
[Sortie ciné] Regarder et être vu : « Stranger Eyes », le nouveau film envoûtant de Yeo Siew Hua - Sortie en salle le 25 juin
Dix ans après une première ébauche du scénario et six ans après Les Étendues imaginaires, Léopard d’or à Locarno, le réalisateur singapourien Yeo Siew Hua revient avec Stranger Eyes, un thriller hypnotique et introspectif sur la surveillance, la mémoire, l'identité, et la fragilité des liens humains. Profondément ancré dans notre époque saturée d’images et de connexions numériques, le film s’attaque à des questions vertigineuses : que reste-t-il de notre humanité dans un monde où l’on est constamment vu, observé, surveillé — par l’État, les entreprises, les autres, et nous-mêmes ?
Synopsis :
Un jeune couple à la recherche de leur petite fille disparue découvre des enregistrements vidéo de leurs moments les plus intimes pris par un mystérieux voyeur, les conduisant à enquêter pour révéler la vérité derrière ces images – et sur eux-mêmes.
Une genèse aussi longue que signifiante
Le premier jet de Stranger Eyes remonte à 2012. À l’époque, Yeo Siew Hua peine à convaincre les financeurs de la pertinence de son scénario. Le projet est mis en pause, au profit des Étendues imaginaires, dont le succès international offre une nouvelle impulsion. « Ce film m’accompagne depuis plus de dix ans », confie le cinéaste. « Je l’ai réécrit pour qu’il corresponde à l’homme que je suis devenu. » Un homme transformé, tout comme le monde qui l’entoure, secoué entre-temps par une pandémie mondiale et un changement de paradigme autour de la surveillance. « Nous avons renoncé à notre vie privée, désormais nous négocions avec la surveillance, en silence. »
Voir sans être vu
Né à Singapour, Yeo Siew Hua connaît intimement la promiscuité urbaine. « Je connais les habitudes de mes voisins. Et je sais qu’ils connaissent les miennes. » Mais ce n’est pas tant la surveillance en tant que phénomène technique ou politique qui l’intéresse, que sa répercussion intime : Stranger Eyes observe, au fil d’un récit fragmenté, ce que cela fait d’être regardé. Ou d’en être privé.
Le film explore cette obsession contemporaine du regard — être vu, être reconnu, exister à travers les yeux des autres — et y greffe une réflexion sur les identités numériques. La figure du selfie, par exemple, se fait ici symptôme : miroir ambivalent dans lequel l’humain se contemple avec dégoût ou plaisir, parfois les deux.
Dans Stranger Eyes, les écrans prolifèrent, comme autant de surfaces réfléchissantes troublées. Ils projettent les angoisses, les désirs, les souvenirs, dans une atmosphère où le visible n’est jamais totalement fiable.
Un réalisme magique à l’asiatique
S’il s’ancre dans un quotidien identifiable — celui d’un père à la recherche de sa fille disparue — le film bascule régulièrement dans l’étrange. Yeo Siew Hua, souvent qualifié de représentant du réalisme magique, assume cette hybridité. « En Asie du Sud-Est, nous avons une prédisposition à accepter ce qui dépasse le visible. Je n’ai pas besoin de l’appeler ‘magique’. »
Une scène emblématique cristallise cette approche : la mère du personnage principal, Junyang, observe son propre appartement à travers des jumelles et y voit une jeune fille danser — une projection d’elle-même, peut-être, ou un fantôme de son passé. Ailleurs, la présence d’une vieille femme aveugle surgit comme un présage. Autant de moments suspendus qui bousculent la linéarité du récit.
Car le film ne suit pas une structure classique. Fidèle à la narration en triptyque explorée dans Les Étendues imaginaires, Yeo y organise les temporalités en échos : passé, présent, futur — ou plutôt souvenirs, réminiscences, projections. Le montage devient dialectique, révélant la subjectivité du regard et sa capacité à créer de nouvelles identités.
Lee Kang-Sheng, figure tutélaire du regard
Au cœur du film, deux figures masculines se font face : Junyang, père angoissé, et Wu, vieil homme silencieux, incarné par Lee Kang-Sheng. « Je ne crois pas qu’il y ait un autre acteur capable de traduire l’intériorité d’un voyeur silencieux comme lui », explique Yeo.
Le casting, international, mêle comédiens de Singapour, de Taïwan et d’ailleurs, pour souligner la pluralité des points de vue. Cette diversité nourrit les dynamiques du film, et rend ses tensions encore plus palpables.
Entre Junyang et Wu s’installe une relation de fascination mutuelle, quasi mimétique. L’un commence à suivre l’autre, inversant les rôles. « Observer sans raison est peut-être la forme d’observation la plus sincère », avance Yeo. Ce regard sans but finit par altérer l’observateur lui-même. Comme le dit un enquêteur dans le film : « Il suffit d'observer quelqu'un longtemps pour qu'il devienne ce que l’on projette sur lui. »
Thriller psychologique et drame de la parentalité
Si Stranger Eyes emprunte les codes du thriller, ce n’est pas pour se plier à ses règles, mais pour mieux en détourner l’urgence au profit d’une introspection. La quête initiale — retrouver une enfant disparue — s’efface peu à peu derrière une réflexion plus intime : celle du lien parental.
« Aujourd’hui, de plus en plus de jeunes couples doutent de leur capacité à élever un enfant, à cause des incertitudes économiques, écologiques, existentielles. » Pour Yeo, la parentalité est devenue un terrain de suspense psychologique. Un champ de tension entre désir, peur et renoncement. Le personnage de Junyang, porté par un acteur singapourien d’une intensité rare, incarne ce vertige.
Au final, les peurs du cinéaste — solitude, perte de temps, incapacité à transmettre — s’invitent à l’écran malgré lui. « Ce n’est qu’au montage que j’ai compris à quel point mes angoisses irriguaient le film. »
Une scène, une chanson, une mémoire
Parmi les moments inoubliables du film, une séquence dans un supermarché, portée par la chanson Endless Love de Tsai Chin, marque durablement le spectateur. Cette vieille ritournelle chinoise lie deux personnages sans qu’ils ne se rencontrent jamais : Wu et Peiying, une jeune DJ. Leurs échanges ne passent que par le son, par l’écoute, par la résonance de leurs souvenirs. « Cette chanson parle d’un amour impossible à oublier. Elle devient la voix d’un passé qu’on ne peut enterrer. »
La chanson revient à la fin du film, mais cette fois avec le jeune père, comme pour souligner un passage de relais. Stranger Eyes se clôt sur une dernière incertitude : le couple se regarde, mais se voit-il vraiment ?
Regarder pour comprendre
Avec ce film complexe et sensoriel, Yeo Siew Hua réussit un tour de force : conjuguer un regard lucide sur notre époque à une narration profondément humaine. Philosophe autant que cinéaste, il explore la façon dont nos regards construisent — ou déconstruisent — nos identités.
Étrange, poétique, oppressant, Stranger Eyes est une œuvre-miroir, qui nous renvoie nos propres reflets, souvent diffractés. Un film à voir, mais aussi à méditer — en gardant les yeux bien ouverts.
Stranger Eyes
Sortie nationale : 25 juin
Réalisé par Yeo Siew Hua
Avec Lee Kang-Sheng, Vera Chen, Peiying Lin
Genre : Thriller psychologique, drame existentiel
Nationalité : Singapour, Chine (Taïwan), France
Durée : 2h07
Langues : mandarin, anglais, dialectes locaux
Commentaires