La web-littérature, un mécanisme de guérison sociale

1621242785795 Le 9

Pionnière de la recherche sur la web-littérature chinoise, Shao Yanjun, de l’Université de Pékin, défend cette nouvelle forme littéraire, qui, selon elle, ne cesse de défier, autant par son dynamisme que par son succès commercial, le « vieux monde » du livre.

 

En 2010, Shao Yanjun se sentait un peu perdue. Les recherches que cette enseignante-chercheuse de l’Université de Pékin, spécialiste de la littérature contemporaine, menait alors sur les périodiques littéraires n’avançaient pas. Pire, plus elle creusait le sujet, plus elle était déçue. « L’exode des talents, la fuite des lecteurs, le vieillissement de la communauté… En un mot, l’ancien mode de création littéraire était en crise », se souvient-elle aujourd’hui. En quête de nouveaux terrains de recherches, elle s’est alors orientée vers la web-littérature. Une initiative audacieuse à une époque où cette nouvelle forme littéraire était largement méprisée et jugée « frivole » sur le fond par les élites universitaires (même si aujourd’hui c’est encore le cas).


 

Shao Yanjun, DR.

 

En effet, entre elle et la web-littérature, c’était loin d’être un de coup de foudre. Une aventure entamée plus par nécessité que par passion. Grande amatrice toutefois des romans populaires comme ceux de Jin Yong ou d’Agatha Christie, la chercheuse s’est efforcée de commencer à lire des web-romans appartenant à la catégorie « xiaobai » ( 小白 , des lectures simples, « sans prise de tête », proche des light novels). Une tentative qui s’est soldée par la déception avant de tomber sur le roman Nightfall de Mao Ni. Et là, c'est la révélation ! « Mao Ni est le Jin Yong de la web-littérature. » [Ndlr : Jin Yong : le « Alexandre Dumas chinois », spécialiste des romans wuxia] Pour cette lectrice exigeante, il y a un air de déjà-vu dans les œuvres de Mao Ni, qui incarnerait à lui seul un mélange des trois grands écrivains chinois que sont Jin Yong, Lu Xun et Lu Yao. « J’ai trouvé l’accès au monde web-littéraire, par la voie de la littérature traditionnelle », affirme-t-elle.

 

Le 9 : La web-littérature en Chine, qu’est-ce que c’est ?

 

Shao Yanjun : La définition de la web-littérature est en perpétuelle évolution. Si dans un premier temps, elle s’est rangée sous la bannière de la littérature populaire, les chercheurs conviennent aujourd’hui qu’elle est avant tout une forme littéraire fondée sur les nouveaux médias, qui constituent un nouvel espace de diffusion et de production. La nouvelle définition, quoique vague, est en soi un progrès. Elle permet de briser l'ordre hiérarchique entre « élégance et vulgarité », traditionnellement très présent dans les critiques littéraires. Pour mieux saisir le propre de la web-littérature, je propose le concept de « nouvelle littérature de loisirs » : basée sur le principe du plaisir, elle promeut la liberté de jouir à la fois de la vie et de la création littéraire.

 

La web-littérature comprend différents genres, tels que le roman, la poésie ou l’essai. Par exemple Wuhan, ville close, le journal en ligne que l’écrivaine chinoise Fang Fang tenait pendant le confinement, en fait également partie. Mais d’une manière générale, la web-littérature désigne notamment les romans de genre, qu’on appelle aussi novels [ 网文 wangwen en chinois, novels étant la version anglicisée de web-romans].

 

Le 9 : Quelles sont ses spécificités ?

