Le kungfu est-il en crise? – Mondialisation VS traditions : le kungfu finira-t-il K.O. ?

1618233891334 Le 9 Kavian Royai

C’est un vieux débat qui revient régulièrement : celui de l’actualité des arts martiaux traditionnels chinois en tant que forme de combat efficace. Alors que le reste du monde était occupé par la crise sanitaire, le cas en 2020 de Ma Baoguo, un maître de kungfu renommé, battu par un combattant de MMA qui l’avait défié, a remis le thème sur le tatami, sans manquer de diviser l’opinion publique chinoise.

 

La situation est embarrassante. En ce mois de mai 2020, Ma Baoguo, 69 ans, renommé maître chinois de kungfu, plus précisément d’un tai-chi dit « du chaos originel » (hunyuan), drapé dans son costume traditionnel blanc, gît à terre. Il est K.O. depuis deux minutes. Le combat n’aura duré que 30 secondes. Trente secondes d’humiliation qui mettront fin à la carrière du maître. Son adversaire ? Un combattant chinois de sanda (sorte de full-contact chinois, dérivé moderne des arts martiaux) de 49 ans, Wang Qingmin. Un amateur, à qui un simple crochet du droit aura suffi pour triompher.


Kungfu contre boxe ? Occident contre Orient ? Modernité contre tradition ? La réactualisation du kungfu face aux disciplines modernes comme le MMA est l’un des défis les plus passionnants pour les arts martiaux chinois. Ici le duel entre Xu et Lei en 2017. DR.

 

Mais ce qui a achevé l’homme n’est pas tant la défaite en elle-même. Le Net chinois s’est bien sûr emparé de la vidéo de l’échange et de la photo de son œil au beurre noir : memes, parodies, détournements... Objet d’un flot de ridicule devenu viral, Ma Baoguo, via son compte Weibo a fini par déclarer en novembre 2020 se retirer « dans une vie plus tranquille, loin des cercles du kungfu qui cherchent à savoir qui a tort ou raison. » The end. Il faut dire qu’il y avait quelque chose de douteux dans tout l’univers de Ma Baoguo, qu’ont tout de suite saisi une partie des internautes chinois : discours grandiloquents autour de ses pouvoirs martiaux, invention de mouvements loufoques, goût pour la mise en scène, absence de filiation de maître à disciple claire dans sa formation en tai-chi... Était-ce là l’étoffe d’un vrai maître ? Adulé par un grand nombre de fans, il a naturellement été méprisé par beaucoup de sceptiques. Parmi eux, Wang Qingmin, lui non plus, pas un « vrai » amateur. Ancien militaire, entraîné chez les forces spéciales chinoises, combattant aguerri de MMA (mixed martial arts ou arts martiaux mixtes, anciennement appelé free-fight, une discipline internationale récente qui combine et met en concurrence différentes disciplines sur un ring et qui connaît un succès croissant en Chine depuis quelques années), il fait surtout partie de cette catégorie de Chinois qui ont décidé de partir en croisade contre « les imposteurs du kungfu » : ces gourous qui s’autoproclament « maître », sans réelles expériences du combat, du moins du combat efficient et non artistique à l’instar de celui revendiqué par les adeptes du MMA, et qui déguisent leur art derrière des chorégraphies de grands gestes tout en se parant d’une mystérieuse aura pseudo-taoïsante... et dont Ma Baoguo serait devenu le symbole.

 

Croisade contre un kungfu d’imposteur

 

