Le luxe « made in China » saura-t-il vendre à l’international ?

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Les marques chinoises ne cessent de gagner du terrain sur le marché mondial. Le secteur du luxe ne fait pas exception : de plus en plus de marques chinoises, portées par la dynamique du « nouveau » made in China, prennent un nouvel élan et s’attaquent à Paris, capitale du luxe et de la mode. Pourtant dans cette nouvelle aventure, elles ne cessent d’essayer de trouver un sens entre leur ADN chinois et leur ambition internationale. Un jeu d’équilibre difficile à trouver.

« La vie ne sera pas toujours rose pour les géants du luxe européens en Chine. » Mi-sérieuse, mi-provocatrice, Yuan Zou, directrice luxe et mode pour l’Europe de l’agence digitale chinoise Hylink, lance un pavé dans la mare, lors de sa prestation au Salon du luxe tenu à Paris le 9 juillet. Si le marché chinois ne s'est jamais aussi bien porté pour les groupes du luxe comme LVMH, Hermès ou Kering, les dangers sont souvent là où on ne les attend pas : selon elle, l’émergence des marques « made in China », appréciées comme jamais dans le pays, pourrait faire de l’ombre au haut de gamme européen.

Selon Business of Fashion, qui a déjà enquêté sur cette nouvelle tendance, les consommatrices déçues par les marques de luxe européennes, qui avaient été pourtant les premières en Chine à les avoir achetées il y 20 ans, se tournent petit à petit vers des enseignes locales de haute couture. Atelier by Fang, Grace Chen ou encore Guo Pei sont celles qui décrochent le plus de commandes. La dernière, avec son atelier éponyme à Paris, fait déjà figure d’ambitieuse en partant à la conquête d’une clientèle au delà de ses frontières nationales.

« La nouvelle place économique de la Chine donne un nouveau regard sur sa capacité de création »

Dans le top 300 des marques chinoises de l’année 2018 établi par Brand Finance, cabinet britannique d’évaluation de marques, plusieurs entreprises se positionnent déjà en leaders mondiaux, notamment dans les secteurs de la banque, des spiritueux, de l’assurance et de l’immobilier. Le marché international deviendra, dans la prochaine décennie, le nouveau champ de croissance de ces grandes entreprises.

Dans le secteur du luxe et de la mode, l’émergence du marché chinois et la disruption digitale sont en passe de rebattre les cartes. Les entreprises chinoises, dans le sillage de leurs consœurs européennes multiplient depuis quelques années des opérations de fusions et d’acquisitions internationales. Le conglomérat chinois Fosun a racheté la maison de couture française Lanvin, tandis que son compatriote Shandong Ruyi contrôle déjà notamment le français SMCP, propriétaire des marques Sandro, Maje et Claudie Pierlot, ou encore le chausseur suisse Bally.

Derrière ces récoltes financières très médiatiques, les marques de créateurs locales montent également au créneau. Discrètement, mais décidément. Chaque année, plusieurs dizaines de stylistes chinois présentent leurs nouvelles collections dans les quatre plus grandes Fashion Week du monde, de Londres à New York, en passant par Milan et Paris. Elles s’installent également dans les grandes villes européennes, comme l’a fait Icicle, marque de prêt-à-porter de luxe née à Shanghai il y 20 ans, qui a ouvert en septembre son premier flagship store parisien, après avoir labouré le terrain pendant plusieurs années. « Il n’empêche qu’une grande partie de ces marques, qui lancent des campagnes publicitaires à Paris, ont surtout pour objectif de redorer leur image auprès des Chinois », avertit Yuan Zou.

« Les marques qui réussiront seront hybrides, revendiquant leur passé ou celui de leur pays, mais aussi ouvertes sur le monde. »

Dans la conquête internationale du luxe chinois, le « made in China », souvent synonyme de « mauvaise qualité », constitue-t-il un obstacle ? Sophie Duménil, co-fondatrice de l’agence de conseil The Chinese Pulse, convient qu’il « faille une certaine éducation du marché français pour faire comprendre toute la finesse et la délicatesse de la culture chinoise ». Mais tout bouge. « La nouvelle place économique de la Chine donne un nouveau regard sur sa capacité de création. » Un avis qui n’est pas très éloigné de celui d’Isabelle Hossenlopp, spécialiste du storytelling et du contenu de marque du luxe, ancienne directrice marketing de la joaillerie chez Chanel pendant 7 ans, parce que « Dans le luxe, le made in China n’a pas mauvaise presse. Les clients cultivés savent que les Chinois peuvent faire de très belles choses.»

Les marques qui réussiront seront celles du « nouveau » made in China

Lorsqu’une marque de luxe chinoise débarque à Paris, elle s'interroge forcément sur son positionnement entre son ADN national chinois et son ambition internationale. Un jeu d’équilibre difficile à trouver. Pour illustrer ce défi, la transformation de la maison Guo Pei est assez révélatrice.