 

S. Y. : Le web, par nature décentralisé, joue un rôle essentiel dans la production web-littéraire. Ce médium permet à tout le monde d’écrire et de publier. Les lecteurs se rassemblent autour de goûts littéraires communs, n’hésitant pas à interagir directement avec les web-écrivains. En découle ainsi un lectorat de fans très engagé, parfois même interventionniste. Il ne faut pas oublier qu’elle est également une littérature commerciale, marquée par une catégorisation très poussée. C’est pourquoi on a des web [1]romans dédiés aux hommes et ceux dédiés aux femmes. Dans ces deux catégories, existent de multiples sous-genres, tels que le xianxia[histoires des héros divins], le xuanhua[fantasy], le danmei [ou boys' love] ou les « romans d’étalon » [pour jeunes hommes], etc.

 

En outre, les plateformes web-littéraires fonctionnent indépendamment des maisons d'édition. Si la publication papier de web-romans a pu être considérée comme une preuve de reconnaissance et une source de rémunération pour les web-écrivains, c’est moins le cas aujourd’hui. Le modèle économique de la web-littérature, basé sur l’abonnement des lecteurs, démontre de plus en plus de solidité et la publication papier des novels ne rapporte désormais que très peu à ses auteurs.

 

« Les jeux vidéo occidentaux, la culture ACG du Japon et les web-romans chinois partagent en fait les mêmes racines, les mêmes logiques, ainsi que les mêmes cultures dans leurs modes de création et de diffusion. »

 

Le 9 : Pourquoi est-ce en Chine que la web-littérature a pris l'ascendant ?


S. Y. : Si l’imprimerie est une invention chinoise très ancienne, le pays ne s’est pas distingué pour son industrie de l’édition. Cette faiblesse constitue en revanche un atout pour la percée de la web-littérature à l’ère digitale. Sans fardeau historique, ni contraintes réglementaires, cette forme littéraire y a pris de l’ampleur. Dans les pays occidentaux, le secteur de l’édition jouit d'une grande prospérité, freinant dans la réalité l'émergence de la web-littérature. Ce sont d’autres formes culturelles, comme les jeux vidéo, qui s’y sont implantées grâce à la révolution informatique.

 

C’est sur les forums du Net que les internautes ont tout d’abord publié les premiers romans. En juin 1996 était né le forum en ligne « L’Auberge de Jin Yong » ( jinyong kezhan 金庸客栈 ), marquant le début de la web-littérature. Puis dans les années 2000, la bulle Internet a éclaté avec la chute du Nasdaq. En manque de soutiens financiers, les plateformes web-littéraires ont tâtonné pour trouver un modèle économique. Sont apparus ensuite des sites commerciaux comme Qidian [Ndlr : racheté par Tencent en 2015 sous la bannière de China Literature, cf. p.10], qui a instauré en octobre 2003 le premier système d’abonnement VIP pour les lecteurs. Enfin depuis 2010, la démocratisation des smartphones a chamboulé le paysage web-littéraire : grâce à la lecture des novels sur mobile, la web-littérature a davantage gagné en visibilité et en popularité.

 

Le 9 : Le grand capitalisme et les autorités ont fini par intervenir dans le secteur web-littéraire.

 

S. Y. : Depuis 2010 ou 2011, on s’est mis à adapter les novels en séries télévisées, avec beaucoup de succès en Chine. Puis à partir de 2015, les géants numériques comme Tencent ont commencé à investir massivement dans ce secteur. C’est dans le même temps que le gouvernement a décidé d’y imposer sa main de fer en lançant une grande campagne de « nettoyage sur Internet » en 2014. La web-littérature, jadis marginalisée, était désormais devenue trop populaire pour ne pas susciter d’interventions au niveau du contenu. Les disciples de la web-littérature jouent malgré eux ce rapport de force aussi bien avec la big tech qu'avec les autorités régulatrices.

 

Le 9 : Vous avez dit que la web-littérature constitue une clé pour comprendre la Chine d'aujourd'hui.

