[La Chine et ses voisins] Chine-Thaïlande : de la coopération économique à la collaboration stratégique
Si le Laos sépare la Chine de la Thaïlande sur le plan géographique, ces deux pays ne semblent pas moins, et chaque année davantage, proches dans leurs choix de coopération. Signe de ce rapprochement : avant la pandémie, 10 millions de touristes chinois avaient visité la Thaïlande (contre 900 000 en 2006) avec des visites privilégiées dans les régions de Phuket, Chiang Mai et la capitale, Bangkok. Dès 2003, la Thaïlande et la Chine avaient signé un accord bilatéral de libre-échange. Six ans plus tard, la Chine avait été placée au deuxième rang des investisseurs de ce pays de 70 millions d’habitants. Elle a investi particulièrement dans le domaine de l’agroalimentaire, l’exploitation minière et l’industrie chimique. Le déplacement du ministre des Affaires étrangères chinois en visite à Bangkok, Wang Yi auprès du Premier ministre thaïlandais Prayut Chan-o-cha, en octobre dernier avait pour but de créer une synergie entre les stratégies sino-thaïes pour renforcer la coopération entre la région de la Grande Baie chinoise Guangdong Hongkong-Macao et le Corridor économique oriental de la Thaïlande dans le cadre du projet des Nouvelles Routes de la soie. À la clé, une série d’accords favorisés par le ralliement des deux États au Partenariat économique régional global (RCEP), et qui permettra sans doute aux deux pays d’intensifier leurs échanges y compris par ailleurs dans les domaines stratégique et militaire.
Une coopération à grande échelle
Régime monarchique, la Thaïlande a longtemps favorisé ses échanges économiques avec les États-Unis et le Japon. La création de l’ASEAN d’une part, l’émergence de la Chine de l’autre l’ont conduite à partir des années soixante-dix au choix d’une politique étrangère marquée par la recherche systématique d’une neutralité et d’un équilibre avec ses différents partenaires. C’est dans ce contexte que Pékin a aussi proposé à ses voisins du sud-est asiatique de coopérer davantage dans le cadre du Greater Mekong Subregional Economic Zone. Mis en place par la Banque Asiatique du Développement, il confère à Kunming, capitale régionale du Yunnan, un rôle clé comme hub interrégional entre le sud de la Chine et les zones riveraines les plus proches. Une interconnexion favorisée par le ferroviaire reliant en TGV les villes chinoises via Bangkok à Singapour, sans compter le développement du numérique et de la 5G impactant le Laos, le Myanmar, le Vietnam et la Thaïlande, c’est-à-dire un marché de 300 millions de personnes. Dans cette configuration, la coopération avec la Thaïlande s’avère des plus cruciales. Elle s’est accélérée après des changements politiques significatifs survenus dans ce pays en 2014, lesquels se sont traduits par une militarisation grandissante de l’État. L’attraction chinoise s’est alors renforcée. Ainsi, le tronçon TGV entre Nakhon Ratchasima et Bangkok, soit 253 kilomètres de voie, sera réalisé par une entreprise d’État chinoise et opérationnel en 2023. Il sera connecté successivement à Ventiane au Laos puis à Kunming. C’est à cette interconnexion triangulaire (Thaïlande / Laos / Chine) que vise cette coopération interrégionale tant dans le domaine ferroviaire que fluvial.
CARTE
L’aménagement du Mékong à la frontière du Laos et de la Thaïlande permettra, en effet, le passage de cargos chinois de 500 tonnes. En amont, le passage de navires de 150 tonnes reliant Kunming à Luang Prabang sur un trajet de 630 kilomètres est d’ores et déjà possible. Cette coopération entre les deux pays s’est également étendue dans le domaine universitaire. Plus de 30 000 étudiants chinois étudient en Thaïlande chaque année contre 20 000 étudiants thaïs en Chine. Cet afflux s’appuie sur un précédent multiséculaire : la présence d’une diaspora chinoise importante en Thaïlande, et tout particulièrement celle issue des régions méridionales comme le Guangdong, le Fujian et l’île de Hainan. En témoignent les temples dédiés à Guanyu (saint patron des commerçants), Mazu (protecteur des marins) et Guanyin (nom chinois donné à la déesse bouddhiste de la miséricorde) des districts respectivement de Khlong San, Bang Rak et de Thonburi de la conurbation de Bangkok. La plupart ont été édifiés sous la dynastie Qing (1644-1911) et ces communautés représentent aujourd’hui entre 10 et 14 % de la population. Proximité de la langue et conversion au bouddhisme ont permis à beaucoup d’entre eux de s’assimiler à la société thaïe, au point même de vouloir changer leur nom chinois d’origine. On ne compte plus ces élites marchandes versées dans les deux cultures. Au plus haut sommet de l’État, la princesse Sirindhom, maîtrisant parfaitement le mandarin, s’est vu remettre des autorités chinoises la médaille de l’amitié pour sa traduction de nombreux romans chinois en langue thaï. Ces atouts participent d’un rapprochement encore plus déterminant pour l’avenir. Il s’agit de la vente d’armements chinois.
