« The Romance of Tiger and Rose », quand la série chinoise inverse le sexisme ordinaire

1592473613000 Chine-info Hu Wenyan

Le monde est à elles, au moins dans le royaume matriarcal de Huayuan dépeint dans la nouvelle série d’époque anachronique chinoise The Romance of Tiger and Rose (传闻中的陈芊芊). Dans ce pays imaginaire dominé par les femmes, les hommes au décolleté jugés « faciles » deviennent à leur tour victimes du slut-shaming, tandis que quelques « masculinistes » ne cessent de lutter pour les droits des hommes. C’est dans ce contexte que Chen Qianqian, fille cadette de la reine, ose enlever de force Han Shuo, prince qui vient du royaume voisin et patriarcal de Xuanhu, pour en faire son époux. C’est dans cette ambiance de clivages entre matriarcat et patriarcat qu’ils apprennent à mieux se connaître…

Adaptée du roman éponyme de Nan Zhen, également scénariste de la série, cette comédie romantique à faible budget, à la fois originale et hilarante, a été produite et diffusée par le géant d’internet Tencent. En ligne depuis le 18 mai, la série est un succès immédiat et se retrouve dès le début de sa diffusion en tête du palmarès des webséries les plus regardées en ce début mai (Vlinkage). Weibo, le Twitter chinois, a enregistré près de 3 millions de discussions avec le hashtag #TheRomanceofTigerandRose et récolté plus de 8,5 milliards de vues. Si en Chine les webséries renvoient souvent à une image de mauvaise qualité, The Romance of Tiger and Rose a réussi à sortir du lot, en marquent un bon score de 7,5/10 sur le site Douban, basé sur les avis de plus de 140 000 internautes.

Les secrets de son succès ?

C’est l’aventure d’une jeune scénariste ambitieuse qui se retrouve propulsée dans l’univers de son propre scénario. À la fois scénariste, personnage principal et critique de la série, elle prend du recul sur cette réalité alternative, en invitant malgré elle les téléspectateurs à se mettre à sa place. Une belle mise en abyme qui permet à la série de se démarquer.

Selon le producteur de la série Yu Baimei, la clé du succès serait sans doute un scénario bien ficelé, axé sur les deux ingrédients « le matriarcat » et « la comédie ». Si dans l’industrie des séries en Chine, les scénaristes pèsent peu dans la prise des décisions, la production de la série a fait le pari de respecter à cent pour cent la création et la volonté de sa scénariste Nan Zhen, jugée « rigoureuse » et « inventive » dans son écriture.

Si la série met les pieds dans le plat des inégalités flagrantes de la société moderne, à l’instar du film français Je ne suis pas un homme facile, elle est toutefois classée dans la catégorie des comédies « sirupeuses et adorables » (甜宠剧), dans lesquelles le héros, fidèle avant tout à l'héroïne, fait tout pour la séduire et la protéger. Teintées souvent d’humour potache, ce genre de séries, jugées parfois simplistes et peu raffinées, visent surtout un public jeune et féminin, qui représente 57,2 % des consommateurs des webséries, selon le « Rapport 2018 sur l’industrie du divertissement de l’internet » chinois.

Derrière l’ascension irrésistible de la série transparaît une critique de la condition et l’état d’esprit des jeunes femmes chinoises d’aujourd’hui. Selon le dernier rapport du bureau des statistiques, la parité dans l’enseignement supérieur n’a cessé de progresser depuis une dizaine d’années : le taux d’accès à l'université pour les femmes a grimpé de 26,5 % en 2010 jusqu’à 48,1 % en 2018. Cela contribuerait sans doute à l'émergence d’une prise de conscience et d’une plus grande représentation féminine dans le divertissement.

Le féminisme en ligne de mire

À la différence des séries classiques diffusées à la télévision, les webséries peuvent être regardées avec des « commentaires simultanés sur l’écran » (弹幕), théâtre de discussions parfois tendues, comme en témoigne la diffusion du premier épisode de The Romance of Tiger and Rose. Durant une scène évidente de domination féminine, des commentaires sur le physique de l’actrice fusent sur l’écran : « Oh là là que ses seins sont petits ! », écrit un internaute, tout de suite traité de « macho répugnant » par un autre dans le commentaire suivant. Une ironie du sort, quand on sait que la série joue la carte de l’inversion des rôles pour déjouer le sexisme à l’égard des femmes dans la société chinoise.

