[La Chine et ses voisins] Égypte : l'interlocuteur privilégié des autorités chinoises pour le monde arabe

1627305933821 Emmanuel LINCOT

Les liens, autant diplomatiques qu’économiques ou militaires, entre la Chine et l’Égypte sont forts, du fait notamment de la position stratégique de l’État arabe avec le canal de Suez. Depuis l’échec du « printemps égyptien » en 2011, l’Égypte s’implique toujours plus dans l’écosystème diplomatique chinois.

Chine / Égypte : c’est d’abord l’histoire de deux très anciennes civilisations et, depuis la guerre froide, un rapprochement inédit né du constat que la bipolarisation du monde était étrangère à la trajectoire historique des pays du Tiers-Monde. Les printemps arabes (2011) ont rapproché les deux pays. Participation active au Forum de coopération entre la Chine et le monde arabe (FCCEA), installation d’une zone de coopération économique et commerciale à Suez, sur l’une des routes maritimes les plus importantes au monde : l’Égypte a été par ailleurs avec l'Afrique du Sud l’un des premiers pays du continent africain à avoir été membre de la Banque asiatique d’investissements pour les infrastructures (BAII), l’une des institutions les plus importantes finançant les projets développés par la Chine dans le cadre des Nouvelles Routes de la soie. À partir de ce choix d’une coopération tous azimuts, un seuil a été franchi puisque les échanges commerciaux se sont accrus et que les exportations chinoises ont dépassé celles des États-Unis. Deux ans avant la visite historique du dirigeant Xi Jinping, les deux pays passaient à la vitesse supérieure en élevant en décembre 2014 leurs relations au niveau d’un « partenariat stratégique global », le plus haut de la hiérarchie du réseau de « partenariats » établis par la diplomatie chinoise. Au fil des années, des dossiers majeurs ont été discutés par les partenaires, notamment autour de deux axes : les affaires africaines (politiques respectives ; crises du continent) et le Moyen-Orient (problème palestinien, sécurité du Golfe, crises syrienne, yéménite et libyenne).

Une relation historique issue de la modernité

Toute histoire intellectuelle – et ses conséquences géopolitiques – ne peut se concevoir sans un certain état de la technique. Celle de l’élite musulmane marchande et égyptienne notamment bénéficie de l’ouverture, avec la mondialisation en marche dès le XIXe siècle, de nouveaux marchés. Ce sont le soja et le tabac qui, depuis la Mandchourie jusqu’aux rives du Nil, facilitent l’émergence d’une nouvelle bourgeoisie à la fois arabe, indienne et chinoise. Une autre révolution se situant plus anciennement aux alentours de 1820 est celle des premiers imprimés en langue arabe publiés au Moyen-Orient. L’amélioration des communications en facilite la diffusion. Les traductions en turc ou en ourdou à partir de l’arabe circulent depuis l’empire ottoman, via les Indes et le monde malais pour parvenir jusqu’en Chine. Bombay devient en cela un creuset incontournable en termes d’échanges liés à la fois au commerce et aux pèlerinages à La Mecque et en terre sainte. À l’orée du XXe siècle, ce sont des ouvrages japonais rendant compte de l’évolution du monde arabe que l’on diffuse par ailleurs en Chine. Cette littérature nourrit la réflexion des plus grands lettrés dont le regard sur le monde change. Ainsi, Kang Youwei (1858-1927), connu pour avoir été l’un des architectes de la réforme des Cent Jours (1898), déclare : « Les Arabes sont des gens de talent. Leur civilisation a été la préceptrice de l’Europe. Je souhaite en faire la connaissance ». Ce qu’il fera en se rendant par deux fois en Égypte (en 1904 puis 1909). Il vantera le canal de Suez, modèle permettant de mieux tirer profit, selon lui, des ressources hydriques du Fleuve Jaune.

La multiplication des investissements chinois et la présence économique précèdent de plusieurs années le projet des Nouvelles Routes de la soie (Belt and Road Initiative en anglais) promu par l’administration de Xi Jinping, à partir de 2013.

La Chine et l’Égypte – fraîchement affranchie de la tutelle coloniale britannique en 1922 – établissent des relations diplomatiques dès l’entre-deux guerres. Pour contrer les initiatives de la propagande japonaise très active à l’égard des communautés musulmanes dans le monde, la Chine s’appuie alors sur un certain nombre de relais. Ma Jian (1906-1978) est l’un d’eux. Originaire du Yunnan, il compte parmi les premiers musulmans chinois envoyés officiellement auprès de la plus haute autorité spirituelle, l’université Al Azhar au Caire, pour y parfaire sa connaissance de l’arabe et des Hadîth. Ma Jian entre en contact avec les Frères musulmans et Rachid Rida. Intenses travaux de traduction bilingue (des Analectes de Confucius à la pensée de Mohammed Abduh) puis voyage en 1939 à La Mecque avec vingt-sept autres de ses coreligionnaires où il obtient une audience auprès d’Ibn Saoud (1875-1953) pour lui dire la détermination de son peuple à lutter contre les Japonais. Grand exégète du Coran en langue chinoise, Ma Jian formera plusieurs générations d’arabisants à son retour en Chine. En 1955, on le verra assister Zhou Enlai à la conférence de Bandung (1955) comme interprète lors de ses discussions avec Nasser.

