En Chine, le jeu vidéo, dernier bastion du sexisme ?

1610973529748 Le 9 Hu Wenyan

L’émancipation féminine en Chine se médiatise : séries, émissions télévisées diverses. Parmi ces secteurs de la culture, le jeu vidéo, souvent vu comme une activité réservée aux hommes, n’est pas en reste. Entretien avec les sociologues du jeu vidéo, Sun Yuannan et Wu Yue.

De l'interdiction à la méfiance, puis à l’explosion : le parcours cahotant du jeu vidéo en Chine en dit long sur l'empire du Milieu en pleine ébullition. Selon l'institut Niko Partners, en 2020, le nombre total de joueurs s'élève à 720 millions dont 340 millions de femmes, soit 51,3 % de la population, un tournant dans l’industrie vidéoludique. Si la pratique du jeu vidéo se généralise, le « game bashing » a la peau dure et les jeux vidéo manquent de légitimité culturelle auprès d'une partie des intellectuels. « Parmi les recherches universitaires, les publications sur le sujet sont nombreuses, mais la majorité ne se consacre qu’aux phénomènes d’addictions. Peu de chercheurs sortent des sentiers battus pour analyser les jeux vidéo pour ce qu’ils sont », soupire Sun Yuannan, professeure spécialisée en nouveaux médias à l'Université des femmes du Shandong. Depuis 2018, elle s’est attachée avec Wu Yue, professeur de l'Académie chinoise des sciences sociales, à observer les jeux vidéo sous le prisme des études de genre. Pour eux, aujourd'hui plus que jamais, il est nécessaire de penser autrement les jeux vidéo dans leurs rapports aux femmes. 

Le 9 : L’industrie vidéoludique a vu émerger un marché destiné aux femmes très lucratif en Chine. Quelles sont les caractéristiques des jeux vidéo dédiés à ce public ? 

Sun Yuannan & Wu Yue : Il s’agit avant tout d’une technique commerciale qui repose sur une conception de la clientèle en fonction du sexe. En fait, les joueurs se fichent de ces segments de marché une fois que le jeu leur plaît. Par exemple, il existe autant de filles que de garçons qui jouent à Honnor of Kings, un des jeux mobiles « MOBA » (pour « multiplayer online battle arena », un type de jeu de combats multijoueurs en ligne) les plus populaires en Chine, même s'il est souvent considéré comme un jeu plutôt dédié à la gent masculine. Les soi-disant « jeux pour filles » sont souvent des jeux de simulation de vie, d'habillage, de cartes à collectionner ou de puzzle... Sans combats ni compétitions, ils provoquent rarement une montée d’adrénaline, et renvoient une image douce et docile de leurs joueurs. 

Le 9 : Quels sont les stéréotypes sexistes que vous avez vécus ou observés ? 

S. Y. : Je suis troublée par l’hypersexualisation du corps des femmes dans les jeux en ligne (souvent des jeux de combats). Les personnages féminins ont tous de gros seins et de grosses fesses, sans aucune exception. C’est au lycée que je me suis mise à ce type de jeux et j’ai maintenant 35 ans. Pendant les deux dernières décennies, la représentation du corps des femmes dans ces jeux n’a pas changé. En plus, très souvent, les personnages féminins disposent de moins de caractéristiques physiques, mentales ou surnaturelles que leurs équivalents masculins. Cela n’est sûrement pas sans conséquences sur la construction sociale du corps chez les joueuses et joueurs adolescents. 

Plusieurs studios, un brin opportuniste, ont pu lancer des « jeux pour filles » et connaître le succès, mais ce type de jeux, adoptant une vision masculine, risque surtout de renforcer les stéréotypes.

W. Y. : Je viens de lire un portrait de la streameuse Liu Yining, une blogueuse vidéo très suivie sur la plateforme Bilibili. Elle raconte que lorsqu'elle testait des jeux, ses spectateurs prêtaient souvent plus d’attention à son physique qu’à ses mots, lui laissant des commentaires affligeants et sexistes. Il en va de même dans d’autres secteurs : si une femme se voit propulsée sous les projecteurs, au-delà de ses compétences, son physique et sa façon de s’habiller feront l’objet de critiques exigeantes, là où cela paraît moins fréquent pour un homme. Et puis dans l’industrie vidéoludique, les clichés ont la peau dure, tel celui sur les femmes qui seraient intrinsèquement moins bonnes que les hommes. Or les statistiques montrent que la performance de jeu n’est pas directement liée au sexe. Rappelons d’ailleurs que le premier codeur au monde était en fait une femme (Ada Lovelace). Au début du XXe siècle, on pensait que les femmes s'adapteraient plus facilement aux travaux intellectuels que physiques, comme le codage. Aujourd’hui tout est inversé. 

Le 9 : Sans compter le nombre important de joueuses, par exemple sur Honnor of Kings ou Game for Peace (version chinoise de PUBG), qui se plaignent d’être discriminées par les joueurs masculins refusant de faire équipe avec elles ! 

S. Y. & W. Y : Oui, les discriminations existent aussi en ligne entre participants, ce qui provoque souvent surprise et incompréhension chez les joueuses... 

