Alain Mérieux : la France et la Chine jusque sous le microscope

1556031330000 LE 9 Alexis Le Rognon

Dans le cercle des Français reconnus comme amis de la Chine, il y a Alain Mérieux. Depuis longtemps proche du pouvoir communiste, ami de Xi Jinping, le biologiste, milliardaire et homme politique français est aussi celui qui a œuvré pour que la Chine se dote des meilleurs laboratoires de recherches sur les maladies infectieuses.

Le 18 décembre 2018, l’industriel pharmaceutique Alain Mérieux recevait, au Grand Palais du Peuple à Pékin et en présence du président Xi Jinping, le Reform Friendship Award, en l’honneur de sa longue collaboration avec la Chine depuis le lancement de la politique de réforme économique en 1978. Au siège de sa fondation, dans un prestigieux salon offrant une vue imprenable sur une église abbatiale du XIIe siècle du centre lyonnais, c’est avec fierté que le milliardaire (16ème fortune de France en 2018) nous laisse admirer d’immenses photos accrochées au mur. L’une d’elles représente le président chinois, venu le rencontrer en 2014. En face, son aïeul, Marcel Mérieux, disciple de Louis Pasteur et fondateur en 1897 de l’Institut Mérieux contre les maladies infectieuses, pose devant un orgue dans ce même lieu qui servait autrefois de laboratoire : « Entre la musique, la famille et la médecine, il trouvait un équilibre harmonieux », confie-t-il. Dans la famille Mérieux, la biologie est une véritable contagion.

Médaille du Reform Friendship Award, remise à A. Mérieux par la Chine en 2018

Le 9 : En décembre dernier, le gouvernement chinois et le Parti communiste chinois vous ont décerné de manière très solennelle un titre honorifique dont seule une poignée d’Occidentaux a été décorée, le Reform Friendship Award. Que représente cette distinction pour vous ?

Alain Mérieux : D’abord, cela a été une grande surprise. En novembre dernier, alors que j’étais à Shanghai, le consulat de Lyon m’a appelé, me disant que j’allais recevoir une haute distinction de la part du gouvernement chinois. Ce n’est que plus tard que le consul général à Lyon m’a confié qu’il s’agissait du 40e anniversaire de la réforme de 1978 de Deng Xiaoping. Cela a été pour moi un immense honneur d’être ainsi gratifié, d’autant plus que j’avais eu le privilège, avec mon beau-père [Ndlr : Paul Berliet, directeur de l’entreprise familiale Automobiles Marius Berliet], de rencontrer Deng Xiaoping quand il est venu à Lyon. Une ville où ce dernier, à l’instar de Zhou Enlai, a étudié – à l’Institut franco-chinois –, et travaillé – aux usines automobiles Berliet. C’était par conséquent très émouvant pour moi. J’ai beaucoup pensé à tous ceux qui avaient œuvré, tant du côté chinois que du côté français, pour créer et renforcer cette amitié.

Le 9 : Lors du dernier déplacement du président Xi Jinping en France, en 2014, ce dernier est allé vous saluer à Lyon avant même de se rendre à Paris. Pouvez-vous nous parler des relations que vous entretenez avec le président chinois ?

A. M. : J’ai rencontré le président Xi à de multiples reprises. C’est l’ancien Premier ministre, M. Zhu Rongji, qui nous avait présentés lors d’un dîner à Yangshuo. M. Xi était alors déjà Secrétaire général du Parti. Je l’ai revu ensuite à Pékin et ai eu le privilège de travailler avec son épouse, Mme Peng Liyuan, nommée en 2011 par l’OMS « ambassadrice de bonne volonté contre la tuberculose et le sida ». C’est à cette occasion que nous avons pu entamer une discussion, faire plus ample connaissance et - je pense - bâtir une sympathie réciproque, avant même la prise officielle de fonction du président Xi Jinping. Puis en 2014, lorsqu’il est arrivé en France, le président Xi a très gentiment souligné la longue implication de notre famille, au sens large de la famille, puisqu’il a inclus dans son discours le rôle qu’avait joué le père de Chantal, mon épouse, qui avait entamé des relations avec la Chine dès 1963, avant même la reconnaissance de la RPC par le général de Gaulle, en y envoyant des camions depuis l’Algérie. Ce sont donc des liens très anciens que notre famille a avec la Chine, et que je m’efforce de renforcer depuis aujourd’hui 40 ans. C’est une longue histoire, dans la très longue histoire de la Chine.

