
Le web-roman : industrie florissante et insoupçonné fer de lance du soft power culturel chinois
Longtemps considérée comme basse et vulgaire, après s’être défaite de son aspect alternatif et underground , la web-littérature chinoise est devenue depuis peu une industrie qui rapporte gros. À l’instar du manga japonais ou du cinéma hollywoodien, le web-roman chinois serait même considéré en Chine comme le support d’un vrai soft power culturel chinois. Le secteur lorgne déjà sur les parts de marché en dehors des frontières de Chine.
1,31 milliard de dollars. C’est le chiffre d’affaires de l’année 2020 annoncé en mars dernier par China Literature, la filiale spécialisée dans l’édition du géant chinois Tencent. Un résultat en hausse qui ne dépasse pas encore les niveaux des plus grosses maisons d’éditions du monde – telles que Pearson (6,07 Mrd de dollars), Penguin Random House (3,3 Mrd) ou même Hachette Livre (2,7 Mrd) –, mais qui place déjà la filiale parmi les plus gros succès commerciaux du monde. Un succès d’autant plus étonnant quand on en sait la particularité : le web-roman ou roman en ligne, dont les ventes constituent plus de la moitié de son chiffre. Le fait n’est pas seulement d’un intérêt économique : derrière se cache un phénomène culturel d’ampleur en Chine, et au-delà, un modèle d’affaire, ainsi qu’un imaginaire composé de dieux taoïstes, d’amours masculins et de redresseurs de torts experts en arts martiaux, qui commencent à s’exporter, notamment auprès des aficionados de l’Asie. À tel point qu’en Chine, auteurs et amateurs de web-romans (jusqu’aux députés chinois) l’affirment : le secteur remplacera bientôt Hollywood !
Le roman en ligne : la nouvelle manne de la tech chinoise
Un passage du roman dialogue Vous n’avez pas le droit d’embêter mon grand frère, de « Qingqingyikecao », n°1 du classement sur Huameng le 10/04/2021. Le contenu n’est qu’un long dialogue, du type échange de SMS. Les internautes peuvent commenter entre eux chacune des réparties en cliquant sur chaque bulle. (Capture d’écran)
En France, pays du papier-roi où l’on se targue d’avoir le réseau de librairies le plus dense du globe, tout cela paraît bien abstrait et digital. Alors l’industrie du web-roman, de quoi s’agit-il ? Ce ne sont pas simplement des versions électroniques de livres comme on peut en trouver sur Amazon, mais des fictions, très souvent sérialisées pour tenir le lecteur en haleine, mises en ligne gratuitement, parfois à titre payant, sur des plateformes dédiées où elles ont d’abord vocation à être lues sur écran. Ces plateformes sont ouvertes à tous et fourmillent d’outils, d’aides et d’astuces, de forums, pour aider chacun à s’improviser web- auteur. L’interaction avec le lectorat y est fondamentale pour le succès du roman, à propos duquel chaque lecteur pourra laisser des commentaires au fur et à mesure de l’élaboration du texte – l’auteur le modifiant chemin faisant si telle scène ou tel personnage ne plaît plus –, effectuer des votes pour contribuer à le faire monter ou descendre dans les classements, échanger directement avec l’auteur, voire le rétribuer par des dons en ligne. L’offre des genres, hétéroclite, demeure assez cantonnée à ce qu’on pourrait appeler des romans de gare : empruntant clairement aux grands genres du manga japonais (shonen manga pour ados type Dragon Ball, Boys Love ou romances entre garçons écrites pour le public féminin, etc.), mais aussi à la science-fiction, à la fantasy occidentale ou chinoise (wuxia – romans de héros redresseurs de torts, xianxia – redresseurs de torts où le héros est une déité chinoise, etc). Les plateformes sont tout aussi variées : Qidian est la plus grande et la plus générale, Hongxiu est dédiée aux romans féminins, Huameng aux romans dialogues (où le texte s’apparente plus à un échange de SMS)... Attention toutefois : certaines de ces œuvres peuvent présenter évidemment un intérêt littéraire, et faire preuve de ressorts ingénieux en termes de storytelling. En outre, de nombreuses œuvres chinoises connues et éditées aujourd’hui sur papier en plusieurs langues et de par le monde ont parfois été au départ des web-romans, mis sur le Net par leurs auteurs à une époque pas si lointaine où le pays découvrait la Toile.
