
Destruction des écosystèmes et effondrement des civilisations : un lien direct
John Dennis Liu est un réalisateur américain primé plusieurs fois pour ses documentaires scientifiques. Après avoir filmé pendant plusieurs années l’évolution de l’environnement dans le nord de la Chine, il sort en 2008, Lessons of the Loess Plateau, un documentaire sur la spectaculaire résurrection écologique du terreau ancestral de la civilisation chinoise, à la suite d’une politique de reboisement. Il parcourt désormais le monde entier pour prôner l’enseignement qu’il en a tiré.
John Dennis Liu
Entre un voyage au Caire, une conférence à Amsterdam, une halte pour un projet en Afrique du Sud, John D. Liu ne manque pas de rentrer à Pékin, où il vit depuis 39 ans déjà, pour s’occuper de ses deux parents âgés de 96 ans. Né aux États-Unis en 1953, d’un père d’origine chinoise et d’une mère américaine, John D. Liu était journaliste avant de se reconvertir à la recherche en écologie.
Comment êtes-vous arrivé en Chine ?
John Dennis Liu : « J’ai fait partie des premiers contingents de journalistes étrangers envoyés en Chine en 1979, alors que le pays s’ouvrait sous l’impulsion de Deng Xiaoping. J’avais 26 ans lorsque j’ai commencé à parcourir le pays, j’étais alors caméraman pour CBS News qui venait tout juste d’installer son bureau à Pékin.
Je couvrais tous les grands changements que la Chine connaissait à cette époque : les réformes économiques, la politique de l’enfant unique, la chute de l’URSS, etc. Pendant mes voyages, je remarquais déjà qu’à certains endroits, les niveaux de pollution étaient très forts et augmentaient terriblement. Mais à mon arrivée, ce n’était pas tant la pollution qui frappait que la dégradation des paysages. Les pollutions toxiques sont arrivées au fur et à mesure avec l’industrialisation. Je pense qu’en gros, l’Occident a essayé d’exporter sa pollution en Chine, mais tout en voulant continuer de se fournir en biens de consommation, et la Chine a fait longtemps le sale boulot. »
Comment vous êtes-vous retrouvé impliqué dans le projet de restauration du plateau de loess ?
J.D.L. : « La Banque mondiale s’était embarquée dans un nouveau projet, où elle essayait, avec l’Académie chinoise des Sciences, le Ministère des Ressources en Eau et le Ministère des Finances, de relever le défi de restaurer une vaste parcelle détruite (Ndlr : environ 35 000 km2, presque la taille de la Suisse). Il faut dire d’abord qu’un tel projet était presque sans précédent dans l’histoire de l’humanité. Un exemple serait le programme du Civilian Conservation Corps entre 1933 et 1942 aux États-Unis (Ndlr : Corps Civil de protection de l’environnement, une politique américaine mise en place par Roosevelt pour donner du travail à de jeunes chômeurs en les faisant travailler sur des projets de reboisement, de construction, etc.). C’était une sorte de mouvement socialiste né après l’effondrement financier de 1929. Ils ont vraiment fait un excellent travail de restauration. Steinbeck en parle dans son roman Les raisins de la colère.
« En 1995, la Banque mondiale m’a demandé d’aller tourner un reportage sur le plateau de loess pour filmer le projet. La région était un désert, sans aucune végétation, sans rien. Les gens qui vivaient là étaient parmi les plus pauvres. Ils n’arrivaient même pas à se marier tellement ils n’avaient pas les moyens de soutenir une famille. Vous savez, cette région était le berceau de la civilisation chinoise. Ils partageaient jadis ce territoire avec d’autres ethnies telles que les Kazakhs, les Kirghiz, les Mongols, etc. Mais les Chinois étaient sédentaires, ils y ont développé l’agriculture, construit des palais, des villes, établi du commerce et fondé une culture qui est devenue dominante en Asie de l’est. Quand j’ai vu cette dévastation historique et écologique de ce lieu symbolique, ça m’a fait bizarre. »
À qui était due cette initiative et pourquoi le choix du plateau de loess ?
J.D.L. : « C’était à la demande de la Chine. Outre les raisons symboliques du lieu, c’était aussi parce que le plateau de loess avait abrité une forêt climacique, des rivières et une grande biodiversité, là où par exemple le désert de Gobi avait toujours été un désert naturel et constant. On trouve dans les documents historiques chinois beaucoup de témoignages, relevés depuis des milliers d’années, attestant que le plateau de loess était luxuriant. C’est comme quand on se rend dans la région située entre le Tigre et l’Euphrate, et qu’on voit un immense désert alors qu’il y avait jadis, comme disent les textes religieux, un « Jardin d’Eden » où le lait et le miel coulaient à flots. Ça fait réfléchir.
