
[Ces chinoises au destin exceptionnel] Zhuo Wenjun, de l'amour de l'art à l'art de l'amour
Considérée comme l'une des « quatre grandes femmes lettrées » de l'histoire chinoise, Zhuo Wenjun, en tant que fille et épouse, a toujours réussi à maîtriser seule et avec intelligence son destin.
L'amour à tout prix
Au bord de la rivière Baimo, dans la ville de Qionglai au Sichuan, se situe un port baptisé « La Fuite ». Son nom célèbre la poétesse Zhuo Wenjun (175 - 121 av. J.-C.) de la dynastie Han, qui a fui sa famille pour partir avec son amoureux, le grand écrivain Sima Xiangru, jeune et pauvre lettré en quête de carrière. Une histoire romantique et peu commune, que l’historien et contemporain Sima Qian a cru bon de consigner dans ses fameuses annales les Mémoires historiques, devenues classiques. Née dans une famille d’affaires de Qionglai, Zhuo Wenjun, cultivée, maîtrise à merveille les « Quatre Arts » – le luth, le go, la calligraphie et la peinture –, symboles des lettrés érudits dans la Chine ancienne. Veuve à 17 ans après quelques mois de mariage, elle retourne chez ses parents, rencontrant lors d’un banquet familial son futur mari, Sima Xiangru. Selon les Mémoires historiques, l’écrivain, d’origine modeste, réussit à séduire la fille du riche hôte par deux poèmes chantés. Entre le fauché et la veuve, c’est le coup de foudre et celui-ci fait scandale à une époque où le mariage est dicté par la volonté des géniteurs. Zhuo Wenjun lui propose de s’enfuir pour s’installer à Chengdu, la ville natale de Sima Xiangru.
Au nom de l'égalité
Le couple y mène une vie modeste mais pleine d'espérance. Zhuo Wenjun ouvre une échoppe d’alcool pour soutenir son mari qui se consacre à la poésie. Ils mettent petit à petit leur vie sur les bons rails : la famille Zhuo finit par reconnaître le mariage (plus pour ne pas perdre la face que par indulgence) et leur apporte des aides financières. Sima Xiangru réussit également à s'imposer dans les milieux littéraires par ses poèmes, avant de devenir un fonctionnaire pour l’Empire. À une époque où les talents d’écriture constituent un passeport de respect et un cachet de glamour, Sima Xiangru, apprécié par l’empereur Liu Che, finit même par devenir la coqueluche de toute la cour. Avec le succès, éclate très vite un conflit au sein du couple : Sima Xiangru voudrait épouser une autre femme comme concubine. Une pratique polygame courante autrefois, mais qui révulse Zhuo Wenjun. Le caractère bien trempé, elle choisit d’écrire à son mari deux poèmes, Baitou Yi, « Chant sur notre temps passé », et Juebie Shu « Lettre d'adieu », pour montrer sa déception et son opposition. Pour elle, mieux vaut se retirer d’une relation de couple déséquilibrée que s’y résigner. Touché, Sima Xiangru, plein de regrets, finit par renoncer à son second mariage.
Figure inspirante de la révolution chinoise
Zhuo Wenjun, rendue célèbre par les écrits de l’historien Sima Qian, a alimenté l’imaginaire de générations d’écrivains et de dramaturges. Xixiang ji, ou « L'Histoire du pavillon de l’Occident », célèbre pièce de théâtre de Wang Shifu du XIIIe siècle, aurait puisé ses sources dans l’histoire d’amour entre Zhuo Wenjun et son mari. Ce personnage romantique et romanesque, résolument moderne, a servi même de modèle d’émancipation contre les carcans de la tradition, lors du mouvement du 4 mai 1919, un mouvement anticolonialiste et antitraditionnaliste fondateur mené par de jeunes progressistes. Guo Moruo écrit dans les années 1920 Trois rebelles, une pièce de théâtre dressant le portrait de trois femmes historiques dont fait partie Zhuo Wenjun. Sous sa plume, Zhuo Wenjun déclame une sorte de « J'accuse » : « Sous les rites et traditions dominés par vous les hommes et les vieux, nous, les jeunes femmes émancipées, n’y pouvons que faire. » Interprété avec le prisme propre à chaque époque, son symbole reflète bien sûr les mœurs de sociétés différentes, et celui-ci est toujours aussi fort, 2 000 ans après sa mort.
Photo : Peinture de He Dazi représentant Zhuo Wenjun. Domaine public, via wikimédia commons
Article initialement paru dans Le 9 magazine n°41, Juillet 2021.
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