Renouveau des cuisines et restaurants chinois en France : une tendance portée par la jeune génération

1726046660164 Le 9 Margot Baldassi

Favorisée par un contexte sociétal et générationnel favorable, la jeune génération chinoise et sino-descendante porte le renouvellement de la cuisine et des établissements ouverts par leurs aïeux dans l’Hexagone. 

Longtemps méconnue, dévalorisée, voire stigmatisée, la cuisine chinoise fait peau neuve à Paris et en région dans une moindre mesure. Depuis une dizaine d’années, l'offre et les codes adoptés par les restaurants changent, et cette évolution est principalement portée par une jeune génération d’entrepreneurs chinois ou sino-descendants. Comment s’explique ce phénomène de démocratisation et de revalorisation culinaire ? Analyse du phénomène et de ses principales manifestations. 

La cuisine chinoise et les lieux de restauration dédiés, un modèle daté et un vivier de représentations tenaces 

Avant d’aborder le renouvellement du secteur, rappelons les caractéristiques de l’ancienne génération de restaurants dits chinois en France. À Paris spécifiquement, les différents quartiers asiatiques (Arts et Métiers, le Triangle de Choisy, Belleville) comptent depuis longtemps des adresses à l’offre variée et relativement « authentique », pendant longtemps principalement fréquentées par une clientèle connaisseuse. Or, dans l’inconscient collectif, l’idée que l’on se fait des restaurants chinois correspond à différentes formes d’établissements, relativement stéréotypés. On pense d’une part aux traiteurs – qui essaiment tout le territoire français et proposent une offre souvent similaire et bon marché – ; aux restaurants classiques des grandes villes d’autre part, servant une cuisine plus qualitative et affichant une décoration « exotique » caractéristique ; enfin, aux buffets à volonté et leur offre abondante et variée, présents en zones urbaines et périurbaines. La plupart de ces lieux de sustentation correspondent aux affaires lancées par les premières générations de Chinois ou Chinois d’Asie du Sud- Est, immigrés en France entre les années 1910 et 1990. 

Dans les cuisines de ces trois types d’établissements, on retrouve des menus relativement uniformes. Certains plats sont directement ou vaguement inspirés de spécialités et de modes de cuisson traditionnels chinois, comme les bouillons, les raviolis vapeur ou grillés, le riz, les nouilles et les légumes sautés. Mais aucun ne correspond réellement aux mets servis en Chine. Le « riz cantonais » ou le « potage pékinois » ont été créés avec des ingrédients locaux afin de s’adapter aux palais et aux imaginaires occidentaux. Une partie de la carte a même été empruntée à d’autres traditions culinaires comme les nems (Vietnam) ou les sushi (Japon), consolidant certaines confusions persistantes en France vis-à-vis des cultures asiatiques. D’autre part, les buffets à volonté proposent sur leurs étals une multitude de spécialités non-asiatiques allant de la charcuterie au pain, en passant par les frites et le tiramisu. 

Bien que très répandue et massivement consommée par tous les milieux et générations de Françaises et Français, la cuisine des restaurants chinois peut parfois souffrir d’appréciations négatives : stéréotypés, majoritairement bon marché, servant des plats perçus comme bas de gamme et gras, offrant un service parfois peu accueillant, les établissements ouverts par les premières générations sont rarement valorisés. La plupart de ces aspects plus ou moins factuels s’expliquent par le contexte de création et d’existence de ces lieux puisqu’ils incarnent des affaires familiales développées par une population précaire. Comme souvent, la cuisine est l’un des leviers adoptés par les populations immigrées pour survivre et s’intégrer dans le pays d’accueil, défiant la barrière de la langue. De fait, la plupart des restaurateurs de l’ancienne génération manquaient de ressources (codes sociaux locaux, formation dans la restauration ou le service) et ont été contraints de s’adapter du mieux qu’ils pouvaient. 