Ils seraient ainsi près de 454 millions à lire des web-romans, à tel point que les classements des meilleurs romans ne contiennent presque plus que des web-romans...
Jusqu’ici, pas de grandes différences avec certains auteurs en Occident qui tentent de publier de manière indépendante en marketant eux-mêmes leurs livres sur les réseaux sociaux où ils recueillent les précieux avis de leurs abonnés, via Instagram notamment, avant de se faire éventuellement remarquer pour une adaptation au cinéma. Mais ici, il s’agit d’une différence de taille : les Chinois sont hyperconnectés et les lecteurs pléthoriques. Les régulations strictes autour du contenu des livres ont fait du web-roman un support très apprécié par les Chinois, car historiquement moins contrôlé que son cousin papier. Ils seraient ainsi près de 454 millions à lire des web-romans, à tel point que les classements des meilleurs romans ne contiennent presque plus que des web-romans… Selon Bai Ye, chercheur à l’Académie chinoise des sciences sociales, ce serait même le cas depuis 2003 !
Autre différence : la centralisation. L’entité qui fournit la plateforme de web-romans a le contrôle sur une multitude de contenus créatifs, gratuits et infinis. C’est ce que China Literature dénomme « l’incubation de propriété intellectuelle » : le roman élu qui parviendra au top des classements pourra dès lors se transformer en manne financière en se voyant adapté en produit culturel, jeu vidéo, série télévisée, film... Ainsi, pour 2020, près de 42 % des revenus de China Literature provenaient de l’exploitation de droits de propriété intellectuelle. Des adaptations issues de contrats passés par l’entreprise avec ses auteurs les plus populaires, heureux élus d’une sélection impitoyable sur les 9 millions d’auteurs inscrits sur ses plateformes et leurs 13,7 millions d’œuvres en ligne. Certaines de ces adaptations télévisées ont fait un carton, que nous avons pu relater dans nos colonnes : Nirvana in Fire (2015), The Untamed (2019), Scumbag System (2020). De ce vaste contenu en ligne, China Literature et sa maison mère Tencent tirent une position de quasi-monopole avec 70 % du contenu du marché en leur possession. Mais les autres géants de l’Internet chinois n’entendent pas lui laisser tout le gâteau et, depuis quelques années, le capital afflue dans le secteur : ByteDance, la compagnie derrière TikTok, est actuellement le compétiteur le plus acharné, avec le lancement du site Tomato Novel l’an dernier. Il s’est offert la même année 11 % d’Ireader, le leader de l’ebook en Chine. Alibaba a aussi sa filière « literature » et sa plateforme Shuqi. Les start- ups spécialisées en traduction, comme funstory.ai, qui proposent de traduire des romans entiers en quelques minutes, trouvent un financement en un clin d’œil auprès des géants de la tech.
Tencent en mission pour exporter le web-roman chinois
Selon la société de recherche Iresearch, le nombre de lecteurs de web-romans chinois à l’étranger s’élèverait à près de 31 millions. Or seulement quelques centaines de web-romans auraient été déjà traduits et publiés en dehors des frontières chinoises, ce qui laisserait entendre que l’essentiel de ces œuvres soit lu en mandarin (Quotidien du Peuple). D’après le directeur technique de funstory.ai (36Kr), les coûts de traduction seraient encore trop rédhibitoires. C’est pourtant ignorer le travail de ces traducteurs de l’ombre que sont les fans à l’étranger de romans wuxia et autres amateurs de pop-culture asiatique, qui, réunis en forums, se dévouent, souvent par pure passion, à la traduction de certains de leurs mangas ou web-romans asiatiques préférés et les partagent à leur communauté. Difficile de mesurer l’engouement pour le web-roman chinois tant cette communauté de fans forme en soi, une niche déjà spécifique au sein de celle des amateurs de culture asiatique. S’il y a bien un marché, de là à dire que le web- roman chinois est « tendance » outre-mer, comme le titrent certains médias en Chine... Les communautés anglophones sont les plus actives, comme celle de WuxiaWorld, probablement la plus connue avec plus de 33 000 membres sur son forum Discord. Il y a en a d’autres comme Volare Novels (environ 5 000 sur Discord), ou la dernière-née autour de la nouvelle plateforme anglophone de China Literature : Webnovel.com (environ 7 000 membres sur Discord). La Francophonie n’est pas en reste, mais ces communautés sont beaucoup plus petites et cachées dans les recoins du Net.
