Léon Vandermeersch :au prisme d'une approche interculturelle, comment percevoir l'individualisme occidental et le collectivisme oriental ?

1625148451081 China News Agency

Né en 1928, Léon Vandermeersch est sinologue et professeur émérite à l'École pratique des hautes études, mais aussi correspondant de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Ancien directeur de l'EFEO (École française d'Extrême-Orient), il est considéré comme “fils spiritual” des grands sinologues français : Edouard Chavannes et Paul Demiéville. M. Vandermeersch s’imprègne des sinologies française, chinoise et japonaise, mais surtout les dépasse. Il a consacré toutes ses 70 ans à la création d'études chinoises interculturelles. Ses recherches indépendante et approfondie portent sur l'ancien système social chinois, le confucianisme, l'histoire de la philosophie chinoise, l'histoire de la pensée chinoise, la littérature et l'art chinois, mais aussi le nouveau cercle culturel de sinologie formé au fil de l'histoire asiatique. Au prisme d'une approche interculturelle, M. Vandermeersch a pu démontrer les particularités mais aussi l’universalité de la culture chinoise.

Au prisme d'une approche interculturelle, quelles sont les différences de valeurs culturelles entre l'Orient et l'Occident ? Y a-t-il une complémentarité entre les deux ? Comment percevoir l'individualisme préconisé par l'Occident et le collectivisme de la tradition orientale ? Comment l’Orient et l’Occident peuvent-ils se servir de l'expérience de l’Autre afin de pouvoir apercevoir leurs propres problèmes ?  

Tout le monde connaît la Grèce et Rome. Ils ont toutefois longtemps ignoré l'influence considérable de la Chine sur le monde. Le monde occidental devrait prendre en considération l’importance de l’universalité de la culture chinoise. La culture collectiviste chinoise permet à l'humanité d'adopter des stratégies coordonnées pour faire face aux difficultés, mais aussi de maintenir au maximum une tolérance et une perspective en période de prospérité.

Les valeurs culturelles en Orient et en Occident ne peuvent toutes être poussées vers l'extrême

L'humanisme occidental est fondé sur la théologie. Et la théologie vient du judaïsme, du christianisme et du platonisme. Grâce à l'élaboration de Thomas d'Aquin, la théologie traditionnelle occidentale a pu prendre sa forme plus tard. En Orient, en fonction de l'humanisme chinois, l’Homme fait partie de l'univers. Et à l’instar de la nature, l’Homme contribue au mouvement de l'univers entier. Par conséquent, dans la culture traditionnelle chinoise, il y a le concept de « l’unité du Ciel et de l’homme » (une sorte de rapports entre macrocosme et microcosme). En Orient et en Occident, il existe donc des différences entre leurs valeurs culturelles mais aussi leur appréhension à l’Homme. C'est une disparité fondamentale entre les deux mondes.

L'« égalité » est un concept principal de l'humanisme occidental. En théorie, tout le monde le reconnaît et même considère l'égalité comme un moyen de promouvoir les droits de l'Homme. Néanmoins, en réalité, tout le monde sait que l'égalité absolue n'existe pas et que l'égalité est limitée par de nombreuses contraintes subjectives ou objectives. L’égalité idéale et l’inégalité réelle sont universelles.


En Occident, les principes d'égalité et de respect aux droits de l'Homme ont engendré une certaine forme d'individualisme : l'individu devient supérieur au collectif, et les intérêts individuels priment sur les intérêts collectifs. La prolifération de l'individualisme a conduit à une crise générale dans la société occidentale. Cette crise est une crise « sociétale » : chacun accorde sa propre liberté avec une dimension illimitée, ce qui pourrait causer une détérioration de liens sociaux ainsi que de l'esprit social. En Chine, nous voyons également des failles provoqués par certaines pensées. Comme on l'a vu dans l’œuvre de Ba Jin Famille, les individus sont soumis à des contraintes diverses. C’est aussi un problème en Orient.

