Pionnier du wing chun en France : Didier Beddar, disciple de seconde génération d'Ip Man
Le Français, pionnier de la discipline en France, revient sur l’évolution de cet art martial au cours de sa carrière. Selon lui, la popularité des arts martiaux est une bonne chose, mais il y a un prix à payer.
Rue Robespierre, à Montreuil. Dès qu’on y met les pieds, on se sent tout de suite happé dans une ambiance de film hongkongais : Bouddhas et décorations asiatiques, meubles laqués, calligraphies aux murs et trophées s'espacent dans une atmosphère sereine autour de mannequins de bois et d’un gros sac de frappe en cuir. Il faut dire que notre hôte a un goût pour la scénographie : ancien ébéniste, il travaillait au théâtre Chaillot dans sa jeunesse. Au fond de la salle, sur quelques notes de musique traditionnelle, le portrait du Grand Maître, au- dessus d’un autel, où sont plantés quelques bâtons d’encens : Ip Man (Ye Wen en mandarin). Nous sommes bien dans un « temple » dédié aux arts martiaux, mais pas n’importe lequel : l’académie de wing chun traditionnel de sifu Didier Beddar, disciple de seconde génération en filiation directe d’Ip Man, le maître de wing chun popularisé au cinéma dans les années 2010 par les films de Wilson Yip et Wong Kar-wai... mais surtout connu pour avoir été un temps l’enseignant de Bruce Lee.
Pionnier de l’enseignement du wing chun en France, Didier Beddar n’est plus à présenter dans le monde des arts martiaux français. On lui doit entre autres quelques cascades et des passages sur certains tournages comme dans Le Baiser mortel du Dragon avec Jet Li (2001) ou Babylon A.D. (2008) avec Michelle Yeoh et Vin Diesel. Pourtant à ses débuts, il faisait figure d’outsider.
« Quand j’ai commencé à enseigner le wing chun, c’était très peu connu. Dans certaines fédérations de kungfu, certains croyaient même que j’étais le gourou d’une secte », se rappelle-t-il en riant. Recueillir l’avis du sifu aujourd’hui âgé de 60 ans, avec près de 35 années d’enseignement des arts martiaux, sur la popularité croissante et l’internationalisation de cette branche des arts martiaux chinois s’avérait incontournable.
Pourquoi avoir choisi le wing chun et non un autre art martial ?
Je pratiquais déjà le style de kungfu dit des Shaolin du nord, qui mettait l’accent sur les coups de pied. Mais je voulais apprendre un système davantage basé sur les poings. À l’époque, mon professeur de kungfu m’avait parlé du wing chun. Mais il a fallu attendre 7 ans en 1986, que le maître William Cheung, disciple d’Ip Man, vienne à Paris, pour que je m’initie enfin à cette discipline lors d’un séminaire. Je m’étais aperçu
que c’était un style très cartésien, presque scientifique, qui peut répondre à toutes les situations. Quand je l’ai rencontré, c’était évident : il était un enseignant pragmatique, intelligible, sans mysticisme.
Dans la salle d'entraînement, sont accrochées les sentences traditionnelles propres aux écoles de wing chun : « Le talent de Ip inspire, le wing chun transmet la tradition. » © Kavian ROYAI/Le 9
Je me suis donc rendu en Australie et ai appris la technique auprès de William Cheung. J'ai été instructeur de l’école William Cheung fin 1989 et ai reçu mon diplôme officiellement en 1991. Celui-ci a été reconnu en France en 1993. Une fois rentré en France, je n’avais pas du tout en tête d’être professeur, mais il y avait tout à faire. Rares étaient ceux qui pratiquaient le wing chun et il fallait bien que je m’entraîne, et donc que j’enseigne les techniques à quelqu’un. C’est comme ça que l’école s’est faite. Avec la popularité de Bruce Lee (que William Cheung aurait découvert pour le présenter ensuite à Ip Man) et mon style traditionnel en filiation directe, ça a marché très vite.
Quelles évolutions avez-vous pu remarquer, par exemple en termes de popularité ou de nombre d’élèves ?
Il y a eu des hauts et des bas. Globalement, l’engouement s’est maintenu. J’ai beaucoup travaillé pour faire connaître le wing chun, écrit des articles, publié des livres, présenté des séminaires un peu partout dans le monde... Alors aujourd’hui quand je vois des spectacles sur le wing chun qui s’affichent au palais des Congrès de Paris, comme celui de la troupe de Shenzhen auquel j’ai été invité ce mois-ci (nda : représentation du 4 octobre 2024), je trouve ça formidable. Jamais je n’aurais imaginé ça : ces techniques martiales reprises par un corps de ballet, donc des professionnels de la scène et non d’arts martiaux, c’était comme un rêve qui se réalisait. Les gens de la danse ont un niveau technique qui leur permet de reproduire tous ces gestes de manière juste. On reconnaît les placements, les postures, le tout dans de belles chorégraphies.
