Être femme et disposer de son corps : Comment survivre dans le «paradis» de Sheng Keyi

1562600289000 LE 9 Kavian Royai

Fin 2018, paraissait Un paradis de Sheng Keyi aux Éditions Philippe Picquier. Auteure de plusieurs best-sellers en Chine où elle s’est attachée à décrire la réalité de la condition féminine, Un paradis est son premier roman traduit en français. Rencontre avec une écrivaine sans filtres, lors de son passage à Paris.

Un paradis est un livre plein de contrastes. On y fait la connaissance de l’héroïne, Wenshui, simple d’esprit, accompagnée de son petit chien, Mascotte, à travers les yeux de laquelle nous découvrons le « paradis » : une clinique illégale de mères porteuses. Un monde sombre décrit avec la naïveté d’une jeune fille. La poésie des relations entre femmes enceintes, s’appelant par des noms de fruit, contre la dureté des conditions de travail quasi-militaires imposées par leur employeur, véritable bourreau, le fameux « Boulette de bœuf ». Le livre ne raconte pas une dystopie, mais ne décrit pas tout à fait la réalité non plus. La douceur des aquarelles chinoises parsemées dans l’édition française au cœur de cette atmosphère malsaine faussement gentillette pourrait tromper le lecteur. Mais l’ironie se sent tout de suite dans les dialogues dès les premières pages. Aucun personnage n’est épargné. Chacun garde ses travers, ses intérêts... Pas de doute: il s’agit bien d’une satire, morsure sous une apparence câline, de la Chine d’aujourd’hui.

Le 9 : D’où vous est venue l’idée du « camp de grossesse » ?

Sheng Keyi : C’est dans le journal que j’avais vu un reportage au sujet d’une entreprise illégale de mères porteuses qui avait été interdite. Je me suis alors demandé comment pouvait bien fonctionner ce genre de compagnie. Cela m’a pris pas mal de temps. Je me suis demandé comment un groupe de filles pouvait survivre enfermées dans cet endroit. J’ai pensé plus loin en le voyant comme une petite société : ces femmes avec les employés, leurs relations entre eux, etc. Des personnages un peu satiriques, il y a des côté absurdes, j’ai voulu utiliser l’humour.

Quand j’écris un roman, je ne fais pas d’enquête, le but n’étant pas documentaire. J’avais plutôt envie de suivre mon imagination. Finalement faire des enquêtes, est-ce que ce ne serait pas une sorte de limite à l’imagination ? Je préfère être libre et me baser sur cette idée de relations complexes dans un petit environnement. Bien sûr, il y a beaucoup de liens avec ma vie et mes propres observations.

Le 9 : Mais ces cliniques constituent un phénomène qui existe bel et bien en Chine ?

S. K. : Oui, les cliniques illégales, c’est assez développé. Il suffit de chercher en ligne et vous pourrez en trouver. Mais c’est parce qu’il y a de la demande. Cela montre quelque chose sur les femmes chinoises, et la manière dont elles se défendent pour survivre. Même les étudiantes se font mère porteuse pour gagner de l’argent ! C’est un sujet sur lequel je suis très à l’écoute, depuis mon premier roman Filles du Nord [NDLR : le premier best-seller de Sheng Keyi, traduit en plusieurs langues] jusqu’à aujourd’hui avec Un paradis et surtout le dernier que je viens de publier Utérus. J’y parle du droit des femmes, du droit à la procréation, et des droits des gens en général. Des dialogues sur des sujets humains et féminins.

« [Les cliniques illégales], il suffit de chercher en ligne et vous pourrez en trouver. »

Le 9 : D’après vous, quelle est la condition des femmes chinoises aujourd’hui ?

S. K. : Dans l’ensemble, il y a eu des avancées, bien sûr, par rapport à autrefois. Mais le chemin vers une libération véritable est encore long. Il faut plus de luttes, plus de gens qui prennent conscience du droit des femmes et les protéger encore davantage, en leur accordant plus de garanties.