L’attitude de Wang Qingmin n’est pas isolée et ce qu’il cherche à montrer n’est pas nouveau. Xu Xiaodong, le très médiatique et polémique combattant chinois de MMA, âgé de 41 ans, s’en est même fait une spécialité depuis 2017. Évoluant dans la catégorie amateur, ce coach sportif pékinois a aussi, par quelques coups de boxe anglaise bien placés, battu à plate couture lors de duels officiels – parfois officieux –, de nombreux maîtres reconnus comme tels : Lei Lei (44 ans, tai-chi, fondateur d’un retentissant « style du tonnerre ») ; Ding Hao (22 ans, wing chun, autoproclamé descendant d’Ip Man, le fameux maître de Bruce Lee) ; Tian Ye (58 ans, soi-disant maître du « coup de pied interne » ou lihetui) ; ou encore Lü Gang (41 ans, wing chun « dim mak », le dim mak est une spécialité qui prétend paralyser ou blesser l’adversaire en frappant les « points énergétiques » du corps)... Interviewés par des médias chinois sur les causes possibles de leur défaite, ces maîtres déchus ont tous cherché à se justifier de manière assez risible : « Le timing était trop ‘serré’, sinon j’aurais gagné », estime Tian Ye, l’air penaud ; « J’étais monté sur le ring ‘le ventre vide’, sans manger à midi », explique en grimac ̧ ant Ding Hao ; « J’ai pris mon adversaire un peu à la légère. Avec ce genre de technique et de personne, j’aurais dû adopter une ‘défense passive’ et montrer quelques combos traditionnels », bafouille Lü Gang. « Je n’ai pas utilisé ma ‘force interne’, sinon j’aurais pu le tuer, prétend Lei Lei, sans vergogne. Si tu me frappes peut-être que je vais saigner de la bouche, mais si je te frappe, ce sont tes organes internes qui seront blessés. »


  

  Sous ses apparences de moine Shaolin, Yilong (à droite) est souvent donné à tort en exemple de combattant de MMA sachant faire briller le kungfu chinois sur le ring. Yilong est en fait un combattant de sanda (entre autres), qui s’est créé dans un but marketing un personnage de moine très réussi (comme c’est parfois l’habitude dans certains sports de combat, le catch notamment). Sans avoir jamais été l’élève d’aucune école Shaolin, Yilong n’en est pas moins un légitime et redoutable pratiquant de MMA chinois. © DONG Fang/CNS

 

Des défaites écrasantes, toutes visibles en ligne, auront eu le mérite de mettre le doigt sur la mystification abusive qui enrobe certains gourous du kungfu, dont beaucoup n’ont aucune expérience pratique de leur art autre que scénique, sans compter une piètre morale au jeu... Ces duels n’auront pas manqué d’attirer l’œil réprobateur des autorités chinoises, et l’attitude de Xu, provocatrice, aura surtout alimenté un débat douloureux en Chine sur l’efficacité, sinon la pertinence, du kungfu traditionnel aujourd’hui. D’aucuns y auront vu les stigmates d’un choc civilisationnel entre globalisation et culture chinoise. Un sujet très politique au moment où le gouvernement chinois travaillait alors à faire reconnaître les arts martiaux, quintessence de toute une civilisation, sur la liste du patrimoine immatériel de l’UNESCO (cf. bas de page « 2020 : le tai- chi, un art martial chinois reconnu par les Nations unies »).

 

En effet, s’attaquer au kungfu, c’est évidemment toucher à un symbole national fort. « Tout le monde est là à ridiculiser Ma Baoguo, comme un ennemi tombé à terre. Mais je ressens de la tristesse et de l’inquiétude : sans un homme de la trempe d’un Gracie, le kungfu traditionnel chinois est condamné », écrit un internaute sur Zhihu, en mai dernier [Ndlr : Royce Gracie, célèbre combattant brésilien, champion de MMA connu pour avoir donné ses lettres de noblesse au jiu-jitsu brésilien dans les années 90]. « Maître Ma a voulu se battre pour l’honneur du kungfu chinois, mais à presque 70 ans, comment est-ce possible... Sa défaite ne représente pas tout le kungfu traditionnel, ni ne signifie l’infériorité du kungfu chinois aux techniques de combat occidental », répond un autre. Même Jack Ma, le riche fondateur d’Alibaba et adepte de tai-chi, a jugé bon de s’exprimer sur le sujet suite à la défaite de Lei Lei : « On ne peut comparer les techniques d’attaque du MMA et du tai-chi. Les règles sont différentes (...). »

 