Au niveau cinématographique également, le wing chun inspire de plus en plus les chorégraphies. Il y a eu la période Bruce Lee dans les années 70, avec un film comme Opération Dragon (1973), où Bruce Lee exécute un wing chun assez authentique, et où toute la réussite du film a résidé dans le fait d’avoir bien su filmer ces scènes de combat. Ensuite les réalisateurs n’ont plus voulu en entendre parler. Ils trouvaient que le wing chun n’était pas assez spectaculaire à l’écran. Aujourd’hui, c’est différent, on est revenu à des combats rapprochés au cinéma et le wing chun s’y prête bien. Les comédiens et les coordinateurs de cascades s’y initient de plus en plus. J’ai d’ailleurs compté plusieurs régleurs parmi mes élèves. Bref, le wing chun n’est plus négligé, et le fait qu’il entre désormais dans le domaine de l’art est significatif.
Alors bien sûr, il y a eu des effets de mode après les sorties au cinéma des films sur Ip Man. Je pense qu’Ip Man n’aurait jamais imaginé devenir aussi populaire que son élève Bruce Lee ! Mais il y a un envers à cette popularité. Les gens ont tendance à s’intéresser de manière superficielle à la discipline et non plus par amour ou curiosité de la découverte d’un art martial.
C’est une critique que vous avez souvent faite.
Oui, car démocratiser les arts martiaux, c’est bien, mais il y a un prix à payer. Paradoxalement, malgré une popularité croissante, il y a moins de gens qui entament une démarche de recherche profonde dans les arts martiaux. Ils sont plus dans la consommation. Le phénomène MMA (mixed martial art) y est sûrement aussi pour quelque chose. Pratiquants et amateurs de MMA tentent de glaner des techniques de combat de-ci de-là, sans s’engager sur le long terme, poussés par un effet de mode.
Portrait de Didier Beddar. © Kavian ROYAI/Le 9
Aujourd’hui je vois des élèves qui, à peine le premier cours, veulent déjà devenir professeurs, sans se soucier de savoir s’ils seront assez bon. Tout le monde veut être professeur ! On se retrouve donc, après un temps, avec beaucoup de gens qui professent, sans connaissances réelles des arts martiaux, une situation accentuée par le fait que les diplômes sont distribués à tout va par les fédérations – c’est d’ailleurs pourquoi je ne fais aujourd’hui plus partie d’aucune fédération sportive. Note que le même phénomène existe dans d’autres disciplines comme le yoga, ou pour certaines pratiques thérapeutiques, comme l’acupuncture. On peut voir des personnes qui vont effectuer un stage à Shanghai ou je ne sais où, et qui reviennent 3 semaines après avec un diplôme d’acupuncteur et prennent en charge vos pathologies, alors que la veille ils étaient postiers !
Ce n’est pas acceptable. Pour moi, il y a une éthique à respecter, et cela demande de s’investir dans la pratique. Il faut des années d’effort, de travail sur le relâchement, l’aisance, pour dépasser la technique et devenir performant. Or le résultat de tout ça, c’est qu’il y a quelque chose qui se perd, de vraies compétences, et je me sens un peu comme un extra-terrestre au milieu de tout ça. Sans ces compétences, sans ce travail long et soutenu, comment ces professeurs peuvent-ils prétendre enseigner correctement ? Il y a ici un équilibre à trouver.
Quelle perception vous avez d'Ip Man, notamment à travers les propos de votre maître et de son enseignement ?
Je pense que c’était un homme bon, que les gens appréciaient, un peu à la manière dont il est dépeint dans les films. Ip Man était un homme riche auparavant, un peu intellectuel, issu d’une famille aisée, qui a dû recevoir une bonne éducation et qui devait être sincèrement épris de justice. Il a exercé plusieurs métiers, a travaillé dans la police. Il a tout perdu avec la guerre et s’est retrouvé, séparé de son épouse et de ses proches, à Hongkong sans le sou. Il y a pour moi quelque chose de très lié à la culture hongkongaise dans le wing chun, même s’il faut retracer l’origine de cet art dès la dynastie Ming. D’abord parce qu’Ip Man a émigré à Hongkong et y a vécu jusqu’à la fin de ses jours, ensuite, parce que Bruce Lee aussi était originaire de Hongkong, mais enfin et surtout parce qu’Ip Man n’a jamais enseigné à Foshan, mais seulement après être arrivé à Hongkong afin de tenter de gagner sa vie. Et c’est de là que son style s’est le plus internationalisé.