« “Les trois obédiences et les quatre vertus*”, “le culte de la virginité” et “une femme sans talent est vertueuse” (car bonne à marier)… ces principes moraux ont été imposés depuis des milliers d’années aux femmes chinoises, n’est ce pas ? Mais le public, qui semblait indifférent jusque-là, est soudainement bouleversé par le sexisme inversé de la série. C’est la preuve que nous vivons dans un monde absolument patriarcal. Pire, on ne s’en rend même pas compte en l’intériorisant », analyse le chroniqueur culturel Zeng Yuli sur le site The Paper.

Si cette série « sirupeuse et adorable » fait débat, parfois houleux, sur les questions de genres en Chine, elle subit également un effet boomerang, accusée de surfer sur la vague féministe. Depuis, sa note sur Douban n’a cessé de baisser et de plus en plus d’internautes laissent des commentaires négatifs, comme ceux d’une certaine Hei Zexin, qui se dit sentie piégée par l’opportunisme de la narration de la série : « Si elle n’avait pas instrumentalisé la cause féministe, elle aurait attiré peu d’attention. Au fond, le féminisme semble peu compatible avec les séries “sirupeuse et adorable”, dans lesquelles l'héroïne, souvent dépendante et idiote, n’est qu’une femme-instrument pour mettre en valeur le héros sauveur. »

Le pouvoir d'achat féminin visé par l’industrie du divertissement

Le matriarcat fut un sujet récurrent dans la littérature de la Chine ancienne. Le recueil de la mythologie chinoise Shanhaijing, et les deux romans La Pérégrination vers l'Ouest et Fleurs dans un miroir ont tous dépeint des royaumes dominés par les femmes. Les archives d’histoire ont également documenté des sociétés matriarcales, comme le Pays de l’Est des femmes (东女国), mentionné dans plusieurs dossiers datés de la dynastie Tang (618-907). Si la dynastie Han (206 av. J.-C. à 220 apr. J.-C.) constitue l’âge d’or d’un pouvoir matriarcal en Chine, jusqu'à aujourd'hui le peuple Moso vivant dans le sud-ouest de la Chine est considéré comme la dernière société totalement matriarcale.

Depuis 2005, les romans classés « matriarcaux » se multiplient sur Jinjiang Wenxue Cheng (晋江文学城), plateforme majeure de web-littérature chinoise où les internautes partagent leurs propres écrits. Selon Zeng Yuli, cette tendance atteint son apogée en 2008 avant de prendre fin en 2010. Selon plusieurs chercheurs, en 2016, la plateforme comptait déjà plus de 15 000 romans-feuilletons matriarcaux, The Romance of Tiger and Rose étant le premier web-roman matriarcal adapté en série. Et son succès va sans doute lancer une nouvelle vague matriarcale dans l’industrie des c-dramas.

Ces dernières années, plusieurs séries adaptées des romans-feuilletons publiés sur Jinjiang Wenxue Cheng, qui compte une majorité de lectrices urbaines issues de milieux aisés, sont devenues de véritables phénomènes culturels. Comme par exemple la série The Untamed (陈情令), classée dans la catégorie « danmei » (耽美, une sous-culture japonaise devenue populaire en Chine, pour désigner l’amour entre deux protagonistes masculins au physique avantageux, essentiellement destinée à un public féminin), qui a connu un énorme succès en Chine et à l’international.

La montée en puissance de ces « sous-cultures » révèle un marché potentiel mais surtout l’importance du pouvoir d’achat des jeunes femmes chinoises, courtisées par les géants du divertissement. Le futur des séries chinoises appartiendrait-il aux femmes?

Série disponible sous-titré en français et en anglais sur Viki.

*Les trois obédiences et les quatre vertus (en chinois 三从四德)dans la culture confucéenne, les femmes sont soumises, dans l’ordre, à l’autorité du père, puis du mari une fois mariées et ensuite de leurs fils (s’il y en a) et doivent disposer des quatre vertus – l’éthique, l’élocution, la beauté et la procréation.

Photos © Compte officiel Weibo

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