 

S. Y. : La web-littérature est un miroir reflétant les désirs ancrés chez les Chinois. Les auteurs ont beau inventer des univers surréalistes ou fantaisistes, chaque courant web-littéraire correspond en fait à un désir ou une revendication très présente dans la société. La web-littérature propose un mécanisme de guérison. Par exemple, en 2011 les nouveaux règlements de la loi sur le mariage ont été jugés par beaucoup comme un recul concernant la protection des droits des femmes. S'est installé un sentiment d'insécurité chez la population féminine. Résultat : dès 2015 on a vu naître des web-romans du genre « sirupeux et adorables » (甜宠文 tianpangwen) qui mettent en avant la fidélité au sein du couple. Autre exemple la même année, certains médias, comme la chaîne de télévision publique CCTV, s’étaient même moqués des « garçonnes » (nühanzi 女汉子 ), appelant les femmes à rentrer au foyer. Aussitôt des novels sont apparus dessinant tout l’inverse, c’est-à-dire des portraits de femmes d'État aussi puissantes et charismatiques que leurs confrères masculins. En 2021, la dernière tendance web-littéraire est sans doute celle du longwang zhuixu [Ndlr : 龙王赘婿 « roi-dragon déguisé en gendre adopté », une catégorie de romans où le héros est un homme soumis et méprisé par la famille de son épouse, mais qui finit par se découvrir des super-pouvoirs et conquérir le respect ; cf. Le 9 n°38, mars 2021], symptôme d’un autre mal-être de la société chinoise.

 

Le 9 : Qu’observez-vous sur la réception des web-romans chinois à l’étranger ?

 

S. Y. : Ce sont tout d'abord les fans à l'étranger qui ont pris l'initiative de traduire les novels chinois. La plateforme web-littéraire Qidian [Ndlr : webnovels.com] a par la suite lancé une version internationale, où des lecteurs étrangers commencent à écrire leurs propres novels. C’est également un nouveau champ de croissance pour ces sociétés chinoises. Pourquoi cet engouement à l’étranger pour les web-romans chinois ? Force est de constater que la web-littérature chinoise n’est pas une île isolée. Depuis sa naissance, elle a été nourrie par différentes pop-cultures du monde et en fait aujourd’hui partie. Les jeux vidéo occidentaux, la culture ACG du Japon [Ndlr : ACG, Animation, Comics and Games] et les web-romans chinois partagent en fait les mêmes racines, les mêmes logiques, ainsi que les mêmes cultures dans leurs modes de création et de diffusion. Ils appartiennent au même écosystème. En plus, la culture chinoise pourrait lui apporter une touche de fraîcheur. La seule barrière, c’est la langue.

 

Le 9 : Le danmei, un genre écrit par et pour les femmes, se voit propulsé sur le devant de la scène médiatique, grâce au succès commercial des adaptations télévisées, comme The Untamed ou Word of Honor. Quel est le rôle que joue le web dans l’écriture des femmes ?

 

S. Y. : Grâce à Internet, les femmes se dotent désormais d’un espace bien à elles. Si l’écrivaine Virginia Woolf a parlé d’une chambre à soi, ses œuvres ont été tout de même publiées, diffusées et jugées dans un univers masculin. Aujourd’hui les auteures trouvent un abri dans un espace virtuel, loin des regards masculins. Elles ne cessent de creuser leurs propres désirs, les exprimer et s’en satisfaire.


Quelques grands classiques de la web-littérature chinoise (par Shao Yanjun)

 

Daming Yaonie  ( 大明妖孽 ), Binglin Shenxia, 2017

Silent Reading (默读 ), Priest, 2016

Le Gendre adopté (赘婿), Fennude Xiangjiao, 2011

Nightfall  ( 将夜), Mao Ni, 2011

2013  ( 二零一三), Feitian Yexiang, 2011

Scarlet Heart  ( 步步惊心 ), Tong Hua, 2005

Zhu Xian  ( 诛仙 ), Xie Ding, 2003

My Sunshine  ( 何以笙箫默 ), Gu Man, 2003

The Legend of Wukong  ( 悟空传 ), Jinhezai, 2000  


 


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