Prenez par exemple, le thème de l’utérus. Ces dernières années, j’ai écrit une sorte de trilogie touchant au corps de la femme, au droit de la femme à disposer de son corps et à procréer. Deux livres sont déjà sortis. J’y montre différentes générations de femmes et les difficultés qu’elles rencontrent avec la procréation: les stérilisations forcées, les ligatures de trompes, l’ablation de l’utérus, les avortements forcés, etc. Vous savez, j’ai grandi à la campagne. J’ai vu trop de femmes dans des situations incroyables. Des femmes qui allaient à l’hôpital pour une stérilisation tubaire et qui, l’opération terminée, n’avaient que les moyens de se faire ramener chez elle en brouette, comme du bétail. Tout cela m’a laissé une impression très forte. Pour moi la sexualité féminine, c’était devenu quelque chose d’effroyable. À ce moment, je m’étais dit que je ne me marierais jamais, que je n’aurais jamais d’enfant, pour ne jamais avoir à subir ce genre d’opération ou ce genre de situation. Ces ombres de l’enfance, planent encore aujourd’hui, c’est pourquoi je veux écrire sur ces sujets. Je n’ai pas encore tout à fait calmé cet effroi.

Le 9 : Et comment voyez-vous la récente libération des naissances ?

S. K. : Il y a quelque chose d’absurde dans ce processus, un peu comme la méthode du bâton et de la carotte, on utilise l’intimidation puis la gratification pour que vous fassiez des enfants. Une sorte de vision mécaniste de la société qui n’a rien d’humaniste. Aujourd’hui les gens sont éduqués, ils réfléchissent. Quand on a offert la possibilité de faire deux enfants, personne n’a vraiment sauté de joie. Les femmes ont toujours été plus ou moins un instrument aux mains de l’État et du politique. Un jour, il a besoin de vous pour faire des enfants, un autre il n’en veut plus et pose des limitations, peu importe que vous en souffriez ou non.

À côté de cela, je m’intéresse à l’environnement aussi, car il y a un lien avec les problèmes de procréation également. Ainsi en 2009, il y a eu un sondage par l’Association de Chine pour la Population, qui montrait que sur 8 couples chinois, un couple avait des difficultés dans la procréation. En 2003, il y avait déjà 40 millions de gens avec ce type de problème. La seule Europe du Nord compte un peu plus de 20 millions de gens, vous vous rendez compte, c’est énorme! Pourquoi les gens n’arrivent-ils pas à faire des enfants ? Un des facteurs les plus importants, c’est l’environnement: la pollution, l'insécurité alimentaire, les additifs, etc. Quand j’en parle avec d’autres, tout le monde est au courant, mais nous n’avons pas le choix d’acheter autre chose, à moins d’être très riche ou d’avoir des prérogatives particulières. Je trouve que c’est assez attristant.

Le 9 : Vous êtes plutôt pessimiste ?

S. K. : Plutôt. On parle de PIB, de montée de la puissance chinoise etc., mais je trouve qu’il n’y a pas tellement d’amélioration du droit des femmes.

Le 9 : Il y a une chose pour laquelle les lecteurs vous admirent : vous êtes issue d’une famille pauvre et vous êtes arrivée plutôt tard dans la littérature. Enfant, vous n’étiez pas dans un environnement particulièrement facile. Comment en êtes-vous arrivée là ?

S. K. : Probablement à cause de cet environnement. Je suis en colère face aux problèmes d’inégalité. Quand j’étais petite à la campagne, on cultivait la terre, mais on avait du mal à se nourrir. Ma famille empruntait aux autres pour survivre. Je me demandais déjà pourquoi on en est arrivé là. Aujourd’hui, les conditions de vie sont meilleures. Mais par exemple, les soins, notamment pour les maladies graves, demeurent un gros problème à la campagne. C’est très en retard par rapport aux villes.

En ce qui concerne la littérature, j’ai toujours aimé étudier. Au début du collège, j’écrivais déjà des proses et de la poésie. Je pense que la révélation, ça a été de lire Proust, il y a 20 ans environ. C’est là que j’ai compris comment réfléchir à son passé, à son pays natal, grâce... à une tasse de thé. Je ne savais pas ce qu’était le courant de conscience, ou la technique du montage, mais ma pensée a été assez influencée par la sienne et sa langue. Je l’ai réalisé assez tard.

Le 9 : Avant de partir pour le Nord-est chinois, vous étiez journaliste.

