
Le voyage photographique de Dr. Pêche en Chine - « Temps d’innocence avant la tempête »
Du bloc opératoire au night-club, de l’usine d’emballage au mariage, de la déchetterie à... Dr. Pêche s’immerge de façon surprenante dans une arrière-Chine méconnue et nous rapporte une vision humaniste et inédite consignée dans sa série Chinavisions.
Collection « Wèile nǐ ! »©Laboratoires CCCP = Dr. Pêche + Melle Rose
Par son regard teinté de réalisme poétique, expressif, Dr. Pêche témoigne dans Chinavisons de la vie quotidienne et rêvée d'un Far-East où les scooters électriques sont chevauchés et les mobiles dégainés. Ces photographies dans l’action interrogent ainsi sur le rôle des ouvriers et des paysans, les espoirs de la jeunesse... et notamment la place de la femme, avec sa collection « Chine féminine ». Une expression artistique du réel où il rend hommage à celles qui sont dans l’ombre, « alors qu’elles sont la lumière ».
Grâce aux technologies contemporaines, Dr. Pêche a pu retrouver les personnes qu’il a photographiées un jour afin de leur offrir un tirage en 100 x 100 cm. Cette série intitulée « Weile ni » (« Pour toi »), immortalise ainsi des moments forts en sentiments où des médecins, des mécaniciens, des paysannes, brefs des petites gens du quotidien, se retrouvent avec un cliché d'eux-mêmes dans les mains « plus grand que le poster de Mao accroché dans la cuisine », de surcroît offert par un Occidental qu’ils n’ont bien souvent eu l’occasion de voir que dans les films à la télé... Rencontre avec un artiste à la fois subversif et surréaliste.
Le 9 : Pourquoi la Chine ? Et qu’est-ce qui motive un tel projet étalé sur plusieurs années ?
Dr. Pêche : Pourquoi la Chine ? Le hasard. La notion de hasard est importante dans mon travail : créer c'est être à l'écoute du hasard, saisir ce petit quelque chose et le développer. Avant de me rendre en Chine, j'avais déjà un peu déambulé dans une quinzaine de pays pour le travail, visiter des amis ou faire du tourisme. C'est aussi en Asie que mon travail a été le plus exposé, primé, publié... et en même temps, c'est en Asie que je préfère aller. Coïncidence ?
Mon ami peintre Cédrick Vannier, avait été invité par l'ADEFC à participer à une résidence de 6 semaines en Chine. Cette association organise des résidences avec des artistes français dans des zones méconnues des Occidentaux, des petites villes. À la suite de ces résidences, est constituée une collection dans un musée qui accueille les œuvres produites. Cédrick pouvait faire venir un accompagnant... On s'est dit pourquoi pas. Je ne savais pas où j'arrivais. J'ai eu un déclic dès mon arrivée, une sorte de syndrome de Stendhal. Ensuite pas d'itinéraire, pas de scénario et pourtant une histoire s'écrit.... Déjà 6 voyages !
Pour l'instant, ce projet s’étale sur 3 ans, mais je voudrais continuer ce travail sur 7 ans peut-être... voire sur toute une vie. Les créateurs que j'affectionne sont ceux qui sont indépendants des courants, uniques par leur vision et qui créent UNE œuvre. Des exemples ? : Stanley Kubrick, le Facteur Cheval, Francis Bacon... Des personnes qui sont possédées par leur travail et qui en font leur vie.
Le 9 : Quelles impressions et expériences en retirez-vous ?
Dr. P. : Je ne peux pas parler de la Chine mais des Chines. Il en existe tellement. À part le voyage à Yangzhou (ville de 3,5 millions d'habitants jumelée avec ma ville, Orléans), je suis surtout allé dans les campagnes, des régions inconnues des Occidentaux. J'ai été invité à un repas de fête des Mères où le fils m’a dit que c'était la première fois que ses parents voyaient un « blanc » en vrai. Cela m'est arrivé souvent.
J'ai aimé le fait d'échanger sans l'intermédiaire d'un anglais maladroit. Chacun dans sa langue, chacun dans sa culture. Un face à face. À l'ancienne. En même temps, j'ai été propulsé dans le monde d'après : les paiements avec le téléphone, les traducteurs en ligne, la géolocalisation permanente... C'est un continent-pays qui vit sur 2 voire 3 siècles, étalés sur un passé-présent-futur.