« Pour la Banque mondiale, c’était aussi l’occasion de redorer son blason. Trop d’argent avait été jeté par les fenêtres, donné à des despotes corrompus pour des projets d’infrastructure qui n’avaient rien donné. Ici l’idée c’était d’ « investir dans les gens » selon l’expression du président de la Banque mondiale de l’époque, James Wolfensohn, et de voir combien d’argent investi arrivait dans la poche des habitants. En tout, c’est 500 millions de dollars qui ont été alloués pour la plantation d’arbres, mais aussi la création d’une administration spéciale, de logiciels, de systèmes satellitaires. »
Un flanc de montagne sur le plateau de loess, en septembre 1995, puis en septembre 2009 © Avec l'aimable autorisation de M. John D. Liu
Cela a visiblement constitué un changement dans votre vie.
J.D.L. : « Majeur. Je trouvais que ce projet était plus important que tous les événements géopolitiques après lesquels couraient des milliers d’autres journalistes. À l’époque cela m’avait submergé, j’ai eu comme une révélation. Travailler entre deux troupes de soldats qui s’affrontent et trouver le meilleur plan pour les filmer, ce genre de choses que je faisais , ça n’avait plus de sens. Pour moi, c’était comme si nous avions passé notre temps à valoriser nos institutions politiques, économiques, le développement matériel, auxquels nous avions donné une valeur monétaire. Mais l’air, l’eau, le sol, la biodiversité ne représentaient rien dans notre système de pensée. Le matérialisme, que beaucoup interprètent comme une richesse, se résume à l’accumulation de possessions matérielles pour une minorité et une grande pauvreté pour des milliards de gens. J’ai compris qu’il y avait une erreur dans la logique fondamentale de nos institutions politiques et économique modernes, une erreur fatale, qui provoque la pauvreté. Et la pauvreté est liée à l’écologie. C’est comme si on avait longtemps ignoré ce qu’était un écosystème fonctionnel.
« À ce moment là, j’ai arrêté le journalisme et j’ai commencé à poursuivre la compréhension des écosystèmes. Un écosystème, c’est un système symbiotique multidimensionnel. L’atmosphère, le cycle hydrologique, les communautés microbiologiques vivantes grâce à la biodiversité, etc., ces relations symbiotiques sont extrêmement complexes mais pas compliquées. Ma quête a été de les comprendre et de chercher les origines du dysfonctionnement de ces écosystèmes. Tout cela est dû essentiellement à la cupidité des êtres humains qui ont ignoré toutes ces relations. »
J’ai pu constater moi-même dans le Gansu, l’évolution du paysage qui s’est considérablement reverdi en presque cinq ans. J’y ai vu beaucoup de pins, ce que j’ai trouvé étrange. Les pins ne sont pas une espèce native, et leurs aiguilles au sol sont connues pour empêcher l’infiltration de l’eau.
J.D.L. : « Il ne faut pas s’inquiéter de cela. En général on ne plante pas d’espèces climaciques parce qu’elles risquent de mourir. Donc on plante une espèce pionnière qui va préparer la terre et qui va créer un microclimat. Il faut donc un bois résineux à croissance rapide, c’est à dire des conifères comme les pins. Lorsque ces derniers seront arrivés à maturité, on trouvera à leur pied une biodiversité qui va redonner vie aux arbres qui existaient sur place auparavant. C’est ce qu’on appelle la « théorie de la succession ». Tout le matériel génétique est déjà présent dans le sol et émergera de nouveau lorsque les conditions seront réunies. En 5 ou 10 ans, on peut retrouver ainsi
les fonctionnalités basiques, telles que l’infiltration et la rétention de moisissures, qui comportent de la matière organique qui elle-même dépend de la quantité de biomasse. On peut bien sûr essayer de planter ce qu’il faut là où il faut, mais il faudrait être un magicien. Personne, aussi érudit soit-il, n’est suffisamment qualifié pour choisir quelles espèces planter ici où là, alors que toutes les espèces du monde n’ont même pas été identifiées, c’est ridicule !
« Pour moi, Évolution et Culture sont deux choses qui divergent. La Culture, c’est le péché originel. En effet, les textes religieux disent que les hommes sont nés au paradis. Sous l’angle de l’Évolution, c’est vrai : l’atmosphère était oxygénée, le sol fertile, il y avait une grande biodiversité, de l’eau fraîche partout… C’était le paradis ! Ensuite, ces textes disent que les hommes ont péché et qu’ils ont été bannis du paradis. Eh bien oui, le péché originel commence dès lors avec la réduction de la biodiversité qui a conduit à la réduction de la biomasse, qui a conduit à la réduction de l’accumulation de substances organiques qui modifient les échanges de gaz du fait de la réduction de la photosynthèse, et qui modifient le microclimat sous la canopée, qui a cessé d’exister. Sans canopée, la fertilité du sol est détruite car les communautés
microbiologiques sont stérilisées par les rayons UV qui touchent directement la surface de la terre. On revient donc à de la matière géologique ! »
En Chine, le projet de reforestation va au-delà du plateau de loess. Comment cela se passe-il dans les autres régions ?
