
[La Chine et ses voisins] Chine - Iran : une relation d'exception
Chine-Iran : ces deux pays se savent chacun héritiers de deux prestigieuses civilisations marquées par une histoire multiséculaire. Si l’énergie et la coopération financière figurent parmi les priorités du jour, cette relation sino-iranienne amorcée sur le plan diplomatique dès 1971 s’est intensifiée durant la première guerre du Golfe, mettant aux prises l’Iran, son nouveau régime théocratique fondé par l’Ayatollah Khomeiny, et l’Irak de Saddam Hussein de 1980 à 1988. Les sanctions occidentales contre le régime de Téhéran ont conduit l’Iran à se rapprocher de la Chine. Le commerce bilatéral est passé de 4 milliards de dollars en 2003 à 51,8 milliards en 2014 faisant de la Chine le premier partenaire économique de l’Iran. Cette relation privilégiée s’est traduite par la signature, en juin 2020, d’un accord commercial de 400 milliards de dollars entre les deux pays. Cette coopération est également présente dans le domaine militaire avec des ventes d’armes déjà réalisées ou en voie de l’être ainsi que des manœuvres navales communes. Une relation qui rebat les cartes au Moyen-Orient, nouveau centre d’affrontements entre la Chine et les Occidentaux.
Une relation très ancienne
Avant que la Perse ne s’appelle l’Iran, ce sont des marchands khorezmiens et sogdiens, tous de culture persane qui se chargent du commerce entre l’Asie centrale et la Chine. Et c’est au VIIe siècle, en Chine, que le dernier souverain perse sassanide, Péroz, en vient à se réfugier pour échapper aux envahisseurs arabes et leur religion nouvelle, l’islam. La langue persane deviendra l’une des langues parlées à la cour de Chine plusieurs siècles durant. Plusieurs communautés de langue persane, tantôt converties au mazdéisme, tantôt au nestorianisme dans la région de la capitale impériale chinoise (Chang’an, l’actuelle Xi’an) sont attestées ainsi que dans les grands ports, tel que Canton. Cette présence va être déterminante dans l’histoire de la porcelaine notamment. Ainsi, la conjugaison kaolin, une argile blanche, née à Jingdezhen (province méridionale chinoise du Jiangxi), vers 1320-1330, et d’un minerai de cobalt provenant de la Perse va être à l’origine de l’une des variétés de porcelaine les plus célèbres au monde. Certaines de ces coupes magnifiques s’admirent encore à ce jour au fameux « trésor » d’Ardebil à l’Iran Bastan (musée Archéologique) de Téhéran. Deux mondes sont alors connectés, sous l’égide des dynasties gengiskhanides de Chine - les Yuan (1279-1368) - et de la Perse - les Ilkhanides (1256-1335) : ces deux empires sont à l’origine d’une commercialisation du « bleu blanc » de Chine et ce, à une échelle sans précédent.
C’est à cette époque que le Jame al-Tawarikh (que l’on pourrait traduire par Histoire universelle ) de Rashid al-Din (1247– 1318) est composé. Il est le premier récit en langue persane abordant des faits historiques de la Chine. En 1516, Sayyed Ali Akbar Khitai, s’en inspirant sans doute, écrira à son tour une somme, le Khitai-nameh . Des siècles durant, il fera autorité sur ce pays y compris dans le monde ottoman et dans sa version turque. Ce témoignage livresque n’est évidemment pas le seul. Les miniatures de Tabriz (Azerbaïdjan iranien) montrent bien qu’il y eut à l’apogée de l’histoire des routes de la soie des influences significatives dans l’art du paysage. Même au XVIe siècle, à l’époque des Safavides, une certaine esthétique chinoise continue d’inspirer les artistes d’Ispahan, la capitale. L’irruption brutale de la modernité européenne à partir du XIXe siècle aussi bien dans l’espace impérial persan que chinois fait naître un ressentiment très largement partagé aujourd’hui à l’encontre des Occidentaux.
Sur le fond, et malgré leurs différences idéologiques, les régimes iraniens et chinois partagent de très nombreux points communs. Issus d’une « révolution », ils se considèrent tous deux comme des pays en développement, conscients de leur grandeur historique. Ils sont tous deux défiants à l’égard de l’ordre international dominé par les Occidentaux et partagent donc des intérêts communs à sa « multipolarisation ». Plus largement encore, l’Iran, comme un très grand nombre de pays musulmans, se voit proposer une coopération avec la Chine dans les domaines éducatif et culturel. Ainsi, au cœur même du centre artistique de Dashanzi dans la capitale chinoise, un centre culturel iranien a ouvert ses portes et un premier Institut Confucius a été inauguré à Téhéran avec la coopération de l’université du Yunnan, en 2009. Mais fondamentalement, c’est avant tout la relation économique et stratégique qui prévaut.