L’entité qui détient une plateforme de web-romans a accès à une multitude de contenus créatifs gratuits et infinis. Le roman élu qui parviendra au top des classements pourra dès lors se transformer en manne financière en se voyant adapté en produits culturels, jeu vidéo, série télévisée, film...
Flairant l’opportunité, poussée par les autorités chinoises qui encouragent les entreprises nationales à prendre des parts de marché à l’international, China Literature s’est jetée dans le bain avec un objectif clair : réunir sur sa plateforme pas moins de 100 000 auteurs américains ou canadiens, selon ses déclarations au South China Morning Post. Créé en 2017, sans manquer de racheter au passage Gravitales, un des principaux sites anglophones de fans et traducteurs amateurs de web-romans asiatiques, Webnovel.com tente d’exporter ce modèle d’affaires éprouvé en Chine et réunit déjà, d’après ses données, près de 60 000 auteurs et plus de 100 000 œuvres sur près de 200 pays... une goutte d’eau comparée aux 9 millions d’auteurs chinois. Pour les motiver, la compagnie y met les moyens et organise chaque année des concours dont le prix atteint 10 000 dollars dans chaque catégorie de genre, un budget qui dépasse aisément les 200 00 dollars. Écrivez, et vous serez riche : sur sa page de présentation, le site insiste lourdement sur des espérances de gains chimériques. En effet, en Chine déjà, à peine 1 % des web-auteurs arrivent à toucher plus de 13 000 euros par an, selon le développeur Ireader suscité.
Outre « l’incubation » d’auteurs non-chinois, l’autre partie de l’activité de Webnovels.com consiste donc en la traduction et l’adaptation à l’étranger des best-sellers de la web- littérature chinoise (les traducteurs intéressés peuvent postuler directement sur le site). Ainsi en 2018 est sortie sur Netflix L’envol du Phénix, une série adaptée du web-roman chinois Huang Quan de Tianxia Guiyuan, pour laquelle les avis ont plutôt été positifs. Une activité qu’on imagine très délicate quand on connaît les difficultés de la langue chinoise et le nombre de références culturelles, religieuses, littéraires, médicales ou magiques, qui peuvent sous- tendre un roman de fantasy chinoise et qui demanderaient presque autant de pages d’explications pour le lecteur profane canadien ou suédois... Probablement l’un des plus gros défis du web-roman chinois s’il veut dépasser les cercles des fans d’arts martiaux ou de mangas et devenir le Hollywood chinois.
Essayons ! Sur Webnovels.com, nous trouvons donc des romans et des mangas. L’expérience utilisateur de l’interface demeure assez médiocre malgré quatre ans d’existence, mais passons. Et zut, pour voir la totalité d’une œuvre, il faut en plus être membre (9,99 $/mois). Rapidement, on finit par comprendre que le site peinera à satisfaire le lecteur exigeant, à moins de passer beaucoup de temps à trouver « la perle ». Nous y choisissons un peu au hasard, le premier roman en français dans la liste « populaire » : Les Sentiers de Dieu, de « d3trois ». Syntaxe douteuse dès l’incipit. Redondances maladroites à la seconde phrase. En anglais, même sentiment d’un travail d’amateur. Visiblement le prochain Liu Cixin français n’est pas près d’éclore sur la plateforme. Mais ce n’est que le début et c’est peut-être là que réside l’opportunité : en profitant encore du faible nombre de contributeurs, l’apprenti web-auteur aurait-il plus de chances de voir le fruit de son talent adapté au marché chinois pour espérer gagner des millions ?
© Illustration : Jiangoo
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