C’est dans ce contexte que Pékin se rapproche du Caire et de son nouveau dirigeant Gamal Abdel Nasser (1918- 1970). Chantre du panarabisme et de l’union entre l’Égypte et la Syrie (laquelle verra le jour trois ans plus tard...), le dirigeant égyptien se voit accorder lors des affrontements israélo- arabes de 1967 un crédit de 10 millions de dollars par Pékin.

Au lendemain de la défaite du Caire, Mao Zedong (1893- 1976), depuis Zhongnanhai, le palais présidentiel chinois, exhorte les pays arabes à ne pas déposer les armes, mais à s’inspirer au contraire de l’exemple vietnamien. C’est dans ce contexte que les Palestiniens bénéficient à leur tour d’une aide substantielle de la capitale chinoise. Depuis, Le Caire comme tête de pont des initiatives diplomatiques chinoises en terres arabes ne s’est jamais démenti. Ainsi dès 1990, la Chine et l’Égypte décident l’installation d’une zone de coopération économique et commerciale à Suez. La multiplication des investissements chinois et la présence économique précèdent de plusieurs années le projet des Nouvelles Routes de la soie (Belt and Road Initiative en anglais) promu par l’administration de Xi Jinping, à partir de 2013. Au-delà même de l’Égypte, que ce soient les monarchies du Golfe mais aussi la Turquie, la Syrie ou l’I’Irak, l’ensemble de la région accueille progressivement des installations chinoises soutenues par les géants étatiques (Sinopec, Merchant Bank, ICBC, Agricultural Bank of China, etc.) dans les domaines les plus divers : gestion et participations dans des ports, industrie automobile, textile, transports, traitement de l’eau, de minerais, concessions pétrolières.

Renforcement de la coopération entre Pékin et Le Caire

En 2010, le Forum économique et commercial sino-arabe voit le jour dans la province du Ningxia qui abrite une importante communauté Hui (Han convertis à l’islam). Le Caire joue un rôle important dans la promotion de ce forum. L’Égypte y voit des opportunités commerciales. Stimulation des échanges Sud-Sud, meilleure représentativité des nations africaines au sein des institutions onusiennes et dont la Chine se porte garant explique ce rapprochement dont le « Printemps égyptien » s’est avéré un puissant catalyseur. Ainsi, en 2017, Le Caire a prêté un concours inédit à la politique de Pékin à l’égard de sa minorité ouïgoure du Xinjiang, participant au contrôle puis au rapatriement forcé d’étudiants ouïgours présents sur son territoire. La Chine voit aussi à travers le marché égyptien une main d’œuvre attractive pour ses entreprises en plus d’une plate-forme pour atteindre d’autres marchés (Europe, Afrique) avec un atout stratégique majeur : le canal de Suez.

Carte

C’est dans ce contexte que les deux pays optent pour un « partenariat stratégique global ». Ce développement n’est pas que sémantique. En élevant leurs relations à l’échelon le plus haut dans la hiérarchie des « partenariats » établie par la diplomatie chinoise, Pékin et Le Caire s’engagent à coopérer dans tous les domaines pouvant relever des relations bilatérales, et ceci sur le long terme. En outre, l’esprit sous-jacent à ce type de partenariat est que, même en cas de tensions occasionnelles, la coopération entre les deux pays doit être maintenue. Une sorte de promesse de soutien et de loyauté croisée. S’ouvrant à de nouveaux types de produits, le commerce bilatéral a continué à croître, avec plus de 10,8 milliards de dollars (16,5 milliards d’euros) d’échanges en 2017. L’Égypte a également officiellement déposé sa candidature pour devenir membre observateur ou partenaire de dialogue de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Le Caire s’est aussi vu offrir l’opportunité de se raccrocher à la dynamique des BRICS grâce à l’initiative de Pékin. Cette coopération sino-égyptienne s’est concrétisée par l’organisation de manœuvres navales communes au large d’Alexandrie et la signature d’importants contrats d’armements entre Pékin et Le Caire que ce soit dans le domaine des avions transporteurs de troupes ou dans la livraison à terme de sous-marins. Force est de constater que l’Égypte demeurera pour le monde arabe et pour longtemps, l’interlocuteur privilégié des autorités chinoises.

Emmanuel LINCOT est spécialiste d'histoire politique et culturelle de la Chine, professeur à l'Institut catholique de Paris.

Article initialement paru dans Le 9 magazine n°41, Juillet 2021.

Un porte avion américain s’introduit dans le canal de Suez, suivi d’un sous-marin et d’un bateau égyptien (1996). Domaine public.


Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.