[LA CHINE ET SES VOISINS] Chine - Népal : le Népal, clé de voûte entre la Chine et l'Inde

1611568766693 Le 9 Emmanuel Lincot

Pays de la chaîne himalayenne, le Népal et ses trente millions d’habitants, entretiennent avec leur immense voisin chinois une relation ancestrale qui a été scellée en 1960 par la signature d’un Traité de paix et d’amitié. Les bonnes relations entre les deux pays se sont accélérées, surtout après la victoire du gouvernement maoïste népalais à la suite d’une guerre civile qui aura duré dix ans jusqu’en 2006. La même année la Chine obtenait le statut de membre observateur au sein de l'ASACR (Association Sud-Asiatique pour la Coopération Régionale). Sa candidature avait été soutenue par la diplomatie népalaise. Et si le Népal a su apprécier aussi l’aide humanitaire précieuse apportée par Pékin après le terrible tremblement de terre qui a ravagé le pays en 2015, il a également donné un accueil favorable au projet chinois des Nouvelles Routes de la soie suite à la visite du président Xi Jinping à Katmandou en octobre 2019. Ainsi, le rapprochement avec la Chine vise pour le Népal à établir un plus juste équilibre entre ses partenaires, et tout particulièrement avec l’Inde qui accueille 68 % des exportations népalaises.

Avec plus d’un million de travailleurs migrants népalais sur le territoire indien, Katmandou a toujours souhaité contrebalancer sa dépendance à l’Inde par la mise en œuvre d’une politique plus équilibrée, une constante dans ses choix de politique étrangère. Ainsi, dès la guerre sino-indienne de 1962, Katmandou a opté pour le choix d’une neutralité ouverte vis-à-vis de chacun des belligérants. Pour autant, l’armée indienne s’est depuis installée dans la région népalaise de Kalapani. Sa persistance à s’y maintenir fait l’objet d’un sérieux contentieux opposant Katmandou à New Dehli. Les récentes tensions sino-indiennes à la frontière du Ladakh ont ravivé ce différend. C’est dans ce contexte difficile que la présidente népalaise Bidya Devi Bhandari a reçu, le 30 novembre 2020, le général en chef chinois Wei Fenghe afin de renforcer la coopération militaire entre le Népal et la Chine. 

Une coopération inter-régionale 

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Selon Long Xingchun, responsable de l’Institut des affaires internationales, un think tank basé à Chengdu (province du Sichuan) : « Le Népal est dans son droit de diversifier des relations avec d’autres pays ». Dont acte : la Chine est pour ce pays de plus en plus important et cette coopération se traduit par la construction d'un chemin de fer de 770 km reliant la capitale tibétaine de Lhassa à la ville frontalière népalaise de Khasa. Un autre embranchement reliant Xigazê, la région autonome du Tibet à Katmandou, est en voie d’achèvement. Visant à désenclaver le Tibet par le Sud, et le Népal par le nord, ce vaste projet ferroviaire, culminant à 5 000 mètres d’altitude, fait partie du réseau de connectivités transhimalayen dont la Chine est l’élément moteur. Cherchant à acquérir une profondeur stratégique, à conquérir de nouveaux marchés et à renforcer le développement de ses zones frontalières, la Chine redécouvre l’Himalaya, au même titre que l’Asie centrale, deux régions auxquelles elle a longtemps tourné le dos tant sur le plan politique qu’économique. En somme, le Xinjiang est à l’Asie centrale ce que la province du Tibet est à l’Asie du Sud : un axe pivot des intérêts stratégiques initiés par Pékin dans ces régions périphériques. De là à conférer à la région tibétaine le rôle central qu’elle avait dans l’espace himalayen jusqu’au début du XXe siècle il n’y a qu’un pas rendu possible par le réchauffement des relations entre le Népal et la Chine et par la priorité qu’accorde Pékin au développement de ses provinces occidentales. Les trois priorités – valorisation des transports, des ressources en eau et du secteur minier – autour desquelles s’articule la politique du développement mise en œuvre par les autorités centrales au Tibet sont susceptibles d’avoir, comme le souligne l’un des meilleurs spécialistes français de la région, le diplomate Thierry Mathou, « des conséquences importantes non seulement sur l’économie de la région autonome mais aussi sur son positionnement par rapport à ses voisins ». L’essor du commerce extérieur chinois à partir du Tibet ne peut donc qu’impacter en retour l’économie népalaise. Ce développement inter-régional s’accompagnera sans doute d’une migration des communautés locales et notamment de l’accroissement à terme du nombre de travailleurs migrants népalais au Tibet. 

Visant à désenclaver le Tibet par le Sud, et le Népal par le nord, un vaste projet ferroviaire culminant à 5 000 mètres d’altitude, fait partie du réseau de connectivités transhimalayen dont la Chine est l’élément moteur.