Née en France de parents chinois, Impératrice Wu est une influenceuse food et créatrice de contenus française qui s’est fait connaître sur les réseaux sociaux. © Juile Baldassi

Au-delà de ces aspects historiques, sociologiques et économiques, la cuisine chinoise est parfois associée en France à des croyances racistes, encore vivaces dans certaines sphères privées et publiques. Une partie de ces représentations datent de la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où les premiers immigrés chinois s’installent en Occident1 et ouvrent des restaurants. D’autres sont plus récentes et rarement mises à distance, encore aujourd’hui. En 2004 et 2006 en France, « les restaurants chinois [sont] visés par des scandales médiatiques ayant pour objet principal le non-respect des lois sanitaires et du code du travail »2. Cette série de reportages sensationnalistes, dénonçant « les appartements raviolis » et diffusant la théorie du « syndrôme du restaurant chinois », a vivement participé au renforcement et à la persistance des stéréotypes négatifs associés aux restaurants chinois. 

Le renouveau des lieux et des menus par la jeune génération 

Si les avatars de l’ancienne génération (traiteurs, restaurants et buffets à volonté) existent encore aujourd’hui sur l’ensemble du territoire français, d’autres formats et concepts ont depuis fait leur apparition. Selon la sociologue Lise Gibet, c’est à partir de la fin des années 2000 qu’apparaît et se développe un nouveau concept de restaurants dans certains quartiers de la capitale. L’offre culinaire change, proposant « une cuisine régionale chinoise ou une spécialité culinaire » spécifique. Le décor des lieux lui aussi se transforme, quittant l’exotisme des restaurants de l’ancienne génération pour proposer des espaces plus sobres, et accordant une place cruciale aux cuisines ouvertes – notamment dédiée à la confection spectaculaire des nouilles tirées ou des raviolis. « À l’origine de ces entreprises : de jeunes étudiants chinois récemment diplômés en France suite à un échange universitaire ou diplômés en Chine et désireux de vivre à l’étranger ». Les tenanciers de ces établissements diffèrent donc sociologiquement de leurs prédécesseurs.

Alors que ces offres culinaires régionalisées ont continué de pulluler à Paris (avec notamment le succès notable de la cuisine sichuanaise) et dans une moindre mesure dans les grandes villes, un autre modèle de restaurants a plus récemment fait son apparition (2019-2020). Cette troisième vague reprend la formule des établissements de la désormais célèbre Bao Family : des lieux « cool » – principalement fréquentés par une clientèle urbaine jeune et aisée – proposant une cuisine fusion stylisée. Le renouveau sociologique de ces néo-restaurateurs (des entrepreneurs sino-descendants formés aux grandes écoles) et la montée en gamme des menus marquent un tournant dans le paysage des restaurants chinois en France. 

Au menu de ces nouveaux restaurants : des spécialités de la gastronomie chinoise revisitées et savamment mises en valeur. Sur ses réseaux sociaux et dans la presse, l’équipe de la Bao Family souligne le savoir-faire, la technicité et la poésie des recettes chinoises. La confection de leurs xiaolongbao sonne comme une formule magique : « Ils ont chacun 18 plis et pèsent exactement 21g (qui est aussi le poids de l'âme). Handmade chaque jour avec le cœur par nos maîtres bao. » Côté décoration, certains emblèmes de la Chine moderne (affiches kitsch de cinéma hongkongais ou de propagande maoïste, néons de rues et des marchés de nuit, décors luxueux...) ont remplacé l’imaginaire daté d’une Chine ancienne fantasmée. Les hommages à la culture des ancêtres côtoient les codes du cool contemporain, avec des esthétiques marquées – notamment dictées par les codes d’Instagram et de TikTok. 

Des codes de communication rajeunis pour redorer l’image des cuisines chinoises 

Le phénomène de renouvellement mené par la jeune génération sino-descendante ne concerne pas seulement l’offre culinaire et l’atmosphère des lieux de sustentation. La révolution s’applique en grande partie au niveau du marketing et des outils de communication utilisés. Outre une maîtrise évidente de la langue française, ces nouveaux entrepreneurs ont grandi avec l’explosion des réseaux sociaux et ont parfois été formés en écoles de commerce et de communication, disposant ainsi de ressources précieuses dont étaient dépourvus leurs aïeux. 