C’est un peu par hasard que les Occidentaux découvrent Guo Pei, figure de proue de la première génération de designers formée en Chine. Dans l’édition 2015 du Met Gala aux États-Unis, la reine de la pop Rihanna portait une robe dorée impériale, bordée de fourrure, et minutieusement brodée à la main, signée par Guo Pei. Un style flamboyant et démesuré qui a très vite créé le buzz sur Internet dans le monde entier. Si cette esthétique culturellement très prononcée fait partie de la marque de fabrique de Guo Pei, elle ne cessera d’évoluer et d’innover dans ses approches de création, notamment à partir de l’année 2016, alors qu’elle présente ses nouvelles collections dans le cadre de la Fashion Week Haute Couture à Paris.

Heaven Gaia défile à l'Opéra Garnier de Paris lors de la Fashion Week 2016 © ZHONG Xin / CNS

« L’origine chinoise de la marque se projette aujourd’hui d’une manière beaucoup plus subtile et nuancée sur sa création, tandis que ses sources d’inspiration se diversifient en insérant des références culturelles du monde occidental. En même temps, elle intègre des éléments des grandes tendances internationales, comme la mode éthique, en utilisant la fibre d'ananas, connue pour être une matière durable », analyse Yuan Zou, spectatrice habituée des défilés parisiens de la maison Guo Pei. Selon cette experte en communication digitale, malgré la surexposition de 2015 et les moqueries que celle-ci aura suscitées, Guo Pei gagne aujourd’hui une vraie reconnaissance dans les milieux parisiens du luxe et de la mode.

La maison Guo Pei réussit-elle ainsi à s’imposer comme une marque internationale ? La réponse n’est pas certaine, mais en considérant que la grande majorité de ses clients restent sans doute des Chinois et qu’il faut du temps pour convaincre une clientèle européenne très exigeante, la voie est sûrement tracée.

« Les marques qui réussiront seront celles du "nouveau" made in China, constate l’expert français des marques de luxe Jean-Nöel Kapferer dans l’interview qu’il nous a accordée. Elles seront hybrides, revendiquant leur passé ou celui de leur pays, avec sa philosophie, mais aussi ouvertes sur le monde entier, puisant les matières nobles partout dans le monde. »

Le besoin de créer une vraie « école moderne du luxe » à la chinoise

Face à la saturation du luxe européen en Chine, une partie des consommateurs chinois retournent aux sources pour retrouver leur goût et leur identité culturelle. C’était déjà le constat fait il y une dizaine d’années par Jiang Qiong’er, fondatrice de la marque chinoise Shang Xia, du groupe Hermès, créée en 2009 pour combler ce vide sur le marché.

Cet engouement pour les produits proprement chinois ne cesse de creuser son sillon. Aujourd’hui les opérations commerciales des plateformes de commerce en ligne, comme la fameuse « Gloire des produits nationaux » (国货之光) propulsée par Tmall, se transforment en véritable phénomène de société en Chine. Selon le rapport sur la consommation des produits de la mode en 2017, fait par l’agence chinoise spécialisée en mode Luxe.Co, 58 % des personnes interrogées déclarent qu’elles ont acheté durant l’année passée des produits de créateurs chinois.

Dans ce contexte, investir dans des marques chinoises serait sans doute une nouvelle façon pour les géants du luxe européen de booster leur croissance : en 1998, Richemont a acheté la griffe du prêt-à-porter chinoise Shanghai Tang, vendue ensuite en 2017 ; fin 2012, Kering est devenu le propriétaire de la marque de joaillerie chinoise Qeelin ; en 2016, LVMH a créé Chaling, marque de cosmétique franco-chinoise à base de thé pu'er.

Guidées par leur maison mère, ces marques chinoises adoptées par des Européens se distinguent de celles du new made in China, surtout par leur capacité de storytelling sur le marché européen. Mais elles partagent toutes le même défi lorsqu’il s’agit de s’imposer comme un acteur de poids à l’international : comment revitaliser les talents artisanaux et explorer l’héritage culturel chinois, tombés dans l’oubli durant le siècle dernier ? Une opération sur le temps long. Mais « la Chine est un pays qui va vite, très vite », juge Jean-Nöel Kapferer.

Co-auteur du livre Luxe oblige, J.-N. Kapferer explique qu’il faut, plus qu’une marque, créer une vraie « école moderne du luxe » à la chinoise. Celle-ci ne se contentera pas de s’appuyer uniquement sur des investisseurs et des entrepreneurs, mais nécessitera également « un vrai foisonnement d’artistes de tous bords, qui se mélangent aux designers, couturiers et créateurs de mode». Avant de conclure: « Dans le luxe, la vitesse n’est pas une valeur. »

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