Le 9 : La hausse du pouvoir d’achat des femmes fait-elle bouger les choses dans l’industrie des jeux vidéo ? 

S. Y. & W. Y. : Depuis des années, le nombre de joueuses n‘a cessé d'augmenter en Chine, atteignant près de la moitié du nombre total des consommateurs de jeux vidéo (48 % en 2020). Mais nous avons l'impression que les femmes demeurent marginalisées dans cet univers. On leur demande peu leur avis, tant en termes d'expérience utilisatrice que de conception et de production. Plusieurs studios, un brin opportunistes, ont pu lancer des « jeux pour filles » et connaître le succès, mais ironie du sort, ce type de jeux, adoptant une vision masculine, risque surtout de renforcer les stéréotypes. Bien sûr, le phénomène ne se limite pas à l'industrie vidéoludique, qui n'est qu'un miroir exacerbé de la société. 

Le 9 : La campagne de publicité pour Mr Love : Queen's Choice, un jeu du genre otome, jugée dégradante pour l’image des femmes, constitue le point de départ de vos recherches concernant l’impact de ces jeux sur les joueuses... 

S. Y. & W. Y. : Dans Mr Love : Queen's Choice, les joueurs se mettent dans la peau d’une protagoniste dont la famille a fait faillite, et qui sollicite le recours de quatre personnages masculins pour sauver sa peau, en les draguant. Sorti fin 2017, il est très vite devenu un phénomène culturel. À l’approche du Nouvel An chinois en 2018, l’éditeur Diezhi a jugé bon de lancer une publicité mélangeant réalité et fiction où les joueuses considèrent les personnages masculins comme leurs vrais petits copains. Résultat, les femmes y sont dépeintes comme de vraies fanatiques, créant la polémique et poussant à retirer finalement la publicité. Mais même au-delà de leur stratégie marketing, le jeu est sexiste en soi. Tout au long du jeu, la protagoniste est censée tout faire pour plaire aux héros. Par exemple, elle répond à des questions à choix multiples pour améliorer son « indice d'intimité » avec les quatre beaux gosses. Le présupposé derrière tout cela est qu’une femme doit passer son temps à se demander comment plaire à un homme, le jeu constituant ainsi une sorte de « dressage social ». Pour celles et ceux sensibles aux questions de genre, l’expérience de jeu n’est pas terrible. 

Le 9 : En Chine, surtout dans le monde académique, peu de chercheurs examinent les jeux vidéo sous le prisme du genre comme vous le faites. Pourquoi ? 

« Les personnages féminins disposent de moins de caractéristiques physiques, mentales ou surnaturelles que leurs équivalents masculins, ce qui n’est pas sans conséquences sur la construction sociale du corps chez les adolescents. »

S. Y. & W. Y. : Les États-Unis comptent plusieurs revues scientifiques consacrées aux jeux vidéo, qui, tant dans l’opinion publique que dans l'univers académique, font partie de la culture populaire au même titre que le cinéma ou la télévision. Mais en Chine, le « game bashing » était tel que les chercheurs se sont penchés sur cette industrie plutôt à travers le prisme de l'addiction ou de l’éducation. Si l’industrie vidéoludique chinoise est en plein boom, elle est loin d’être mature et le jeu vidéo n’est pas encore considéré à sa juste valeur. Aujourd’hui ce sont surtout des jeunes universitaires, souvent nés dans les années 80 et fins connaisseurs, qui font figures de proue dans ce domaine de recherches. 

Le 9 : La Chine semble partagée entre une méfiance très ancienne et très ancrée vis-à-vis du jeu vidéo, et la montée en puissance de son industrie des jeux vidéo. Un équilibre difficile à atteindre non ? 

S. Y. & W. Y. : La Chine avait en effet interdit la commercialisation des consoles de 2001 à 2014, au nom de la protection des mineurs. C’est à la même époque que se sont multipliés les centres cliniques anti-addiction à Internet, dont l’un notable, créé par le psychiatre Yang Yongxin, accusé d’avoir pratiqué des électrochocs sur des enfants qui n’étaient que des passionnés de jeux vidéo… Il est vrai que dans toutes les sociétés, les jeux vidéo ont souffert d’une mauvaise image chez les parents. Nourris des valeurs confucéennes, ils mettent la famille et l’éducation au premier plan et les jeux vidéo ont été vite synonymes de « drogues électroniques ». Au fond, la génération de ces parents, protecteurs, peu ouverts sur la diversité culturelle, se fiche bien de ce que veut vraiment sa progéniture. Or aujourd’hui, l’industrie vidéoludique, en plein essor, se voit propulsée sur le devant de la scène, avec de nombreux championnats mondiaux d’e-sport en Chine et un début de star-system autour des joueurs professionnels… Les autorités y apportent leur soutien, prudemment mais sûrement. On arrive donc à un point de non-retour.

Photo du haut : Mr Love : Queen's Choice, un jeu où l'on se met dans la peau d'une protagoniste dont la famille a fait faillite. Elle doit solliciter le secours de quatre personnages masculins pour sauver sa peau, en les draguant. Capture d'écran site officiel.

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