S. K. : Oui, j’étais rédactrice pour une publication destinée à des lycéens, à Shenzhen. On passait notre temps à y écrire des choses élogieuses, je trouvais ça très ennuyeux, ça n’avait pas de sens, j’ai donc démissionné. Quand je cherchais à écrire en 2001, je me suis rendue compte que j’avais pas mal de choses à exprimer, mais tout manquait encore de profondeur. J’avais besoin de partir et je suis allée dans le Nord-est. J’aime le nord, la neige; le coût de la vie était moins cher… Là-bas, je vivais sur quelques économies. J’étais assez contente. J’avais ce que je voulais: du temps pour créer, je ne connaissais pas une seule personne, je n’avais aucun ami. J’étais seule. Quand j’étais fatiguée, je jouais avec les petits chiens de la résidence. C’est un de mes animaux préférés. C’est pour ça que dans mes peintures, il y a un petit chien avec une petite fille. Cette fille, c’est moi. J’ai vieilli, mais je ne trouve pas que j’aie vraiment grandi. J’ai écrit deux livres cette année-là : Filles du Nord et Émulsion d’eau et de lait. Le premier en deux mois environ.

Le 9 : Vous avez des enfants ?

S. K. : Non, je suis seule. Ça me laisse plus de temps pour l’écriture, mais ce n’est pas vraiment un choix. C’est aussi un peu la conséquence de la planification familiale. Quelque part, je trouve que j’en suis aussi victime. En Chine, si tu ne te maries pas, que tu n’as pas d’enfant, tu es dans l’illégitimité. Si tu as un enfant hors mariage, il n’a pas de statut civil (hukou), il ne peut pas aller à l’hôpital, à l’école, c’est embêtant. Quand j’ai eu la possibilité de faire un enfant, je n’en avais pas la capacité économique. Maintenant ça va mieux, mais j’ai perdu cet enthousiasme. C’est dommage, parce que j’aime les enfants, les animaux, et tout ce qui a cette sincérité.

« Quelque part, je trouve que je suis aussi victime de la planification familiale. »

Le 9 : Une journée dans la vie de Sheng Keyi, ça se passe comment ?

S. K. : À part l’écriture, ma vie est assez ennuyeuse. Je me lève et je vais courir s‘il ne pleut pas et que le niveau de pollution est acceptable. Cinq heures du matin l’été, 6 heures l’hiver. Je ressens une certaine liberté quand je cours et ça me permet aussi de réfléchir à diverses choses. C’est aussi un travail, une bonne utilisation du temps. Après je lis, je regarde des films ou je peins.

Récemment, j’ai vu Peter Rabbit, j’ai trouvé ça tellement mignon. Quand j’écris et que c’est difficile, je me mets Peter Rabbit au moment de déjeuner. J’adore, ça me relaxe ! J’ai l’impression de retourner dans l’enfance, tout en travaillant aussi mon anglais. Je peux presque répéter tout le script! Quant aux livres, j’en lis plusieurs en même temps, c’est difficile d’en citer un. Des fois je m’arrête à la moitié avant d’en commencer un autre. De mes lectures récentes, je retiens Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss. Il y a de la réflexion, beaucoup d’idées intéressantes, tout en étant très littéraire.

Le 9 : Quelle impression avez-vous des femmes françaises ?

S. K. : Je trouve qu’elles sont vraiment spéciales. Je me souviens d’une vieille femme, très gracieuse, elle faisait très attention à son image, elle portait un rouge à lèvres très rouge. J’espère que quand je serai vieille, je serai comme ça !

« Au bout du couloir tout noir, parcouru à tâtons, on voit de la lumière. Il y a un gardien à la porte. Et une grille. Avec une grosse serrure. Le gardien en tenue de camouflage dort, affalé sur la table. Fraise est plus légère qu’un chat. Elle s’approche du gardien et le fouille comme si c’était un cadavre. On entend le bruit des clés quand elle les touche. Les mains tremblantes, elle sort un gros trousseau. Elle met une clé dans la serrure, ce n’est pas la bonne ; en met une autre, pareil ; en met encore une autre, la serrure ne s’ouvre toujours pas. Elle a le souffle court. Inspire longuement. Change de clé. Clic ça a marché. Elle ouvre la grille et fait un pas dehors. Puis se retourne, voit que je n’ai pas bougé et me fait de grands gestes de la main. Derrière elle, c’est un gouffre noir. Mais, derrière moi, c’est aussi un gouffre noir. Je me dirige vers la porte quand, soudain, Mascotte se débat, saute par terre et disparaît tête la première dans l’obscurité. »

(Un paradis, p. 83, trad. B. Duzan)

Sheng Keyi, Un paradis, éditions Philippe Picquier, 2018. Roman traduit du chinois et annoté par Brigitte Duzan assistée de Zhang Xiaoqiu, acompagné d’aquarelles réalisées par l’auteure pour l’édition française. Photos et peintures publiées ici avec l’aimable autorisation de l’auteure.

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