme trop élitistes, et seuls les instituts faisant de la conception-construction répondaient à des commandes d’État. Et bien que les prérogatives de ces instituts n’aient pas disparu aujourd’hui, le paysage économique global évolue, depuis le début des années 2000, vers une privatisation de l’économie et vers la création des premières agences dites corporate. La plupart sont d’origine anglo-saxonne et influencent considérablement la Chine à travers la diffusion d’un style international, qui correspond davantage aux critères esthétiques du monde des entreprises. En seulement quelques décennies, ces agences corporate ont réussi à établir plusieurs filiales dans les grandes villes chinoises. Ces agences sont finalement à l’origine de réalisations emblématiques, telles que la Jin Mao Tower, l’East Hotel, ou encore la Shanghai World Trade Center. C’est précisément au contact de ces internationaux que la nouvelle génération des architectes chinois, ayant aujourd’hui entre quarante et soixante ans, s’est formée. Ces talents sont par ailleurs diplômés des meilleures universités du pays : Tongji, Tsinghua, etc. Beaucoup s’inspirent des architectes européens tout en insérant désormais leurs projets dans les singularités sociétales et historiques de la Chine.

Résidence et atelier d’artiste à Songzhuang par Xu Tiantian de l'agence d’architecture DNA. Source : Site web d’architecture « Forgemind ArchiMedia » / Flickr

À ces agences de dimension internationale, s’ajoutent à présent un grand nombre de petites agences, exclusivement chinoises. Une minorité d’entre elles travaille sur des niches (marinas, villas de luxe…) tandis que la majorité répond à des projets résidentiels et commerciaux. Les résultats sont souvent moins heureux même si l’on retrouve une caractéristique essentielle à tous les bâtiments, lorsque cette architecture essaie de reproduire des standards proprement chinois dans la recherche de l’équilibre et de la symétrie. Autant par fantaisie que par souci de s’inscrire dans la tradition, la courbe si particulière des toits est aujourd’hui comparée aux traits du pinceau de la calligraphie. L’architecte chinoise Xu Tiantian continue de s’en inspirer pleinement, et souhaite, comme beaucoup de jeunes créateurs de sa génération, associer l’esthétique aux problématiques environnementales.

Préserver et redonner souffle au bâti traditionnel

En cela, Xu Tiantian est symptomatique d’une époque, la nôtre, qui offre de nouveaux moyens de réflexion et notamment sur les époques antérieures. Il est un fait notamment que personne ne réfute : on a beaucoup détruit au cours de ces dernières décennies en Chine. Il est plus que temps de préserver ce qui peut l’être encore, de réhabiliter un bâti dont les matériaux de construction demeurent pertinents dans le choix de leur utilisation. Ainsi, à la tête de son cabinet d’architecte, DNA Design and Architecture basé à Pékin, Xu Tiantian est une ardente militante de la réhabilitation des tulou, demeures traditionnelles des minorités Minnan et Hakka, issues de son Fujian natal. Son projet de réhabiliter des carrières de pierre comme à Huangyan près de la ville de Taizhou, près de Hangzhou, participe de ce même intérêt visant à renouer avec des lieux proches de la nature et laissés à l’abandon et ce, dans un souci écologique et de redécouverte d’un patrimoine trop longtemps délaissé. En réalité, au-delà de son propre engagement, Xu Tiantian fait sienne la déclaration de son confrère Wang Shu : « l’architecture durable était une technique. C’est devenu un mouvement ». Il faut dire que ce choix de recycler des matériaux, de revenir à la beauté et à la simplicité des choses comporte des principes qui ne sont pas étrangers à la culture chinoise.

Sur le temps long, la culture de l’habitat dans ce pays a donné la priorité à des éléments comme la ventilation, le contrôle de la pluie, la régulation thermique ou l’optimisation de la lumière. La Chine, où le secteur du bâtiment joue un rôle crucial, peut apporter une contribution importante au développement d’une conscience écologique à travers le monde. Des matériaux traditionnels comme le pisé (un mélange de terre, de sable ou de gravier et d'argile crue malaxés puis compactés), qui est utilisé encore à ce jour dans 50 % des cas pour la construction de l’habitat en Chine, peuvent s’avérer extrêmement utile dans ses applications futures. Et pour un très grand nombre d’architectes chinois d’aujourd’hui, ce type de technique traditionnelle doit être pleinement associé à des réalisations modernes. Au reste, pour espérer avoir un impact au niveau international, ces architectes n’ont pas d’autres choix que de puiser leurs ressources dans un ancrage traditionnel. Le gouvernement chinois encourage d’ailleurs ces initiatives. Une norme d'évaluation des bâtiments écologiques a été créée sous le label « Green Building », accompagné de trois étoiles.

Une ville laboratoire : Wuhan

On peut le voir sur un nombre croissant de bâtiments récemment construits et à Wuhan tout particulièrement : cette ville a l’ambition de devenir, pour l’ensemble du pays, la « capitale du design ». Même si elle a longtemps véhiculé une image ingrate, Wuhan est en train de changer. Son histoire est valorisée, tout comme ses innovations, et son dynamisme en tant que chef-lieu de la province du Hubei, en fait l’une des métropoles les plus dynamiques du pays. C’est dans cet espace urbain de 11 millions d’habitants, marqué par une longue tradition industrielle et sidérurgique, situé au centre du pays, connu également pour ses fleuves et ses lacs, qu’est né l’un des premiers projets éco-durables piloté conjointement par des architectes chinois en coopération avec leurs homologues français dans le quartier de Caidian. Les innovations s’inspirent pleinement de ce que l’on appelle désormais les « villes-éponges », c’est-à-dire caractérisées par un recyclage systématique des eaux de pluie, pour éviter non seulement les inondations, mais aussi pour permettre d’harmoniser les rapports entre les nécessités humaines du quotidien et la nature. Un retour aux sources taoïstes, en somme.

Emmanuel Lincot est sinologue, spécialiste de l'histoire politique et culturelle de la Chine. Il enseigne à l'Institut catholique de Paris.

                                                 

Photo du haut : bibliothèque du district de Binhai à Tianjin © Zhao Zishuo/Xinhua

Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.