Deng Xiaoping et Paul Berliet à sa gauche, 1975

Le 9 : Votre premier voyage en Chine s’est fait en 1978. Pour vous, c’était encore une terre inconnue. Pourquoi avoir choisi ce pays ?

A. M. : Pour plusieurs raisons. La première, c’est que je connaissais quand-même l’histoire de la Chine, son importance dans l’histoire du monde, et son importance de

par sa taille. Je connaissais également la proximité qu’il y avait, surtout en milieu rural, entre l’homme et l’animal, en particulier le porc et la poule. Un tel environnement est une source énorme de contamination. J’étais donc fasciné par les recherches biologiques à faire en Chine. La deuxième raison est que, comme tout Français avide de découvrir le monde, je voulais connaître ce pays extraordinaire. J’ai été très poussé par mon beau-père qui s’y était déjà rendu plusieurs fois. Alors je me suis lancé.

« Ce sont donc des liens très anciens que notre famille

a avec la Chine, et que je m’efforce de renforcer depuis aujourd’hui 40 ans. »

Le 9 : Comment s’est déroulée la découverte du pays ?

A . M . : Comme je le répète souvent aux jeunes générations chinoises, la Chine d’aujourd’hui n’a rien à voir avec celle d’il y a 40 ans. À l’époque, seuls un ou deux vols par semaine reliaient l’Europe et la Chine. À Pékin, il y avait des centaines de milliers de bicyclettes, mais pas une seule voiture. Tout le monde était habillé de la même manière. Et une chose particulière m’a marqué lorsque j’ai pris la parole à l’amphithéâtre de l’Hôtel de l’Amitié (Pékin) – qui n’était pas un cinq étoiles ! – devant un public de scientifiques. Alors qu’à l’époque je n’avais « que » 40 ans, les gens qui m’écoutaient, médecins ou vétérinaires chinois, avaient un âge moyen de 70, 80 ans ! Les Gardes rouges ayant frappé les universités [Ndlr : début de la Révolution culturelle, entre 1966 et 1968], la Chine n’avait à l’époque – et je peux en témoigner – pas de scientifiques de 30, 40 ou 50 ans ! Beaucoup connaissaient la France, celle d’avant la Guerre, et étaient des gens extraordinaires qui aimaient notre pays. Mais ce vide générationnel de scientifiques m’a beaucoup frappé.

Par la suite, lors de ma carrière politique auprès de Jacques Chirac, j’ai été amené à occuper le poste de premier vice-président de la région Rhône-Alpes. Et en 1986, lorsque le président de région, M. Béraudier, a signé un accord avec la municipalité de Shanghai, dont le maire était M. Jiang Zemin, j’ai été en charge des relations avec Shanghai. Cette responsabilité m’a fait me déplacer au moins deux fois par an en Chine, pendant douze ans, avec mes collègues universitaires de Lyon et de Grenoble. J’ai donc pu être témoin de l’évolution de la Chine, d’abord lente, puis extrêmementrapide. Depuis, j’y retourne régulièrement et je suis stupéfait de ce que la Chine a su créer en une génération. C’est unique dans l’histoire du monde !

Alain Mérieux et l'ancien Premier ministre chinois Zhu Rongji

Le 9 : Pouvez-vous nous parler de la coopération franco-chinoise dans le secteur de la biologie ?

A. M. : Nous avons eu la chance de connaître le professeur Chen Zhu [Ndlr : hématologue, biologiste moléculaire et homme politique] à Shanghai, avec lequel mon fils Christophe avait très tôt entamé des relations fortes. En 2007, lorsqu’il est ensuite devenu ministre de la Santé, nous avons pu collaborer dans un certain nombre de domaines : l’identification de nouvelles bactéries, la résistance aux antibiotiques et l’arrivée de nouveaux pathogènes. C’est donc une collaboration très longue, et qui a été renforcée par le fait qu’en 2008, j’ai été nommé, aux côtés du professeur Chen Zhu, co-président du Comité franco-chinois de lutte contre les maladies infectieuses émergentes, puis par la création d’un laboratoire de très haute sécurité, dit « laboratoire P4 », à Wuhan. Les efforts que nous avons menés tous les deux pendant plusieurs années, ainsi qu’avec un ambassadeur de France remarquable, M. Jean-Michel Hubert, ont ainsi pu aboutir, en février 2015, le dernier jour de l’année du Cheval, à la remise des clefs du laboratoire P4 aux autorités chinoises.