L’entente affichée par les dirigeants de Pékin et de Bangkok s’apparente d’ores et déjà à une alliance de revers et donne ainsi accès pour la Chine à des pratiques militaires dans des eaux régionales d’une importance majeure.
Vente d’armes et dialogue stratégique
Les premiers chars d’assaut chinois du type VT-4, sur une commande de 28 engins, ont été livrés en octobre 2017 dans le cadre d’un contrat se montant à 4,9 milliards de bahts (126 millions d’euros). Des commandes pour vingt tanks supplémentaires ont été passées à la fin de 2018. Ces chars d’assaut chinois vont remplacer les tanks américains M-41 achetés il y a quarante ans. 34 véhicules de 2,3 milliards de bahts (60 millions d’euros) ont été également commandés. Dans ces deux cas de figures, l’une des conditions de la vente est l’établissement par les Chinois d’unités de production de pièces détachées pour la maintenance de ces engins militaires. Trois usines ont été planifiées, l’une pour l’armée de terre à Nakhon Ratchasima (nord-est), une pour l’armée de l’air à Nakhon Sawan (nord) et une pour la marine près de la base navale de Sathahip (est), ce qui pourrait être un facteur clé pour pérenniser l’approvisionnement en armements chinois de la Thaïlande. Cette dernière usine devrait surtout servir à la maintenance des trois sous-marins chinois S26T de la classe Yuan dont l’achat pour un total de 36 milliards de bahts (931 millions d’euros) a été décidé par le gouvernement thaï en 2017.
Au-delà des achats d’armements chinois, une série d’exercices militaires conjoints sinothaïlandais ont contribué à renforcer les relations militaires bilatérales, avec notamment le lancement d’un exercice aérien conjoint, Falcon Strike en novembre 2015, auquel ont participé 180 officiers et pilotes chinois. Un exercice naval conjoint Blue Strike, impliquant 1 000 marines des deux pays a également eu lieu en mai-juin 2016 (cet exercice avait connu sa première édition en 2010). Quant aux manœuvres conjointes des armées de terre, elles avaient commencé dès 2007 avec l’exercice Strike. Ce rapprochement militaire avec la Chine vise à contrebalancer les exercices menés conjointement par l’armée thaïe et celle des États-Unis dans le cadre des opérations Cobra Gold comme celles engagées au mois de mars dernier au large des îles Andaman. La Chine y était invitée par l’envoi d’un commando. Cette participation avait valeur de symbole mais ne doit guère faire illusion dans le climat général de détérioration qui oppose Washington à Pékin dans cette partie du monde. Elle ne saurait non plus remettre en cause le choix du gouvernement thaïlandais de privilégier durablement sa relation avec la Chine.
Alors que les relations sinoindiennes se détériorent et que la capitale indienne entend se rapprocher du Vietnam sur le plan stratégique ou par l’exploitation du pétrole off-shore au sud de la mer de Chine, l’entente affichée par les dirigeants de Pékin et de Bangkok s’apparente d’ores et déjà à une alliance de revers et donne ainsi accès pour la Chine à des pratiques militaires dans des eaux régionales d’une importance majeure. Les exercices bilatéraux et multilatéraux offrent un avantage politique à la Chine : ils permettent à l’Armée Populaire de Libération (APL) de démontrer ses capacités croissantes, de communiquer ses positions, d’améliorer ses capacités dans des domaines tels que les opérations de mobilité, la logistique, les procédures et ses tactiques. Enfin, ils permettent à l’APL de renforcer la coopération régionale en matière de sécurité. Le risque de radicalisation islamiste dans le sud de la Thaïlande est réel et nécessite une coopération de la même ampleur que celle engagée plus au nord par la Chine dans la lutte contre les narco-trafics. Enfin, elle permet à Bangkok de diversifier ses partenariats et de tenir compte du rôle grandissant exercé par la Chine dans la région.
Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Photo : commerce dans les rues de Bangkok à l’approche de la fête du printemps. Depuis 2021 et pour la première fois dans l’histoire de la Thaïlande, le Nouvel An chinois est officiellement reconnu comme une fête nationale avec un jour férié dédié. © ZHANG Keren/Xinhua
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