Projets économiques et stratégie globale
Issus d’une « révolution », Chine et Iran se considèrent comme des pays en développement, conscients de leur grandeur historique ; tous deux défiants à l’égard de l’ordre international dominé par les Occidentaux, ils partagent un intérêt commun à sa « multipolarisation ».
Outre la construction de la première ligne de métro à Téhéran dès 1988, c’est Pékin qui a, en effet, proposé à son partenaire iranien 2 milliards de dollars pour le financement de l’électrification de la ligne Téhéran-Mashad. Symbole de la participation iranienne à la « Nouvelle Route de la soie » promue par Pékin, un premier train de marchandises a relié la ville chinoise de Yiwu au Zhejiang à Téhéran via l’Asie centrale au début de l’année 2016. Pékin a par ailleurs à cœur de diversifier ses approvisionnements énergétiques. À ce stade, l’approche pragmatique mise en œuvre par Pékin outrepasse la faille belligène entre sunnisme et chiisme. D’où un rapprochement tous azimuts tant avec l’Arabie Saoudite qu’avec l’Iran, même si la Chine importe près du double de pétrole de l’Arabie Saoudite. Dès l’an 2000, les importations chinoises de pétrole saoudien passent de 20 000 barils par jour à 60 000. Toutes provenances confondues et par comparaison, la Chine était devenue avant la pandémie de la Covid-19 première importatrice de pétrole avec 10 millions de barils par jour. Avec l’Iran, un mémorandum est signé en 2004 permettant à la Chine d’acheter sur 30 ans près de 250 millions de tonnes de GNL (gaz liquéfié naturel) du site de Yadavran, au sud de l’Iran, pour un montant évalué à 100 milliards de dollars. À cette coopération s’ajoute un volet de modernisation des infrastructures pétrolières, notamment en mer Caspienne, et dans la région stratégique de Nekâ. Sur l’épineux dossier du nucléaire, la Chine soutient les propositions du Conseil de Sécurité de l’ONU et appelle les principaux acteurs à rallier les accords de Vienne (Joint Comprehensive Plan of Action , JCPOA). Plus généralement, Pékin assure un soutien militaire discret au régime de Damas et en lien étroit avec Moscou et Téhéran, sans pour autant se substituer à la puissance militaire iranienne ou russe dans le dossier Syrie / Irak.
Pourtant la présence militaire chinoise au Moyen-Orient est amenée à croître du fait même du renforcement de ses projets liés aux Nouvelles Routes de la soie. Leur sécurisation ainsi que les risques récurrents de voir le détroit d’Ormuz victime d’un blocus en cas de crise majeure entre Téhéran et les principales capitales occidentales demeurent, pour la Chine, les principaux points de cristallisation des tensions régionales. Aussi, et pour subvenir à ses besoins énergétiques, Pékin cherche-t-il à diversifier autant que possible ses fournisseurs pour ne pas se trouver en situation de vulnérabilité dans la région. Que ce soit le ministre chinois des Affaires étrangères, Wang Yi, en mars dernier ou, en 2017, le président chinois Xi Jinping, la diplomatie chinoise veille scrupuleusement à ne s’aliéner aucun acteur de la région. Au reste, les tournées diplomatiques de dignitaires chinois de haut rang sont toujours suivies de très près dans la région. Ainsi, à Ankara comme à Téhéran, est-on très attentif aux propositions chinoises de voir un jour s’ouvrir l’un des principaux corridors terrestres de connectivité mondiale, le CCWAEC ( China-Central West Asia Economic Corridor ), passant par l’Asie centrale, l’Iran et la Turquie. Que ce soit dans le domaine stratégique ou économique, les initiatives chinoises sont d’ailleurs coordonnées par un envoyé spécial pour le Moyen- Orient (actuellement Zhai Jun, diplomate chevronné, arabisant, ancien ambassadeur en France), lequel est la courroie de transmission entre l’ensemble des ambassadeurs chinois opérant sur la zone et Xi Jinping lui-même. Preuve s’il en est que le chef de l’État chinois accorde une priorité à cette région comme à ses prolongements géographiques. Il s’agit d’assurer à la Chine bien sûr un maintien de ses approvisionnements énergétiques mais d’éviter aussi que le monde musulman chinois ne soit impacté à son tour par l’essor des mouvements djihadistes.
La pénétration économique chinoise s’est accompagnée d’une présence humaine, avec un accroissement important de la communauté chinoise sur place qui est passée de 45 000 en 2002 à plus de 70 000 ressortissants aujourd’hui. Principal poste à présent de son arrimage au Moyen- Orient, le choix de l’Iran comme redéploiement de son projet des Nouvelles Routes de la soie dans la région doit s’accompagner d’une très importante coopération militaire avec ce pays. Plus généralement, et en ces temps de tensions extrêmes avec les États-Unis, cette coopération s’inscrit aussi dans une alliance de revers contre la puissance américaine.
Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.
Article initialement paru dans Le 9 magazine n°40, Juin 2021.
Photo du haut : Mosquée de Mashhad en Iran. Djavadi, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons
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