Le 9 : En quoi consiste concrètement cette collaboration ?

A. M. : Le gros de notre collaboration réside dans la lutte contre les risques d’épidémies. Si les choses se sont beaucoup améliorées, les risques restent très élevés, compte tenu de cette proximité entre l’homme et l’animal, et particulièrement en Chine, avec les réservoirs de virus que sont : premièrement la poule – On craint tous de nouvelles pandémies de grippe. Rappelez-vous que la fameuse grippe espagnole de 1919 était en fait chinoise ! –, et deuxièmement le porc, avec en particulier le virus Nipah, mais ce n’est pas le seul. Sur le plan de la santé publique, la Chine est un terrain d’action extraordinaire, surtout que nous avons eu la chance de travailler avec des collègues chinois de très grande qualité, dont beaucoup sont francophones, ce qui facilite beaucoup les relations.

« La Chine n’avait à l’époque pas de scientifiques de 30, 40 ou 50 ans ! Mais ce vide générationnel de scientifiques m’a beaucoup frappé. »

Le 9 : Quels sont aujourd’hui les projets de coopération ?

A. M. : Le professeur Chen Zhu, qui est aujourd’hui vice-président du Comité permanent de l’Assemblée populaire de Chine, a été chargé par le président Xi Jinping de couvrir la province du Yunnan, qui comme toutes les zones frontalières, est confrontée à des immigrations plus ou moins contrôlées, soit humaines, soit animales. Dans une telle région, il est très important de lutter, non seulement à l’intérieur, mais également à l’extérieur des frontières si l’on veut protéger un pays contre les maladies infectieuses. C’est la raison pour laquelle, avec l’Institut Pasteur de Shanghai, l’Institut Pasteur de Paris et notre propre fondation, nous avons proposé aux autorités chinoises d’établir au Yunnan un centre de diagnostic de maladies infectieuses, qui serait en réseau avec des Instituts Pasteur et nous-mêmes, dans les pays voisins : Vietnam, Laos, Cambodge, Myanmar (Birmanie), Bangladesh, etc. La mise en réseau de ces laboratoires-sentinelles nous permettrait de mieux prévoir, depuis l’extérieur, les risques infectieux dans cette région du monde, dont les frontières sont immenses. Car plus les frontières sont immenses, plus les risques sont importants. Même en France, la lutte contre la peste porcine, qui est un virus que transportent les sangliers, est un rude combat. Il est donc important de mener une lutte permanente, à l’échelle mondiale, contre les maladies infectieuses, dont souvent le vecteur est l’animal.

Première visite d'Alain Mérieux en Chine, 1978

Le 9 : Quels sont les défis à mener sur le plan international ?

A. M. : Les virus, les bactéries et les parasites ne connaissent pas de frontières. Pas de frontière entre l’homme et l’animal et pas de frontière entre les différents pays. Aujourd’hui, la mondialisation et la globalisation entraînent des mouvements de populations, d’immigration légale ou illégale extrêmement fortes, et donc des risques d’infectiologie énormes.

Par ailleurs, il y a beaucoup de pays en conflit, ce qui complique le travail sur les plans médical et vaccinal. C’est ainsi par exemple que la poliomyélite, qui était pratiquement éradiquée, est revenue en Syrie, car la guerre a empêché de vacciner les populations. Elle est également revenue au Pakistan, à cause des mouvements faussement religieux opposés à la vaccination. Même stupidité au Nigéria avec Boko Haram. Dès que nous levons la garde, les virus reviennent. Donc si vous n’avez pas une couverture vaccinale et des diagnostics permanents, il y a automatiquement des risques de retour de virus ou de maladies connues. C’est donc un métier fantastique où on ne peut que travailler en collaboration étroite. S’il y a un domaine dans lequel il n’y a pas de frontières, ni politique, ni religieuse, c’est le nôtre.

