
Entretien avec Yang Mian, l’artiste chinois qui veut « démocratiser l’art visuel »
Cet été, la galerie parisienne A2Z propose un voyage, entre tradition et modernité, avec le peintre chinois Yang Mian (杨冕), qui revisite plusieurs œuvres majeures des musées Cernuschi et Guimet.
Salle d'exposition, Paris, juillet 2020© A2Z
« La peinture occidentale a été surnommée "la peinture à la sauce de soja". Savez-vous pourquoi ? » Yang Mian, un sourire malicieux aux coins des lèvres, nous intrigue d’emblée, lors d’une visioconférence fin juillet, lui dans son studio à Chengdu, nous à Paris. Une question existentielle pour cet artiste renommé né en 1970 dans la province du Sichuan. Pendant très longtemps, il a été convaincu que la peinture occidentale se dessinait sur un fond brun rougeâtre très intense, comme la couleur de la sauce de soja. Mais tout a basculé en 1998, lors de son premier voyage en Europe. Dans le musée d'Amsterdam, le jeune diplômé de l'École des Beaux-Arts de Sichuan était resté bouche bée devant le tableau La Ronde de nuit, de Rembrandt. « C’est un fond gris foncé, rien à voir avec la sauce de soja ! » s’exclame-t-il même aujourd’hui.
Pour comprendre ce grand malentendu, il faut revenir à la genèse de l’impression - le modèle C.M.Y.K (cyan, magenta, jaune et noir) dont la couleur magenta, instable, se sépare souvent du reste avant de s’imposer visuellement. « La diffusion des images en C.M.Y.K nous conditionne tellement qu’elle nous porte préjudice ». En 2009, il a lancé sa nouvelle série créative « C.M.Y.K. » et continue de l’enrichir jusqu'à aujourd'hui. « Une démarche artistique unique dans le monde. Sinon cela ne vaudrait pas la peine. » Sous son air jovial et détaché, Yang Mian a déjà placé sa barre très haut.
Yang Mian © A2Z
Chine-info : Pour votre première exposition en France, vous avez choisi de réinterpréter des œuvres appartenant aux collections des deux musées parisiens des arts asiatiques. Pourquoi ?
Yang Mian : J’ai voulu créer, à travers cette exposition, dédiée spécialement au public français, une passerelle entre la Chine et la France, l’art classique et contemporain. Paris a joué un rôle important dans la rencontre de l’art chinois avec l’Occident. Au début du siècle dernier, l’archéologue français Paul Pelliot a rapporté en France des manuscrits et des peintures murales, notamment des grottes de Dunhuang, les plus précieux, conservés aujourd’hui dans des musées parisiens. À la même époque, le légendaire marchand d’art chinois C.T. Loo a fait de la capitale française une véritable plaque tournante de ses affaires. Cela était important pour la préservation et la transmission de l’art chinois. Dans le même temps, les publics Chinois, moi y compris, incapables de voir ces tableaux in situ, n’ont eu d'autres choix que de les admirer à travers des médiums, tels que des livres ou des photos. Durant mes recherches, je me suis demandé en quoi les médiums pouvaient modifier nos regards sur ces chefs-d’œuvre. Et cette question engendre d’autres interrogations sur les œuvres d’art, notamment sur le collectionnisme, la diffusion de l’art et sur la question des droits d’auteur.
Chine-info : Le rôle des médiums dans la société constitue la ligne conductrice de votre parcours artistique. En quoi le « C.M.Y.K » raconte une Chine de votre génération ?
Yang Mian : Je fais partie de la première génération d’artistes chinois à avoir reçu une formation élargie et complète sur l’art de différents courants, nos aînés étant surtout imprégnés par l’art soviétique. Quand j'étais étudiant des beaux-arts dans les années 90, les musées se faisaient très rares. « Lire des livres », synonyme du mot « apprendre » en chinois, constituait ainsi le seul moyen pour façonner notre construction intellectuelle et artistique. Le livre imprimé, en C.M.Y.K, nous servait de médium, comme l’Internet aux Millennials, dans l’exploration du monde. Pourtant, le C.M.Y.K modifie tellement la diffusion des images qu’il pourrait être trompeur et dangereux. Par exemple, la peinture chinoise de paysage, ou Shanhui, est avant tout un art de trait et de l’espace. Mais en C.M.Y.K, elle est devenue en revanche le résultat d’un mélange de points de couleurs différentes. Quelle absurdité !