J.D.L. : « Dans le dernier plan quinquennal, il y a ce concept de « civilisation écologique harmonieuse ». C’est la reconnaissance que la richesse matérielle n’est plus le critère fondamental, que la société doit présenter aussi certains aspects de soutenabilité. Bien sûr, si vous parcourez le pays d’est en ouest, en partant de Pékin pour aller sur le plateau de loess dans le Shanxi, le Ningxia ou le Gansu par exemple, vous verrez à certains endroits une forêt d’arbres hauts de cinq mètres et juste derrière, à la frontière politique, plus rien ! Cela veut dire que dans la première région, il y a un chef du Parti qui comprend les enjeux et qui a sensibilisé tout le monde à l’écologie. Dans l’autre district limitrophe, on a affaire à quelqu’un qui n’y connaît probablement rien ! Si on trouve encore ce genre de problèmes, d’une manière générale, les Chinois procèdent correctement. Plus vous avez de biomasse et de matière organique, mieux l’écosystème se porte. Mes recherches montrent que les Chinois ont augmenté considérablement ces deux paramètres dans le sol, ce qui est excellent. Ces principes ont été appliqués à plus grande échelle en d’autres endroits du globe, comme en Afrique, et les résultats sont vraiment probants. »
Le district de Siyu, dans le Shanxi se trouve sur le plateau de loess. Dans les années 50 (photo du haut, archives), le district n'était couvert par les arbres qu'à 0,3 %. La terre, semblable à des dunes de sable, était en proie au vent. refusant de devoir la quitter, les habitants ont commencé à replanter des arbres sans relâche, jusqu'à aujourd'hui (photo du bas, juillet 2017) © Zhang Yan / Xinhua
Pour replanter les forêts sur le plateau de loess, on a dû déplacer des populations qui se trouvaient sur ces terres. Comment cela s’est-il passé ?
J.D.L. : « Tout d’abord, il y a eu un changement démographique en Chine qui n’avait rien à voir avec la reforestation. Le fait est que si vous êtes un agriculteur, surtout dans le plateau de loess dans son état désespéré, vous ne voulez surtout pas que vos enfants deviennent agriculteurs. Les jeunes sont partis chercher du travail en ville. Donc ce grand changement démographique a allégé la pression sur la terre. Ensuite, il y a eu des résultats probants mais contre-intuitifs sur le plateau de loess : premièrement, il s’est avéré possible d’augmenter la productivité en réduisant les zones arables, c’est la différence entre ce que l’on appelle l’agriculture extensive et intensive. En tout, près de 50 à 60 % des terres ont été retirées à l’agriculture alors que la production augmentait.
« Deuxièmement, c’est ce que j’appelle dans mes recherches « la productivité suit la fonction ». La fonction, c’est-à-dire celle d’un écosystème en bonne santé, est fondamentale alors que la production est secondaire. Pendant mille ou deux mille ans, on a recherché la productivité en pensant qu’en utilisant plus de ressources, on produirait davantage. Mais non, on produit moins ! Car on n’aura plus assez d’eau, de sol fertile, plus de canopées pour préserver l’humidité, le cycle hydrologique s’interrompt, etc… on finit par tout détruire. Ne pas comprendre cela, c’est être un ignare, ça ne doit pas relever du savoir d’un expert. Et le résultat de cette ignorance et de la cupidité, c’est le plateau de loess dans l’état où je l’avais trouvé en 1995. Même chose au Moyen-Orient, alors qu’il n’y a aucune raison biophysique justifiant que la majeure partie de cet endroit soit asséchée.
« Comprendre cela, c’est comprendre la différence entre une terre plate et une terre ronde, on pourra accéder à une ère de paix, de prospérité et de durabilité pour la civilisation humaine. Le travail de la Chine va dans ce sens car elle montre, qu’en tant que société, elle est capable de le faire. Si la Chine est capable de le faire en tant que société, on doit tous apprendre à le faire en tant qu’espèce sur une échelle planétaire. Et si on arrivait à le faire, il y aurait assez de nourriture pour tous, et l’eau ne serait pas un problème. Mais au final, il ne suffit pas seulement de planter des arbres. C’est l’intention de l’homme qui compte. Il faut comprendre les enjeux et vouloir que les choses changent. »
Kavian Royai et Shanshan Zhu
Cet article est un complément du dossier « Le combat d'un siècle : reverdir la terre » paru dans Le 9 magazine n°5 / Avril, disponible fin avril en version numérique ici.
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