Je pense que la valeur de chaque culture est bonne en soi et digne d'estime. La valeur de l’individualisme occidental et la valeur du collectivisme oriental ont toutes leurs propres aspects remarquables. Elles devraient toutes être héritées. Ces valeurs ne peut cependant pas être poussées vers l'extrême ou déformées. Quelle que soit la valeur d’une culture, si elle est poussée vers l'extrême ou déformée, cela pourrait entraîner de nombreux effets négatives.


La « démocratie occidentale » ne suffit pas à résoudre les problèmes humains

La compréhension de la société en Occident n'a pas toujours été la même. Pour Thomas Hobbes, philosophe politique britannique du XVIIe siècle, « l'homme est un loup pour l'homme». D’après lui, la relation entre un homme et un autre est considéré comme une relation entre un homme et un loup (autrement dit : l'homme est le pire ennemi de son semblable, ou de sa propre espèce). Ce sont les intérêts qui régissaient sur les relations humaines, mais cela n’a rien à voir avec des principes éthiques préconisés par le christianisme, comme « la fraternité » ou « l'esprit d’amour ».

La pensée de Mencius est complètement oppose à celle de Hobbes. Pour Mencius (penseur chinois ayant vécu aux alentours de 380 av. J.-C.-289 av. J.-C.),  « L'homme à sa naissance est de nature bonne ». Si quelqu’un voit un enfant tomber dans un puits, il le sauverait instinctivement. C'est la preuve de la bonté innée de l'homme. En revanche, d'après Hobbes, l'homme ne naît pas avec ce genre de nature, mais avec la poursuite des intérêts personnels. La société ne peut donc se construire que sur des relations d'intérêt, et non sur les valeurs de compassion, de pitié et de bienveillance. Le philosophe britannique préconise l’établissement d’une « monarchie éclairée » : une société doit avoir une autorité, dont l'exécutif doit être une figure monarchique éclairée, chaque individu doit céder leur droit naturel à cette figure d’autorité. Parce que seule l'autorité absolue peut garantir la mise en pratique le contrat social.

La pensée politique de Hobbes faisait l'objet de certaines critiques. Parmi les premiers, on trouve celles de Jean-Jacques Rousseau. Pour le philosophe français, le contrat social ne consiste pas pour l'individu à remettre ses droits naturels à l’autorité, mais à transférer tous leurs droits à l'ensemble du collectif. Rousseau ne nie pas l'existence d'intérêts personnels (« …tous les hommes sont guidés par des motifs secrets», avait écrit Rousseau dans le Contrat Social), mais les intérêts communs permettent de réunir tous les individus afin de former une communauté morale ainsi qu’une personne publique, que Rousseau appelle de la « République » ou « corps politique », « État » ou « souverain ». Ainsi, le contrat social établit une sorte d'égalité entre les citoyens, qui doivent le respecter avec les mêmes conditions et en jouir avec les mêmes droits. Après la Révolution française, l'Europe a entamé un long processus de construction de la démocratie.

Certes, la pensée démocratique occidentale présente une certaine antithèse par rapport à la pensée chinoise : la pensée chinoise insiste sur l'harmonie, mais aussi l'intérêt collectif primant toujours sur l'intérêt individuel, pour qu'une société harmonieuse générale puisse être atteinte. Dans le processus démocratique en Occident, ce que nous voyons, c'est la protection des intérêts personnels. Pour les individus, protéger leurs propres intérêts devient normal dans les sociétés démocratiques occidentales. Evidemment, cela pourrait facilement conduire à la suprématie des intérêts individuels.