À titre d’exemple, Céline Chung et Billy Pham, co-créateurs de la Bao Family, lançaient courant 2018 une campagne participative pour financer l’ouverture prochaine de leur premier restaurant Petit Bao, situé au cœur de la capitale. La page de la collecte est significative à bien des égards. Dès l’introduction, l’ambition du duo d’entrepreneurs est manifeste : « Petit Bao arrive pour casser tous les clichés qui existent encore sur les restaurants asiatiques (rats dans les cuisines ou chiens dans l’assiette...). Ici, on redore l’image de la cuisine chinoise ! ». Pour y parvenir, la collecte s’accompagne d’une campagne d’affichage saisissante, placardant les mots d’ordre suivants : « No dogs, No cats, No rats. Just Shanghainese cuisine. » Le lieu d’implantation du futur restaurant de xiaolongbao est lui aussi sciemment choisi puisque le local accueillait auparavant un traiteur chinois. « Par ces slogans, les restaurateurs de Petit Bao dévoilent une des motivations de leur projet : se distinguer de représentations sociales stigmatisantes associées à l’étiquette ‘restaurant chinois’ », analysait Lise Gibet. Pionnière et mémorable dans la transformation du secteur, cette campagne illustre la conscientisation par la jeune génération des clichés racistes qui collent à la peau des cuisines chinoises en France, autant que sa détermination à entreprendre et communiquer pour changer la donne.

Plus généralement, la massification de l’usage des réseaux sociaux par la jeune génération révolutionne les façons de commercialiser. La fermeture forcée des restaurants pendant la période Covid a notamment poussé les gérants à innover pour attirer et rassurer les consommateurs. Au sortir de cette période, on constate l’arrivée massive de nouveaux restaurants en même temps que la multiplication d’experts-gourmets dans le paysage des influenceurs – à l’instar d’Impératrice Wu et ses 373,4K abonnés sur TikTok. Depuis lors, les campagnes numériques prenant la forme de vidéos courtes postées sur les réseaux sociaux et les partenariats signés entre restaurateurs et influenceurs vont bon train. L’agence de communication Esekai, fondée en 2021 par Tony Lo, en a même fait sa spécialité. Le cœur de cible de son accompagnement stratégique sont les commerces de bouche asiatiques et en quatre ans d’existence, ils comptent plus de 250 clients à leur actif. 

Merchandising3, balades culinaires4, événementiel, collabora- tions entre chefs, publication de livres de recettes... Les outils marketing et les moyens d’expression – parfois plus clairement pédagogiques ou militants – dont use la jeune génération sino-descendante sont innombrables et ne cessent de se multiplier. Grâce à son regard neuf et à ses ressources propres, la jeune génération a repris la main sur la cuisine et les restaurants de ses aïeux, défiant les clichés et dépoussiérant l’image des cuisines chinoises en France. Ce long travail de vulgarisation et de communication semble nécessaire pour changer les mentalités et amener de nouveaux usages. Il est indéniable que l’ébullition culturelle en cours n’est qu’à ses balbutiements en France, et la suite ne peut être que prometteuse pour les générations chinoises et sino-descendantes à venir. 

L’article qui suit est le fruit d’un travail mené par l’auteure avec Ariane Picoche dans le cadre d’un projet de film documentaire en cours de réalisation. 

1 Voir notamment l’article frontalement raciste et complotiste « Do the Chinese eat rats? » publié dans le New York Times le 1er août 1883. 

2 Lise Gibet, « En rouge et noir : les restaurants chinois à Paris, indicateurs de reconfigurations locales et transnationales » dans Ya-Han Chuang et Anne-Christine Trémon (dir.), Mobilités et mobilisations chinoises en France, collection « SHS », Terra HN éditions, Marseille, 2020. 

3 Voir l’offre diverse et variée de la Bao Family sur la page dédiée de son site, ainsi que sa collaboration avec la marque PUMA et l’hypermarché asiatique Tang Frères sur la sortie d’un maillot de football en 2023. 

4 Voir les « food tours » du Rice club organisés à Belleville par Handa Cheng aka Chifan Paris sur les réseaux sociaux. 

Photo du haut : spécialité qui a depuis quelque temps le vent en poupe, le hot pot, ou « fondue chinoise », est un plat convivial typique de la cuisine sichuanaise © Juile Baldassi



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