Il avait déjà 56 ans quand il a commencé à enseigner, ce qui est un âge avancé. C’était dans les années 50 : tu imagines, pour quelqu’un né en 1893 dans la Chine de la fin du XIXe siècle, ça faisait beaucoup de changements en une vie ! Alors, on dit aussi parfois de lui qu’il était opiomane vers la fin de sa vie... Je n’en sais rien, mais ça ne serait peut-être pas étonnant : avec l’existence qu’il a menée, les souffrances qu’il a endurées, mais aussi les blessures physiques à supporter, qui sont le lot quotidien d’un praticien d’arts martiaux de ce niveau – et je sais à mon âge de quoi je parle –, ça a pu constituer une sorte de remède.
Quelles sont les valeurs qu’incarne le wing chun d’après vous ?
Ça tourne assez souvent autour de la même chose : prendre soin de soi, des autres, entretenir une forme d’harmonie envers les uns et les autres, garder un esprit de famille... Cela dit, je ne pense pas que cela soit spécifique au wing chun. Il y a un côté humanitaire dans les arts martiaux : tu aides des gens à se reconstruire, à se trouver, tant mentalement que physiquement. C’est un aspect dont on ne parle jamais. La transformation qui peut s’opérer chez certains pratiquants peut être incroyable ! Sans compter les moments de vie que l’on partage au quotidien avec les élèves.
Pour aller plus loin…
Les bases du wing chun
Il existe deux types d’arts martiaux chinois : les styles internes – comme le bagua ou le tai-chi- chuan –, mettant l’accent sur le travail du souffle, de la circulation interne, et les styles externes, comme la boxe de Shaolin, basés sur une approche physique plus aggressive. Le wing chun est un style à la fois externe et interne. Il contient six formes, qui constituent chacune un ensemble de mouvements successifs que le pratiquant répète encore et encore, comme une chorégraphie. Ils peuvent être exécutés à mains nues ou avec une arme, individuellement, sans nécessairement la présence d’un partenaire.
La première forme à laquelle se consacre un débutant est le shil lim tao ou « petite idée » (小念头 xiao nian tou). Plus interne qu’externe, elle reprend les techniques les plus utilisées dans la pratique. Enchaînées à vide et maîtrisées, ces techniques sont ensuite mises en application avec un partenaire.
Pour progresser, le pratiquant devra travailler d’autres aspects tout aussi cruciaux : la coordination motrice ainsi que le relâchement, qui permettra de ne pas se braquer sur la force et de gagner en fluidité.
Le wing chun, un art martial de rebelles
Vers le milieu du XVIIe siècle, les Mandchous, un peuple nomade venu des steppes du nord-ouest de la Chine, envahissent l’empire du Milieu. Ils renverseront la dynastie chinoise des Ming en place depuis 1368 et se tailleront un immense empire, en plaçant à sa tête une nouvelle dynastie, celle des Qing.
La tradition du wing chun (selon celle transmise par Didier Beddar) raconte que dans un temple Shaolin (dans le Fujian), des opposants voulaient contrer les Qing. Cinq maîtres, parmi les meilleurs, quatre hommes et une femme, s’y étaient réunis et tentèrent, dans le but de restaurer l’ancienne dynastie, d’élaborer un nouveau style de combat rapproché, réunissant les techniques qu’ils jugeaient les plus efficaces en un art martial révolutionnaire et plus facile d’approche.
Ayant eu vent de tout cela, le nouvel empereur mandchou fera incendier les temples dont celui de Shaolin, traquant impitoyablement les rebelles. De ces « Cinq Anciens », seule la nonne Ng Mui (Wu Mei en mandarin) devait survivre. Réfugiée dans la région du Sichuan, elle consacrera son temps à parfaire cette nouvelle technique de combat. Elle la transmettra à Yim Wing-Chun (Yan Yongchun en mandarin), une jeune femme qui, selon la légende, cherchait à défaire en combat singulier un prétendant qui voulait l’épouser de force. Victorieuse, elle enseigna ensuite cette technique à son mari, qui donnera, après la mort de Yim Wing-Chun, le prénom de son épouse à cet art martial, en son honneur.
Photo du haut : Didier Beddar s'entraîne dans son académie à Montreuil. Dans le fond de la salle, une effigie du Grand Maître. © Kavian ROYAI/Le 9
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