Pourquoi y a-t-il aujourd'hui une crise démocratique dans les sociétés occidentales ?  Parce que les pays occidentaux ont l'habitude de considérer la démocratie comme la valeur suprême, mais la « démocratie » ne suffit pas à résoudre des problèmes rencontrés par l'humanité, tels que la répartition des ressources et la protection de l'environnement. Une fois qu’un tel problème se pose, tous les acteurs (pays ou entreprise) concernés se battent entre eux à tout prix pour protéger leurs propres intérêts. La crise financière représente un autre exemple : après la mise en place de la démocratie en Occident depuis tant d'années, pourquoi une crise financière aussi grave a-t-elle pu éclater ? Cela révèle que la démocratie n'suffit pas à contrôler ainsi qu’à réguler les facteurs de crise dans le domaine financier.

Certains intellectuels occidentaux, comme Pierre Rosanvallon, ont soulevé une question : la société d'aujourd'hui est fondamentalement différente de celle du XVIIIe siècle, et si le système démocratique créé à cette époque n'est plus adapté à notre époque actuelle, comment peut-on respecter les valeurs démocratiques tout en résolvant les problèmes auxquels la société d'aujourd'hui est confrontée ? C'est un sujet qui mérite d'être étudié.

Le collectivisme chinois pourrait avoir une valeur de référence pour l’Occident

Actuellement, la démocratie parlementaire devient l’un des problèmes rencontrés par la démocratie occidentale. Cette démocratie fonctionne à travers des représentants issus des élections pour légiférer et gouverner. La crise de la démocratie parlementaire ou la crise de la démocratie représentative témoigne d’une crise de la politique de partis.

En apparence, la politique de partis protège les intérêts publics. Mais en fait, les parties se battent entre eux pour le pouvoir par le biais de démarches démocratiques. À cet égard, je pense que la Chine peut avoir des traditions différentes. Le collectivisme chinois, autrement dit « conscience collective », pourrait avoir une certaine valeur de référence pour l'Occident. Entre l’Orient et l’Occident, la vraie question ne peut se contente de juger quelle situation est meilleure ou où la crise est plus grave : comparer la société orientale à la société occidentales, il est inutile de déterminer la meilleure société.

Le vrai problème est que les deux sociétés sont toutes imparfaites et ont des failles. Nous sommes obsédés par nos propres traditions et nous ne pouvons plus apercevoir nos propres problèmes et défauts. Nous devons tirer des leçons de l'expérience de l’Autre afin de découvrir nos propres problèmes puis les corriger, au lieu d'imiter ou de copier l'expérience de l’Autre.

Dans le système démocratique occidental, de plus en plus de gens croient que le système peut résoudre tous les problèmes. Tout de même, satisfaire les désirs est également considéré comme une sorte de valeur de l’humanisme. En fait, il s'agit d'une fausse interprétation des valeurs de l’humanisme, ce qui pousse l'individualisme à poursuivre sans cesse l’autosatisfaction aux désirs. Quelle est la conséquence de ce phénomène ? Les gens n'ont plus d'autodiscipline.

En ce qui concerne le désir et l'autodiscipline, je voudrais citer les mots de John Mill, penseur de libéralisme britannique du XIXe siècle pour illustrer : « Par rapport à un cochon heureux, je préfère le malheureux Socrate ». Les mots de John Mill méritent réflexions.

En Occident, il existe aussi un dicton disant que « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Sur la question de la valeur, il existe également le même danger. Beaucoup de personnes ne se servent pas de bonnes valeurs occidentales pour compléter ou corriger leur propre culture, mais que de mauvaises choses pour leur propre usage. Je pense qu'une personne peut avoir une certaine tendance en regardant une autre culture. Cette tendance pourrait aussi être un défaut, c'est-à-dire qu'il est susceptible de prêter attention à des choses étranges et curieuses dans la culture de l'Autre mais sans percevoir la vraie valeur de cette culture. Cela pourrait engendrer un sentiment de supériorité par rapport à l’Autre. En fait, c'est une vision erronée qui résulte d’une comparaison faite entre les bonnes choses de sa propre culture et les choses curieuses d’autres cultures.

Texte original en chinois traduit en français par Jia Yan, Wang Ziwei et Huang Ke


Photos ©  NeonBrand & Artem Kniaz / Unsplash

Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.