Chine-info : Pourtant vous n’êtes pas le seul à avoir réinterprété les chefs-d’œuvre traditionnels chinois…
Yang Mian : De nombreux artistes chinois revisitent, à leur façon, l’art traditionnel. Mais cela ressemblait souvent à une réaffirmation de l’identité culturelle et sociale. Ils s’en serviraient à leur propre fin, ce qui en soi n’est pas un problème. Quand à moi, je suis Chinois, et n'ai pas besoin de revendiquer cette identité. Contrairement à eux, je m'interroge sur l'origine et le mécanisme de fabrication des images de ces œuvres. Aujourd’hui, il est tellement facile de produire des images qu’elles n’ont plus de sens : quand on prend des photos, on se moque de leur véracité du moment qu’elles sont jolies. L’art traditionnel chinois, célébré aussi bien en Chine qu’à l’international,le plus important mouvement « pop art » que la Chine ait connu, aénormément inspiré ma démarche artistique.
Chine-info : De l’imprimerie au digital, l’évolution des médiums est également celle des technologies. Aujourd’hui, la frontière entre le réel et le virtuel n’a jamais été aussi ténue en Chine, marquée par une percée technologique de ces dernières années. Quelle relation entretient votre art avec tout cela ?
Yang Mian : Depuis plus de vingt ans, notre vie est dominée par le développement technologique. Bizarrement plus on parle des technologies, moins on parle de la science, qui, dans son sens le plus exalté, est une entreprise de recherche de la vérité. Pour moi, l’art doit entrer dans le domaine des sciences pour créer ensemble notre avenir.
Dans la série « C.M.Y.K », j’ai placé des « points », en quatre couleurs primaires, les uns à côté des autres, sans superposition, pour éviter toute manipulation visuelle. Le dernier mot revient à notre rétine qui décide ce que nous voyons. Donc chaque individu perçoit mes œuvres différemment. Cette démarche « anti-image » a pour objectif de démocratiser l’art visuel.
Yang Mian prépare une exposition en 2019 © Compte officiel Weibo
Chine-info : Très présent sur le réseau social Weibo, vous passez à la loupe presque tous les sujets de la société, de la pollution de l'air au capitalisme à outrance. Assumez-vous d'être un artiste engagé ?
Yang Mian : Bien sûre que je suis un artiste engagé. Je crois profondément en notre capacité de changer le monde dans lequel nous vivons. J’ai toujours envie de prendre ma vie en main et de partager à haute voix mes réflexions avec le reste du monde.
En Chine, le développement économique se fait au prix de durs labeurs et d’énormes sacrifices de la part de générations de chinois. Aujourd’hui, dans le contexte d’un jeunisme ambiant, la condition physique et psychologique des « vieux » serait un véritable défi pour notre société. Beaucoup de gens, même à mon âge, se laissent emporter par le défaitisme. Tout cela me motive pour raconter l’histoire de ma génération.
Chine-info : Quels sont les artistes que vous considérez le plus ?
Yang Mian : Pour moi il existe deux sortes d’artistes dans le monde. Tout d'abord, il y a Picasso. C’est un génie et un chanceux. Et puis il y a Andy Warhol, un artiste éclectique. Il a créé une nouvelle identité visuelle, reconnue et acclamée dans le monde entier. Je ne deviendrais jamais Picasso. Ce que je peux faire, c’est d’essayer d’inventer ma propre identité visuelle. Si le reste du monde l'accepte, je serai un chanceux. Sinon, je demeurais un chanceux dans mon propre royaume.
Autoportrait de Yang Mian avant son entrée à l'École des Beaux-Arts de Sichuang © Compte officiel Weibo
Exposition « C.M.Y.K » de Yang Mian
Jusqu’au 5 septembre 2020
24, rue de l'Échaudé
75006 PARIS
Tél : 01 56 24 88 88
Mardi, mercredi, jeudi, vendredi, samedi, dimanche de 11h à 19h
Entrée gratuite
Photo du haut : salle d’exposition de la galerie © A2Z
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