« On craint tous de nouvelles pandémies de grippe. Rappelez-vous que la fameuse grippe espagnole de 1919 était en fait chinoise ! »

Le 9 : Le laboratoire P4 est-il important dans la lutte contre les virus et les épidémies ?

A. M. : Le laboratoire P4 est un point très fort, parce que d’abord, c’est le seul laboratoire haute sécurité d’Asie. Sa conception et sa création ont été voulues par Jacques Chirac lorsqu’il était en Chine au moment de l’épidémie de SRAS. La signature a été faite à l’époque par Michel Barnier, ministre des Affaires étrangères, avec le professeur Chen Zhu. Quand on crée quelque chose, il y a toujours des gens contre. Alors évidemment, il a fallu convaincre certains pays qui n’étaient pas forcément très enthousiastes de voir ce laboratoire en Chine. Cela a été pour nous une bataille menée de façon extrêmement ouverte, scientifique et médicale, car nous estimons – et je ne suis pas le seul à le penser – qu’il fallait que la Chine soit dotée d’un tel laboratoire.

Le 9 : Un tel laboratoire pourrait-il servir à des fins militaires ?

A. M. : C’est l’éternel problème de la biologie. J’ai créé dans ma vie un laboratoire de vaccination anti-aphteuse à Bagdad, où je suis allé plusieurs fois du temps de Saddam Hussein. Nous entretenions de très bonnes collaborations avec nos collègues vétérinaires irakiens. Puis est arrivée la première Tempête du désert (1991). Les Américains ont détruit le centre de vaccination que nous avions créé, prétextant que cela pouvait être une arme biologique. Il est évident qu’un vaccin qui n’est pas inactivé est un virus ou une bactérie. On peut transformer tout en tout. Mais là, c’était une cabale ! On peut aussi bien dire que Marcy-l’Étoile [Ndlr : Commune près de Lyon, où se situe BioMérieux, une entreprise spécialisée en diagnostic in vitro, leader mondial en microbiologie et en application agroalimentaire], peut être une source deguerre biologique. Tout dépend de ce que l’on en fait et des mains entre lesquelles cela est confié. Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. C’est facile à faire. Mais je m’oppose totalement à cette vision des choses, parce que la biologie, en particulier la vaccination et le diagnostic, sont des outils indispensables à la santé publique pour l’homme et l’animal, et ce au niveau mondial. Je suis donc tout à fait convaincu de l’intérêt du P4, mais reste opposé à l’utilisation erronée de la biologie comme arme de guerre. Elle existe, certes. On sait qu’il y a des instituts qui travaillent à la guerre biologique. Mais cela n’a rien à voir avec ce que l’on fait.

Le 9 : Une visite d’État du président Xi Jinping en France est prévue cette année. Quels sont les sujets dont vous aimeriez discuter avec lui ?

A. M. : Un des sujets que nous aimerions aborder est de savoir comment réamorcer les collaborations franco-chinoises dans le domaine de la santé publique. Je suis convaincu que le projet du Yunnan pourrait être un grand projet comme l’est le P4. Je souhaiterais également renforcer la collaboration entre le P4 de Lyon et celui de Wuhan, afin de travailler sur des virus, soit d’origine animale comme le Nipah, qui inquiète beaucoup la Chine, mais également sur d’autres virus et des fièvres hémorragiques, sur lesquels nous travaillons au P4 avec l’Institut Pasteur de Shanghai. Il y a par conséquent énormément de collaborations possibles dans notre domaine ; comme nous avons par exemple une collaboration avec l’Académie chinoise des Sciences médicales, avec qui nous travaillons au Mali contre les maladies infectieuses. Il faut également parler des Nouvelles Routes de la soie, qui vont poser beaucoup de problèmes à nos collègues chinois, ne serait-ce que parce que les pays traversés sont moins avancés médicalement et scientifiquement que ne l’est aujourd’hui la Chine : l’Afghanistan, le Pakistan, et beaucoup d’autres pays turcophones. Là aussi, une collaboration entre nous pourrait être utile, non seulement à la Chine et à la France, mais aussi aux pays concernés.

Photos : Toutes les photos de l'article reproduites avec l'aimable autorisation de la famille Mérieux.

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