[LA CHINE ET SES VOISINS] Tadjikistan et Kirghizistan : pour stabiliser la région, Pékin fait le pari du développement

1606131322000 Le 9 Emmanuel LINCOT

La Chine a commencé à s’intéresser véritablement au Tadjikistan (pays persanophone de près de 9 millions d’habitants) et au Kirghizistan (pays turcophone de près de 6 millions d’habitants) dans les années 2000. Depuis, cet intérêt n’a fait que s’accroître. Les enjeux sont multiples : accès aux marchés de l’Asie centrale, lutte contre le terrorisme et les narco trafics mais aussi coopération multilatérale à travers l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) dont chacun de ces pays est membre. La Chine est devenue le principal investisseur, prêteur et mécène de ces pays comme le rappelle le Livre jaune sur l’Asie centrale, paru en juin dernier et émanant de chercheurs de l’Académie des Sciences Sociales Chinoises, spécialistes de cette région du monde.

Pour ce qui concerne la coopération avec le Tadjikistan, le secteur minier est l’un des plus privilégiés par les entreprises chinoises. La plus importante est la coentreprise Zarafchon, située dans la province de Pendjikent, dans le nord-ouest du pays, et détenue à 75 % par Zijin Mining, qui fournit près de 70 % de l’or extrait au Tadjikistan. Pakrout, propriété de la China Nonferrous Gold Limited, exploite quant à elle les mines aurifères de Vahdat. En 2018, la société chinoise TVEA a obtenu les licences d’exploitation des gisements de Douobat et de Verkhny Koumarg, dans la province d’Aïni, après avoir construit une centrale thermique à Douchanbé. Durant l’été 2018, le gouvernement tadjik avait signé un accord qui octroyait une licence d’exploitation de l’énorme mine de Yakdjilva, dans la province de Mourgab à la société Kashi Xinyu Dadi Mining Investment Limited. Pour l’acheminement de ces ressources, China Road a reconstruit la route reliant Douchanbé à la frontière tadjikoouzbèke, longue de 410 kilomètres, grâce à un prêt chinois d’environ 300 millions de dollars (274,2 millions d’euros). Cette société a également entrepris la restauration de la route Douchanbé-Kulob du réseau routier de Douchanbé et de la route de la capitale jusqu’à la frontière ouzbèke. L’achèvement de ce dernier projet était prévu pour début 2020. China Road a par ailleurs construit des tunnels routiers ainsi que des tunnels et ponts ferroviaires.

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Une frénésie d’aménagements

China Road réalise en ce moment des travaux préliminaires sur la route Kalaikhoum–Rushan, à la frontière afghane. Pékin a débloqué 230 millions de dollars (210,2 millions d’euros) pour reconstruire cette section longue de 92,3 kilomètres. La China Railway Corporation vient pour sa part d’achever la reconstruction de la route reliant Kanibadam et Patar. Dans le même temps, TVEA a terminé la construction de la ligne à haute tension reliant le centre du Tadjikistan à la province de Soughd, dans le nord. Elle avait auparavant construit une centrale thermique dans la capitale, une ligne à haute tension entre Khatlon et Lolazor et plusieurs stations souterraines. De son côté, la China National Petroleum Corporation (CNPC), en collaboration avec Tadjiktransgaz, la coentreprise issue de Trans-Tadjik Gas Pipeline Company Ltd, a entamé la construction de la quatrième section du gazoduc Asie centrale-Chine. CNPC, qui prospecte le sol tadjik pour y trouver des hydrocarbures, a annoncé l’implantation de sa filiale China Petroleum Engineering & Construction Corporation (CPECC), spécialisée dans l’ingénierie pétrolière, la production, la construction et la conclusion de contrats. En 2014, la société privée chinoise Xinjiang Production and Construction a loué près de 500 hectares dans la province de Khatlon pour une période de 50 ans. Dans la même région, Xinjiang Yinghai et Hai Li ont loué des terres pour 49 ans. En outre, la coentreprise Développement de l’agriculture au Tadjikistan et en Chine cultive notamment du coton, du maïs et du blé dans cette province. Enfin, l’organisation paysanne Xinyang Yinghai exploite actuellement 280 hectares de terres tadjikes, loués pour 49 ans. Le riz et le coton sont les principales ressources cultivées. Les agriculteurs chinois souhaitent augmenter progressivement la quantité de terres louées.