En Chine, le temps n'est pas le même. La force du présent réside dans ce moment plein, une sorte de bonheur qui se manifeste quand il est sans les angoisses du futur ni les traumatismes du passé. Ces voyages ont ce goût, celui de la nostalgie de demain, d'un temps d'innocence, de la mélancolie du lendemain, car elles sont proches de leur sujet. Le calme avant la tempête. Je vais dans les petites villes, les campagnes et on sent l'ouragan du béton et de la consommation arriver.
C'est paradoxal, mais je n'ai jamais ressenti autant de liberté. Et cela dérange, car ce n'est pas ce qu'on attend d'un travail photographique sur la Chine. Il suffit de regarder les 4-5 travaux photographiques français exposés, primés... des productions qui se ressemblent tant dans leur approche, leur cadrage, leurs couleurs : les grands ensembles, la déshumanisation... pourtant nous sommes allés dans le même pays et je ne rapporte pas les mêmes images. Pourrais-je photographier aussi librement dans mon pays ? Un Chinois pourrait-il vivre une telle histoire en France ?
Collection « Wèile nǐ ! »©Laboratoires CCCP = Dr. Pêche + Melle Rose
Le 9 : Chinavisions est le troisième acte d’un travail en portraits sur l’identité et la condition humaine. Qu’est-ce qui sous-tend cette démarche ? On sent aussi que Chinavisions est beaucoup moins critique que des précédents travaux comme XY ou Schizoïde.
Dr. P. : J'essaie de donner pleinement sa place au regardeur. Il fait partie intégrante de mon travail. Ce qui m’intéresse c'est l'espace éphémère qui existe entre l'œil du regardeur et mon travail : cet instant où il va superposer sa sensibilité, son vécu sur mes images. Mon travail est une main tendue vers l'autre. Dans tous les cas, je donne. Les gens peuvent prendre mes affiches. Pour Schizoïde, j'ai redonné à chaque participant leurs doubles symétriques. Pour Chinavisions, je pars à la recherche des gens pour leur offrir leur photo en 100x100. C'est un travail de recherche, artistique, sociologique, philosophique. Humain tout simplement.
Le 9 : Comment procédez-vous à vos recherches en général ? Et comment arrivez-vous à vous adapter à des styles très différents (comme vos affiches pour le Centre national dramatique d’Orléans par exemple) ?
Dr. P. : Le style ne m'intéresse pas, c'est la surface de l'iceberg. Et souvent à base de recettes que l'on reproduit. Je développe un univers, j'essaie. Quel serait le point commun de ce travail ? L'humain, le vivant. Il y a toujours un symbole, un fragment humain... Autre point commun : le travail sur la couleur. Que ce soit en photo ou graphisme, les personnes mentionnent souvent les couleurs.
En graphisme, je fonctionne souvent par vision. Parfois en sortant du rendez-vous, j'ai l'idée qui s'affiche devant la route alors que je rentre en vélo, j'ai parfois des visions dès le RDV (couleurs, formes...). Sinon j'attaque sur l'ordinateur sur un fichier vierge et je mélange... Je ne m'adapte pas à des styles différents comme vous dites mais je produis des images qui ont des visages différents. En France, on aime mettre des étiquettes, disposer d'un catalogue de créateurs afin de solliciter un tel ou un tel en fonction du style. Pour reprendre vos mots, je ne m'adapte pas à des styles différents : je les produis.
Interview par Kavian ROYAI
Les Chinavisions de Dr. Pêche seront exposées avec les œuvres du peintre Cédric Vannier à Orléans, à la collégiale Saint-Pierre-le-Puellier du 5 décembre 2020 au 12 janvier 2021.
PHOTOGRAPHIE
Laboratoires CCCP = Dr. Pêche + Melle Rose
Laboratoires CCCP = Dr. Pêche + Melle Rose, ou Dr. Pêche de son diminutif (nous n’aurons pas son nom), est comme il le dit, le nom d’un « collectif individuel ». Né en 1976, bègue de naissance, Dr. Pêche a développé depuis tout petit un système de communication par l’image. Son thème principal : l’identité, la place de l’Homme dans le temps et l’espace. Ses affiches et photographies ont été exposées, publiées et primées internationalement, notamment en Asie. Il anime régulièrement des conférences et des workshops autour de son travail.
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