Conséquence indirecte du débat ? En juillet 2020, cherchant vraisemblablement à éviter le discrédit dans la profession, l’Association chinoise de kungfu, organisme officiel qui gouverne la discipline à l’échelle nationale, a recommandé de ne plus se faire appeler par le titre de « maître » (dashi), ni de vouloir qualifier son approche « d’authentique » (zhengzong) ou encore de chercher à créer sa propre école de style... Et de marteler : « Afin de rechercher renommée et gains personnels, de faux " maîtres " et faux " chefs de file " se sont mis à créer à la légère leurs propres écoles de styles, se décernant leurs propres titres. En profitant de la foi du peuple dans les arts martiaux traditionnels chinois et abusant des duels ou de méthodes similaires pour se faire de la publicité, ils ont causé de graves dommages à l'image de la discipline. Cela doit cesser ! » Une annonce qui fait l’effet d’un couperet, sur un art qui semblait déjà traverser une passe difficile depuis quelques années.

 

Is kungfu dead ?

 

« Contre de la boxe, la seule pratique du tai-chi, forcément, ça ne peut pas marcher. Par contre, en l’intégrant dans ma technique de boxe moderne, l’effet est très probant. »

— Zhang Weili, championne du monde de MMA

 

Une mauvaise passe due à plusieurs facteurs. Dans l’histoire chinoise, le pouvoir a souvent eu une position ambivalente vis-à-vis du monde des arts martiaux, tantôt le soutenant, tantôt s’y opposant. Ainsi, si de nombreux savoirs ont été perdus pendant la Révolution culturelle (1966-1976), une partie a heureusement pu être retrouvée via des praticiens situés à l’étranger. Une situation qui a surpris l’Américain Ramsey Dewey, professeur de MMA basé à Shanghai et youtuber : « Bizarrement, on trouve par exemple pas mal d’étrangers qui enseignent le wing chun en Chine, et assez peu de Chinois, même s’il y a des raisons historiques à cela, le wing chun s’étant développé depuis Hongkong... Et d’ajouter : Le kungfu n’est pas aussi populaire en Chine que les non-Chinois se l’imaginent, comparé à d’autres formes de combat. » En effet aujourd’hui, certains maîtres de kungfu doivent faire face aux succès du MMA, ainsi qu’au désintérêt croissant des jeunes pour ces disciplines anciennes à l’entraînement austère. Pour vivre, ils doivent parfois se trouver un autre boulot de gardien de sécurité ou de prof de sport. Faute d’élèves, certains styles se perdent tristement, comme ceux par exemple, des nombreuses écoles qui autrefois essaimaient à Hongkong (Al Jazeera), ou ces techniques plus atypiques, tel le kungfu du scrotum d’acier, pratiqué par d’ultimes séniors à la retraite, les derniers à savoir s’envoyer et encaisser de violents coups entre les jambes sans sourciller (South China Morning Post). En outre le kungfu chinois a probablement souffert un peu de sa commercialisation. On pense évidemment aux succès du temple Shaolin, véritable Hollywood à la chinoise, avec ses mises en scène grandioses, ses tournées mondiales, contribuant à réduire peu à peu le kungfu à une forme chorégraphique, siphonnant au passage dans ses écoles le reste des fans de wushu.

 

Interviewé par Roads and Kingdom en 2014, un cadre local au Sichuan, Ren Gang, directeur de l’association provinciale de kungfu, fournissait déjà une analyse lucide : « Les vieux traditionalistes sont des dinosaures incapables de faire face à la réalité. La spécialisation est la clé, la sportification, la tendance. L'idéal romantique du vieux maître de kungfu transmettant sa sagesse mystérieuse à quelques disciples triés n'a plus sa place dans le monde moderne. Aujourd’hui tous ces ‘manuels secrets’ écrits par des maîtres du XIXe siècle sont disponibles en PDF sur le Net et permettent à tout le monde de pratiquer les techniques d'épée du tai-chi via son Iphone. » Bref, le kungfu semble bien traverser une crise.