Même constat côté kirghize. Que ce soit l’aménagement de routes financées par la Chine ou la coopération avec Pékin dans l’aménagement d’une raffinerie pour la ville industrielle de Kara-Balta (à deux cents kilomètres de la capitale, Bishkek), ces projets s’accompagnent d’échanges linguistiques importants destinés à la formation de jeunes kirghizes travaillant pour l’industrie minière ou les télécommunications, tel Huawei. Une partie de la classe politique s’est d’ailleurs émue de cette présence chinoise. Mais comment reprocher aux dirigeants d’un des pays les plus pauvres du monde, un PIB tout juste supérieur à celui de la Somalie et inférieur à celui du Niger, d’accepter l’offre chinoise ? Les tensions n’en sont pas moins fortes dans ce petit pays enclavé qui, comme le Tadjikistan voisin, n’est pas à l’abri d’une radicalité islamiste ou séparatiste. Ainsi, en août 2016, l’ambassade chinoise à Bishkek était la cible du premier attentat d’envergure touchant les intérêts de Pékin à l’étranger. L’enquête, dont les conclusions officielles n’ont toujours pas été rendues publiques à ce jour, privilégie la piste de radicaux ouïghours. Cette ethnie originaire du Xinjiang en Chine a une importante diaspora au Kirghizistan. Bien que le nombre et les moyens des radicaux demeurent très limités, leur potentiel de nuisance dans la petite république centre asiatique demeure significatif devant la faiblesse des services de sécurité locaux. Pékin a peur que les radicaux ouïghours sévissent de nouveau contre les intérêts chinois à l’étranger, faute de pouvoir commettre des attentats en Chine même.

Coopération culturelle et sécuritaire

Au Tadjikistan, le secteur minier est l’un des plus privilégiés par les entreprises chinoises.

L’aide offerte par Pékin a permis l’ouverture de dizaines d’établissements d’enseignement général au Tadjikistan ou d’Instituts Confucius comme au Kirghizistan. Ce volet éducatif est un investissement sur le long terme : pacifier la région et la rendre moins perméable aux risques de déstabilisation (trafic de drogue, paupérisme, risques de contagion salafiste…). Cette politique globale initiée par Pékin se traduit par un soutien inconditionnel du président tadjik Emomalii Rahmon. Ce dernier est d’ailleurs populaire car c’est lui qui a réussi à surmonter la guerre civile. Il a su s’entendre avec le Parti de la résurrection islamique du Tadjikistan (PRIT) durant une quinzaine d’années, avant d’en expulser récemment les membres de son gouvernement. Cela n’augure rien de bon pour l’avenir du pays d’autant que le Tadjikistan est le pays le plus vulnérable à l’influence afghane. Des mouvements très actifs liés au terrorisme international, comme l’East Turkestan Islamic Movement (ETIM), peuvent effectivement embraser la région autonome chinoise et musulmane du Xinjiang. Sur les 4 000 combattants d’origine centrasiatique, 300 Ouïghours en provenance de Chine auraient rallié des organisations terroristes proches de Daech. Des velléités de coup d’État au Tadjikistan même ne sont pas à exclure. Il faut savoir par exemple que c’est un Tadjik, l’ex-colonel des forces spéciales de la police, Goulmorod Khalimov, qui a assumé le commandement militaire de Daech. Les Tadjiks sont environ 1 000 combattants dans les rangs de Daech, ce qui représente le double voire le triple des autres pays d’Asie centrale. Même si Goulmorod Khalimov semble avoir succombé, en 2017, à des bombardements en Syrie, sa mémoire reste vivante et des partisans de Daech auraient infiltré la police tadjike.

Ces risques de déstabilisation existent. Dans ces deux pays aux structures claniques, la moindre anicroche peut mettre le feu aux poudres. Ainsi, a-t-on vu en août 2019, les forces spéciales kirghizes lancer une opération au domicile de l’ancien président Almazbek Atambaïev. Les partisans de ce dernier avaient répliqué avec des pierres et des barricades. Longtemps, le pouvoir russe semblait soucieux de maintenir l’ordre dans ces anciennes républiques soviétiques de l’Asie centrale. Mais Pékin a désormais pris le relais en pariant sur un développement économique de la région et en incitant ces pays membres de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) à collaborer davantage dans le domaine à la fois sécuritaire et militaire. Au reste, Douchanbé (capitale du Tadjikistan) comme Bishkek ont accueilli plusieurs sommets de l’OCS. Depuis 2016 au moins des opérations de contre-terrorisme sont menées conjointement par les autorités chinoises et tadjikes. Plus que jamais, cette coopération est un gage de stabilité inter-régionale. Le succès du projet des Nouvelles Routes de la soie (Belt & Road Initiative – BRI en anglais) lancé par le président Xi Jinping en 2013 est aussi à ce prix.

Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l’Institut catholique de Paris.

Photo : pour accéder à l’Asie centrale depuis la Chine, il faut traverser le Pamir, cette formidable chaîne de montagne aux frontières du Kirghizstan, du Tadjikistan, de l’Afghanistan et de la Chine


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