
La pensée de Confucius, une certaine idée de l'humanisme
L’humanisme, contrairement à certaines idées reçues, est une notion qui pourrait trouver son fondement dans la philosophie chinoise. Il suffit de regarder du côté du maître : Confucius.
En 2019, juste avant leur entretien tenu à Nice, le président français Emmanuel Macron a offert comme cadeau diplomatique à son homologue chinois Xi Jinping, un curieux manuscrit : Introduction à la lecture de Confucius de François Bernier, une des toutes premières traductions en français des Entretiens, publiée en 1688. Un cadeau moins anodin qu’il n’y paraît, prouvant le parallèle qu’il est aisé de construire entre la philosophie des Lumières dont a hérité la France d’aujourd’hui, et la pensée antique confucéenne dont se réclame la Chine : une certaine idée de l’humanisme.
Les Entretiens sont une compilation par des disciples et arrière-disciples de paroles attribuées au penseur, homme politique et pédagogue que fut Confucius. Ils constituent donc un ouvrage postérieur au maître (551-479 av. J.-C. selon les dates traditionnelles). Regorgeant de citations, d’anecdotes, ils mettent d’emblée l’accent sur l’Homme. Voyons pour l’illustrer, cette réponse de Confucius à Zilu, son plus fidèle disciple, qui le consultait à propos des rituels sacrificiels aux défunts et des cultes rendus aux divinités : « Si tu n’arrives même pas à bien gérer les relations entre les hommes, à quoi bon parler d’offrande aux dieux ? » Répartie aussi concise qu’édifiante en chinois, qui rejette aussitôt les questions de fantômes et de mort pour préférer la vie des hommes à la croyance religieuse. Une attitude qui aura finalement forgé une image pragmatique et rationnelle de la pensée de Confucius, exerçant une influence profonde sur la pensée et la culture traditionnelle chinoise. Une culture qui amène à se focaliser sur la vie réelle et à poursuivre le bonheur par la stabilité sociale.
La bienveillance : la base de l’humanisme chinois
La notion de « bienveillance » (ren, parfois traduit « humanité » ou « sens de l’humain ») est centrale au confucianisme. Dans Les Entretiens, le concept est discuté pas moins d’une centaine de fois et inclut tout un panel de bonnes vertus et de valeurs éthiques qui sont censées régir la vie des hommes et parmi lesquelles l’affection pour son prochain en constitue la base. Synonyme d’amour, il s’exprime d’abord dans les liens familiaux, à travers par exemple, la « piété filiale », qui consiste à respecter et prendre soin de ses pères et mères, ou la « fraternité ». Théorie non dénuée de pratique, les Chinois attachant depuis toujours une importance particulière aux hiérarchies ainsi qu’aux obligations au sein de la famille.
Représentation de Mencius, par Yu Minzhong, 1747, source : Musée du Palais de Pékin
Pour Confucius, l’attachement aux proches doit s’étendre à toute la société. Cela fait en vérité du maître, non pas un moraliste austère comme il est souvent décrit, mais un homme affable et bienveillant. Dans les Entretiens, Confucius est d’ailleurs souvent mis en scène sous ce jour, comme dans cette anecdote où, voyant son écurie ravagée par des flammes, il s’enquiert d’abord des éventuels blessés, avant de courir sauver ses chevaux… Étendu à la sphère sociale, le concept fait que les Chinois ont une pleine conscience des obligations morales dans la société, considérant leur pays comme une grande famille. Cette bienveillance peut se muer en un patriotisme où tous les actes d’abnégation au profit de l’indépendance et la prospérité du pays sont alors envisageables.
La « bienveillance » est donc une sorte d’altruisme, que le maître considère atteignable par la satisfaction de cinq critères : respect et courtoisie envers autrui, bonté et tolérance, honnêteté et sincérité, ainsi que la culture du goût pour l’action efficace et porteuse de bénéfices tangibles aux autres. Elle se résume par la fameuse règle de conduite, également connue en Occident comme la règle d’or, que l’on retrouve dans toutes les philosophies antiques et religions : ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fît. Exigence minimale des comportements que Voltaire ou Robespierre avaient eux-mêmes en haute considération et qui a été à l’origine de l’idée de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789.
Confucius : un démocrate avant l’heure ?
Il faudra toutefois attendre Mencius (380-289 av. J.-C.), autre grand penseur de l’antiquité chinoise et héritier de Confucius, pour que ces principes d’éthique personnelle s’introduisent dans le champ politique, avec la théorie de la « gouvernance bienveillante ». Mencius vivait alors dans un monde en proie à d’interminables guerres, où le peuple souffrait de la misère face à l’opulence des souverains, suscitant son indignation : « Vous possédez viandes juteuses en cuisine, chevaux robustes en écuries, et dans les rues chemine le peuple au teint pâle et décharné, vers des champs couverts par les cadavres des affamés ! Comment le souverain peut-il se considérer en bon père de son peuple et gouverner alors qu’il ne vaut guère mieux qu’une bête sauvage dévorant les hommes ? » Sa gouvernance bienveillante a consisté à ériger en principe la primauté des intérêts du peuple sur ceux du souverain. La performance de celui-ci est alors à évaluer en fonction de sa popularité : « Celui qui ne fait que dominer et ignorer les intérêts du peuple n’est pas un bon souverain. Celui qui veille à l’inverse sur le bonheur et les préoccupations du peuple reçoit en retour sa bénédiction et son soutien. » Une idée pionnière, qui, là encore, repose sur l’idée que le bonheur est lié à la stabilité sociale, en cherchant à garantir les besoins élémentaires du peuple. Cette conception a eu une forte influence durant toute l’histoire chinoise et se retrouve dans de nombreux écrits des lettrés fonctionnaires chinois, voire leurs poèmes ou leurs peintures. Elle tend à montrer que la culture politique chinoise reposerait davantage sur une conception de la société plus collectiviste qu’individualiste, expliquant la quête des politiques contemporaines d’un bien-être global en privilégiant l’égalité sur l’abondance des richesses. C’est cette tradition deux fois millénaire qui sert de fondement philosophique aux politiques actuelles chinoises visant à construire une société dite « de moyenne aisance ».
