
Les années françaises de Ba Jin ou la genèse d’une œuvre militante
L'académie Chine-Europe est un espace de dialogue culturel réunissant des spécialistes et universitaires venus de Chine et d’Europe. Elle promeut des valeurs de pluralisme et d’ouverture, tout en s’inscrivant dans la tradition intellectuelle chinoise de l’enseignement classique. Ce mois-ci, nous vous résumons l’une des conférences organisées récemment par cette institution, à laquelle a été convié le sinologue français Angel Pino, venu présenter le parcours d’une grande figure de la littérature chinoise moderne : Ba Jin. Professeur émérite à l’université Bordeaux-Montaigne, où il a dirigé la chaire « Chine : société moderne et contemporaine », Angel Pino nous plonge ici dans l’histoire méconnue des racines françaises d’un écrivain chinois aux identités multiples.
L’histoire et la littérature française : des influences humanistes avant tout
Né en 1904 à Chengdu et mort en 2005 à Shanghai, Ba Jin (巴金) a traversé le 20e siècle et assisté aux grandes évolutions politiques et sociales de la Chine de son temps. Romancier, essayiste et traducteur, il s’est surtout rendu célèbre grâce à des ouvrages tels que le roman autobiographique Famille (1933), Printemps (1938), Automne (1940) et surtout Destruction, son premier roman écrit en 1928. Ba Jin est aussi connu pour son engagement révolutionnaire et anarchiste, une identité qu’il s’est construite, et il est intéressant de le rappeler, lors d’un séjour qu’il a réalisé à Paris et à Château-Thierry pendant plusieurs mois entre 1927 et 1928. Un voyage court mais riche en expériences.
En 1925, le jeune Ba Jin avait d’abord nourri l’ambition d’intégrer l’université de Pékin. Mais c’est finalement la France qu’il a choisie. Il ne se doutait certainement pas, en embarquant à bord du paquebot Angers en 1927, en compagnie de son ami Wei Huilin, que le pays de Zola marquerait le début de sa longue carrière littéraire. Car c’est bien la lecture des Rougon-Macquart, et en particulier de Germinal, qui a incité Ba Jin à écrire sur les mines et la condition ouvrière, et plus particulièrement deux romans qu’il publiera sur ce thème en 1933 : Les Mineurs d’antimoine et Neige. Ba Jin était aussi un grand admirateur de Voltaire, ce « défenseur de la vérité et de la justice », celui qui s’est insurgé contre les erreurs judiciaires de son époque ; mais aussi de Rousseau, le « citoyen de Genève » qui « rêvait de faire disparaître les inégalités et l’oppression ».
Si les influences littéraires de Ba Jin étaient empreintes d’humanisme, à l’image de sa passion pour Victor Hugo et pour l’utopiste Romain Rolland, le jeune écrivain chinois était aussi sensible à l’histoire de France. Alors qu’il résidait dans le quartier Latin à Paris, Ba Jin est très intéressé par la Révolution française : Marat, Danton, Robespierre ont beaucoup influencé ses écrits, même après son retour en Chine. Au cours des années 1930, il s’en est nourri dans un registre de la création littéraire, avec des nouvelles comme Le Secret de Robespierre ou La Mort de Marat, qui ont été depuis traduites en français ; mais aussi dans le registre de la prose libre, avec ses œuvres Rousseau et Robespierre et La Tragédie d’une nuit tranquille.
Un engagement révolutionnaire en faveur de l’anarchisme
Ces influences littéraires et culturelles
ont conduit Ba Jin à se passionner pour la cause révolutionnaire, qui a
évidemment marqué les Chinois de sa génération. Ba Jin était un grand
admirateur de l’anarchisme français. Il s’était ainsi plu à retracer l’épopée
de ce courant sous l’angle de l’étude de la « période tragique », à travers les
portraits d’Henri Decamps, Ravachol, Auguste Vaillant, Émile Henry et Sante
Caserio. Son récit a d’ailleurs été grandement adapté du livre de Robert Hunter
sur la violence dans le mouvement ouvrier. Ba Jin a fait alors la
connaissance de grandes figures de révolutionnaires trouvant refuge à Paris, venant
de Pologne, d’Italie, d’Espagne ou d’ailleurs. Il se serait même entretenu à
l’époque avec le célèbre anarchiste ukrainien Nestor Makhno.
Après quatre mois passés à Paris, c’est finalement surtout à Château-Thierry,
où Ba Jin était en principe venu pour se reposer – et accessoirement
perfectionner son français – que son engagement en France l’a le plus inspiré.
Pendant les premiers mois, Ba Jin a travaillé à la version chinoise de
l’ouvrage posthume et inachevé de Kropotkine, L’Éthique, dont il avait entrepris la lecture sur le bateau qui
l’amenait en France. Il s’est aussi lancé à cette époque dans la rédaction de
l’autobiographie de Vanzetti, Une vie de
prolétaire, publiée sous le titre La
Vie d’un poissonnier ; mais également des extraits de La Signification sociale du théâtre moderne, l’ouvrage d’Emma
Goldman, dont il a détaché le chapitre sur le théâtre de Strinberg pour une
revue féministe chinoise.
Une âme de traducteur qui ne l’a jamais quittée depuis
La traduction a dès lors commencé à devenir l’une de ses grandes spécialités. Car c’est aussi à la suite de son séjour à Château-Thierry, où il étudiait au sein du collège de La Fontaine – l’un des établissements qui accueillait le mouvement travail-études – que Ba Jin a entrepris la traduction d’un chapitre du livre de Jaakoff Prelooker, Héros et héroïnes de Russie, l’histoire d’un mariage nihiliste ; ou encore un essai de Trotski sur Tolstoï, cette fois-ci depuis la version française. L’écrivain chinois avait même trouvé le temps de collaborer à la revue Pingdeng (The Equality), publiée par son ami chinois cantonnais vivant à San Francisco, aux États-Unis : Liu Zhongshi.
Son séjour en France a enfin et surtout permis à Ba Jin de finaliser son premier roman : Destruction. Une œuvre mettant en scène l’histoire de Du Daxin, un jeune révolutionnaire clandestin tourmenté, influencé par l’anarchisme et le terrorisme des populistes russes. À l’origine, Ba Jin ne comptait pas publier son roman : il souhaitait simplement en faire tirer quelques exemplaires. Depuis Château-Thierry, il avait donc envoyé le manuscrit à ses proches à Shanghai, en leur demandant de se charger de l’impression. À son retour en Chine en octobre 1928, il découvrit avec surprise que son ami avait soumis le texte à une revue, Le Mensuel du roman, qui l’avait accepté. Destruction paraissait alors en feuilleton entre janvier et avril 1929, avant d’être publié en volume en octobre par la librairie Kaiming, à Shanghai. Le succès rencontré par le roman, notamment auprès des jeunes lecteurs dans cette Chine en pleine effervescence révolutionnaire, achevait finalement de convaincre Ba Jin à se consacrer pleinement à l’écriture.
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Photo : Ba Jin. CC0, via Wikimedia Commons
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