La Chinoise Zhang Weili, qui a offert à la Chine son premier titre de champion du monde de MMA en 2019. © Xinhua

 

Alors un maître de kungfu peut-il faire le poids face à un combattant moderne de MMA ? Bruce Lee aurait-il pu gagner dans un combat de rue réel ? Dans le monde des arts martiaux, c’est un débat devenu cliché, mais récurrent... et sans réponse. Des films comme Ip Man 2 (2010) ont même fait leurs choux gras de cette vieille thématique : Donnie Yen dans le rôle du célèbre maître de wing chun n’a- t-il pas eu de sérieuses difficultés face à Darren Shahlavi, dans le rôle de l’arrogant champion de boxe britannique Taylor Milos (avant de triompher en partie grâce à sa ferveur patriotique) ? Il faut pourtant l’admettre : sur le ring, le kungfu, du moins dans une forme pure, n’a pas bonne réputation. Les combattants de MMA chinois et étrangers le savent et peu d’entre eux se réclament de la seule tradition. Selon les observateurs, même Zhang Weili, la première championne du monde chinoise de MMA (2019), fait montre davantage de son muay-thaï ou de son jiu-jitsu sur le ring, que de son tai-chi. Pourtant elle admet en 2019 dans une interview : « Contre de la boxe, la seule pratique du tai-chi, forcément, c ̧ a ne peut pas marcher. Cependant, en l’intégrant dans ma technique de boxe moderne, l’effet est très probant. »

 

Le kungfu n’a donc pas dit son dernier mot. Aujourd’hui encore, des combattants de MMA de toutes nationalités continuent de profiter sur le ring de quelques mouvements de kungfu bien placés entre une frappe de kick-boxing ou une prise de karate. En s’ouvrant à l’internationalisation, au contact de techniques étrangères, le kungfu pourrait renaître et s’enrichir, comme jadis de nombreux sports martiaux nationaux étrangers qui ont pu s’inspirer eux-mêmes de techniques asiatiques (samoz russe, krav-maga israëlien, full-contact américain...). En fait, le débat qui a lieu est probablement très sain et devrait pousser la discipline à évoluer. Il se pourrait bien que cette crise soit pour le coup, une opportunité*.

 

Pour aller plus loin

 

2020 : le tai-chi, un art martial chinois reconnu par les Nations unies

 

Le tai-chi, ou taijiquan est un art martial chinois plusieurs fois centenaire et dont la pratique est aujourd’hui une forme d’exercice populaire partout dans le monde. Il a été inscrit le 17 décembre 2020 sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco). Art martial dit « interne », il est souvent réduit à une simple gymnastique de santé, mais peut aussi comporter une dimension spirituelle. Il a pour objet le travail de l'énergie interne du corps appelée chi (qi). Avec l’inscription du tai-chi, la Chine compte désormais 42 éléments sur la liste du patrimoine culturel immatériel, ce qui la place au premier rang mondial, a indiqué le gouvernement chinois. L’Unesco est l’une des 15 principales agences de l’ONU et a son siège à Paris. La Chine y est en outre le premier contributeur de l’agence pour les contributions obligatoires des États membres, avec 15,49 % des quotes-parts. La Franc ̧ aise Audrey Azoulay en est la directrice générale, secondée depuis 2018 par le Chinois Qu Xing. Marque d’un soft power chinois, l’événement est évidemment une immense fierté pour tous les Chinois mais aussi un pas de plus vers une « internationalisation », ou du moins une reconnaissance internationale de la culture et de la civilisation chinoise. On notera en outre l’inscription sur la liste de la calligraphie en 2009, de l'opéra de Pékin en 2010, de l'acupuncture en 2010, ou encore l’inscription de la médecine chinoise en 2019 dans la classification des maladies établie par l’Organisation mondiale de la santé (OMS), une autre agence de l’ONU.


*Une façon optimiste de considérer les choses en Chine, on voit dans le mot chinois « crise » (weiji), la combinaison des caractères « danger » (wei) et « opportunité » (ji). 

 

Photo du haut © Gauche : CNS ; droite : Kevin Poh, CC BY 2.0 vi Flickr

 

 

 

Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.