La Chine est aujourd’hui plus proche que jamais des sociétés idéales dépeintes dans ses classiques de philosophie antique. Cette Chine ancienne renaît aujourd’hui avec une vigueur sans précédent.
La lutte contre la pauvreté en Chine en est la parfaite illustration. En 1981, l’incidence de la pauvreté en Chine, avec une population totale de 875 millions de personnes, atteignait 88 %, ce qui en faisait le pays avec le plus grand nombre d’indigents (soit environ 40 % de la population pauvre mondiale). Depuis 2020, les 98,99 millions de ruraux les plus démunis, en vertu des critères actuels nationaux, sont officiellement tous sortis de la pauvreté. Au prix d’efforts coordonnés sur 40 ans, la Chine a réussi à éliminer la pauvreté sur son territoire et a contribué à diminuer la pauvreté globale, bien avant les objectifs prévus par l’Organisation des Nations Unies à l’horizon 2030. La Chine est aujourd’hui plus proche que jamais des sociétés idéales dépeintes dans ses classiques de philosophie antique. Cette Chine ancienne renaît aujourd’hui avec une vigueur sans précédent.
L’harmonie : l’objectif de l’humanisme chinois
Enfin vient la notion d’« harmonie », découlant naturellement de celle de gouvernance bienveillante. Dans la tradition politique chinoise, l’harmonie occupe une place éminente. Le concept ne date pas d’hier et était déjà débattu dès la période des Printemps et Automnes (771 - 453 av. J.-C.), à l’heure où la Grèce antique s’épanouissait de l’autre côté du continent. La recherche d’harmonie signifie celle d’un équilibre entre différents éléments hétéroclites. Elle représente tout ce qu’il y a de plus tolérant et généreux dans la civilisation chinoise, consciente de la réalité du monde, qui est une réalité de différences à concilier. Dans les théories les plus anciennes, la coexistence pacifique de contraires, la combinaison d’antagonismes, sont à l’origine de toute vie. Les connaisseurs y reconnaîtront les théories du Yin et du Yang, principes fondamentaux qui animent l’univers dans la pensée chinoise : Vide et Plein, Ciel et Terre, Esprit et Corps… C’est toujours cette même vision qui est à l’œuvre depuis déjà 5 000 ans en Chine. Force est de constater qu’elle a su donner naissance à une philosophie politique qui prône l’harmonie, la convivialité, la bonté, l’affabilité, la courtoisie, l’humilité, tout en mettant l’accent sur la solidarité, l’entraide et l’amitié.
Cette vision « harmonisante » est assez manifeste à l’échelle internationale. Plusieurs fois dans son histoire, la Chine a tenté de renouer avec cette attitude ouverte et inclusive, cherchant à absorber les éléments positifs venant de l’extérieur pour s’enrichir et se renouveler. Durant la dynastie Han (206 av. J.-C. - 220 ap. J.-C.), l’empire s’est enrichi des apports venus des ethnies barbares limitrophes, alors que celles-ci s’y intégraient ; au Moyen-Âge, c’est le bouddhisme venu d’Inde qui s’y est largement propagé. Aujourd’hui, la Chine n’a de cesse de multiplier les échanges culturels avec un nombre croissant de pays, dans un esprit de coexistence pacifique et d’apprentissage mutuel. Pour reprendre cette phrase du sociologue Fei Xiaotong (1910- 2005), pionnier de la discipline en Chine : « Si chaque nation doit non seulement apprécier la beauté de sa propre culture, elle doit aussi savoir admirer celle de l’autre. Croisement et fusion des cultures contribueront à la fondation d’une société harmonieuse ».
Certes, en Chine comme ailleurs, il y a beaucoup à faire pour s’améliorer. Mais la pensée traditionnelle chinoise recèle déjà tous les outils théoriques pour y arriver. Résultat du travail de réflexion mené par plusieurs générations de penseurs, lettrés et fonctionnaires, l’idée d’un humanisme à la chinoise y trouve tous ses fondements. Et ce, depuis au moins 2 700 ans.
Écrivain, calligraphe, QIAN Zhuangwei est spécialiste de l'art et de la pensée chinoise. Il est l'auteur d'une récente étude sur le poète Su Dongpo.
Article publié dans L’Humanité Dimanche n°770 en partenariat avec Nouvelles d’Europe / Le 9.
Photo : peinture de Qiu Ying représentant Confucius, début du XVIIe siècle
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