Pour l’heure, la coopération sino-népalaise se concrétise depuis 2016 par l’édification de l’imposant barrage de Trishuli situé à 70 kilomètres au nord-ouest de Katmandou. Son originalité réside toutefois dans la participation de plusieurs investisseurs étrangers. Si la Banque asiatique d'investissements pour les infrastructures (BAII - l’une des institutions financières chinoises les plus sollicitées pour la réalisation des projets mis en œuvre sur les Nouvelles Routes de la soie) pourvoit à une part non négligeable de son financement, ce barrage doit aussi sa construction à un pôle plus élargi qui regroupe à la fois des investisseurs européens (dont le français Proparco) mais aussi sud-coréens. Mais la participation économique de la Chine au développement du Népal s’est étendue à la réalisation de tronçons routiers (l’axe Syaprubensi-Rasuwagadhi), de ponts (à Kodari et Rasuwagadhi) ou dans l’aménagement de structures aéroportuaires, à Pokhara notamment. C’est aussi dans le domaine de l’éducation et du tourisme que cette coopération bilatérale s’est le mieux illustrée. Pour l’année 2018, 164 694 touristes chinois se sont rendus au Népal. Un franc succès lié à la promotion qui fut faite de ce pays par les autorités chinoises qui l’avaient célébré, un an plus tôt, comme pays de l’année du tourisme. L’accroissement exponentiel du nombre de visiteurs chinois au Népal est grandement facilité par les lignes aériennes directes qui relient le Népal aux villes chinoises de Lhassa, Chengdu, Kunming, Guangzhou et Hong Kong. Le soft power déployé par les deux pays ne cesse d’ailleurs de rappeler l’ancienneté des relations historiques qui les lient. Ainsi, à deux pas de la Cité interdite à Pékin, se voit un dagoba blanc (tour reliquaire) monumental. Édifié par l’architecte népalais Araniko à l’époque de la dynastie mongole yuan (XIIIe siècle), il reste le témoin le plus visible de ce lien dans le paysage même de la capitale chinoise. Sans compter des figures bouddhistes de premier plan qui, à travers les âges ont établi des passerelles spirituelles entre les deux pays. On pense bien sûr au moine Buddhabhadra (Ve siècle), originaire du Népal, qui se rendit au Mont Lushan (province chinoise du Jiangxi) auprès du grand Maître Huiyuan. On pense aussi aux pèlerins Fa Xian (dynastie Jin, au IVe siècle) et Xuan Zang (dynastie Tang, au VIIe siècle) qui, en tant que médiateurs, furent à l’origine d’un complet renouvellement du bouddhisme en Chine, à l’issue de leur voyage dans cette région de l’Himalaya. 

Vers un « New Deal » stratégique ? 

Se tourner davantage vers la Chine s’avère d’autant plus nécessaire pour le Népal que le pays est sorti exsangue d’un terrible tremblement de terre (de magnitude 8) en 2015. 8 900 personnes tuées, un demi-million de maisons détruites : le bilan est lourd. Et le gouvernement népalais a estimé à plus de quatre milliards les frais de reconstruction du pays. Par ailleurs, le renforcement des relations sino-népalaises est la résultante d’une dégradation inquiétante des rapports qu’entretiennent Katmandou et New Delhi depuis de longues années. Le premier point de rupture remonte sans doute à l’année 1975 lorsque le petit royaume du Sikkim se voit rattaché à l’Inde. Le Népal y verra un fait politique majeur comme la préfiguration de sa propre annexion à l’Inde. La dominance de l’Inde sur le versant sud de l’Himalaya est une réalité dont le Népal peut difficilement s’affranchir. Au reste, c’est la raison pour laquelle le Népal a rejoint une structure multilatérale regroupant une partie des pays de l’ancien Raj britannique de l’empire des Indes. Il s’agit de la Bay of Bengal Initiative for Multi Sectoral Technical and Economic Cooperation (BIMSTEC). Elle est une organisation internationale réunissant le Bangladesh, l’Inde, le Myanmar, le Sri Lanka mais aussi la Thaïlande et le Bhoutan. Encore que le Népal, à la suite de la détérioration de ses relations avec l’Inde, ait refusé en 2018 de participer aux exercices militaires conjoints de ladite organisation. Pour autant, Katmandou ne perd sans doute pas l’espoir de jouer à terme le rôle d’un médiateur pour la paix entre la Chine et l’Inde. Les relations bilatérales, on le sait, entre ces deux géants s’enveniment depuis la crise en 2017 qui avait failli opposer les armées des deux pays sur le plateau du Doklam (entre le Népal et le Bhoutan). L’appel à la réconciliation qu’avaient vivement souhaité Xi Jinping et son homologue indien Narendra Modi lors de leur rencontre à Wuhan en 2018 semble bien lointain. C’était avant la pandémie. Autant dire une éternité et depuis lors, cet « esprit de Wuhan », tant vanté a laissé place aux doutes et aux suspicions entre les deux États dont les relations se sont de nouveau crispées. 

Le Népal a d’ailleurs servi de tribune au dirigeant chinois Xi Jinping en 2019 lorsque celui-ci avertissait et son voisin indien et la communauté internationale en des termes d’une très grande fermeté : « Quiconque tentera de diviser la Chine dans n’importe quelle partie du pays se retrouvera avec le corps écrasé et les os brisés. Et toute force extérieure soutenant de telles tentatives de division de la Chine sera considérée comme une chimère ». Malgré un infléchissement significatif de la diplomatie népalaise en faveur d’un rapprochement de la Chine, il y a fort à parier que le Népal au même titre que d’autres petits États de l’Asie du Sud-Est – tels que les Maldives et le Sri Lanka – choisira cependant la voie de la neutralité dans la rivalité qui oppose la Chine à l’Inde. Voie de la sagesse, elle est aussi celle du bouddhisme…

Emmanuel Lincot est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Photo : Katmandou, ville ancienne. © Jean-Pierre Dalbé, CC BY 2.0 via Wikimedia Commons

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