La Chine, le nouvel empire des heures supplémentaires

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« 996 » ou de 9h à 21h, 6 jours par semaine. Voilà le nouveau rythme de travail imposé par les géants chinois à leurs employés. Un rythme éreintant et illégal qui pourtant s’impose dans les modes de vie. Clé du succès ou perversion du système ? Les avis divergent.

Travailler pour vivre ou vivre pour travailler ?

Vivre pour travailler est en passe de devenir la nouvelle tendance en Chine, du fait que les heures supplémentaires s’immiscent de plus en plus dans l’emploi du temps quotidien des Chinois. Selon les estimations de chercheurs de l’université normale de Pékin, les Chinois travailleraient en moyenne de 2 000 à 2 200 heures par an, soit sensiblement plus que les Américains (1 790 heures/an), les Japonais (1 719 heures) ou encore les Allemands (1 371 heures). Une enquête réalisée par la banque USB classe Hong Kong en tête des villes où l’on besogne le plus. Les Hongkongais effectuent en moyenne 50,1 heures de travail hebdomadaire, contre 30,6 pour les Parisiens, situés à la 37ème place. Selon un rapport publié en juillet dernier par l’Académie chinoise des Sciences sociales, les Chinois disposent en moyenne d’un temps libre journalier de 2,27 heures, temps de trajets et de sommeil exclus. Cette période de repos, plus de deux fois inférieure à celle des Occidentaux (en moyenne 5 heures par jour environ), est en deçà de la moyenne nationale dans les villes de premier rang telles que Shenzhen (1,94 heures) ou Canton (2,04 heures).

« 996 », « 9106 », que signifient ces termes?

Rythme de travail « 996 » : travailler de 9h du matin à 9h du soir, 6 jours par semaine.

Rythme de travail « 9106 » : travailler de 9h du matin à 10h du soir, 6 jours par semaine.

Alors que légalement, la semaine de 6 jours, établie au début de la politique de Réforme et d’Ouverture dans les années 80, a été réduite à 5 jours au début des années 90, les travailleurs sont affectés de plus belle par le surmenage et les risques qu’il implique, tous secteurs confondus. Dès 2013, des données révélaient que la Chine était devenue le pays des Karōshi, devant le Japon, où ce mot — désignant la mort subite de cadres et d’employés due à la surcharge de travail — a été inventé. 600 000 décès par surmenage ont été répertoriés, sans compter la détérioration de la santé des cols blancs des grandes métropoles. En 2016, la plateforme d'e-commerce JD.com s’emparait de la tête du classement effectué par Didi des entreprises aux horaires les plus infernaux, la sortie des bureaux ne s’effectuant pas, en moyenne, avant 23h16. La même année, Gaode Maps couronnait le géant des NTIC (Nouvelles technologies de l’information et de la communication), Huawei, roi des heures supplémentaires; le temps de travail journalier de ses employés étant en moyenne allongé de 3,96 heures. Autre problème soulevé par le site collaboratif de voyage Mafengwo : 88 % des cols blancs ne déconnectent pas du travail pendant leurs congés.

La culture des heures supplémentaires bien ancrée

« Ne t’épargne aucun effort jusqu’à ta mort », conseillait déjà Zhuge Liang (181 – 234), le grand stratège de l’époque des Trois Royaumes. Les heures supplémentaires se sont progressivement imposées comme un moyen d’afficher son sens des responsabilités et son ardeur à la tâche. Pourtant, pour Jiang Han, chercheur associé en économie et finance, les raisons derrière la prolifération des heures supplémentaires sont en réalité plus complexes qu’une simple habitude culturelle.

Selon lui, ce phénomène peut d’abord être expliqué par le système de rémunération à la tâche appliqué dans de nombreuses usines.Lors des débuts du développement économique chinois, les entreprises manufacturières fixaient un salaire standard dérisoire (légèrement supérieur au salaire local le plus bas); les employés devaient donc effectuer des heures supplémentaires pour réussir à gagner un salaire décent. Au début, ce système du « travailler plus pour gagner plus » a suscité l’enthousiasme des travailleurs. Très vite pourtant, la normalisation de la surcharge de travail a provoqué un stress extrême, du surmenage et la détérioration de la santé chez de nombreux employés. Les suicides à la chaîne en 2010 dans les usines de Foxconn ont été une des conséquences dramatiques de ce système. À l’époque, une mise en garde circulait le long des lignes de production: « Un seul refus d’effectuer des heures supplémentaires et jamais plus l’entreprise n’offrira cette possibilité… »

Second facteur important: les entreprises du secteur financier et des technologies de l’information possèdent une culture des heures supplémentaires. Les employés ne comptent plus leurs heures au sein de firmes telles que Huawei, les BAT (les « GAFA » chinois, i.e. Baidu, Alibaba, Tencent), ou encore les Big Four (les quatre plus grands groupes mondiaux de l’audit financier). Huawei est connu pour offrir un matelas à ses employés, afin qu’ils puissent dormir au travail lorsqu’ils finissent trop tard. Dans ces organismes, l’évaluation de la performance se base en partie sur les heures supplémentaires. De plus, ces firmes, toujours sur le qui-vive, sollicitent intensément les capacités de leurs employés pour faire face aux différentes pressions liées aux évolutions technologiques, aux transformations du marché, à l’environnement compétitif, etc.

Pourtant, l’allongement du temps de travail gagne également le quotidien des employés de secteurs moins compétitifs, ou à des postes à responsabilités moindres. Quantité de cadres et de responsables évaluent la qualité morale et l’attitude des salariés en fonction de leur temps de travail. En conséquence, un phénomène de compétition autour des heures supplémentaires est apparu; alors que les responsables terminent souvent bien après l’heure de sortie des bureaux, les employés s’astreignent eux-mêmes à rester – même s'ils n’ont rien à faire –, de peur que leur supérieur remarque leur départ. Cela n’est pas dénué d’influence sur la vie personnelle des salariés. Xiao Lin, col blanc à Pékin, confiait à China Press qu’elle arrivait souvent en retard à des rendez-vous personnels le soir après le travail, devant parfois les annuler à la dernière minute. Par ailleurs, il n’est pas rare que certaines entreprises invitent à dîner le personnel à 19h alors que celui-ci finit à 17h. Inconsciemment, les employés se doivent de trimer près de deux heures de plus avant de passer leur soirée entre collègues: un moyen détourné et insidieux de pousser les salariés à travailler plus.

Selon plusieurs économistes chinois, la Chine possède encore une économie de « la goutte de sueur », c'est-à-dire que la part de la croissance et des profits provenant de l’innovation technologique est encore bien inférieure à celle imputée à la main d’œuvre. Ainsi, l’allongement du temps de travail permet aux entreprises chinoises de renforcer leur compétitivité en réduisant leur cycle de production.

La délicate question de la rémunération des heures supplémentaires

Les entreprises qui contraignent leurs employés à soutenir un rythme de travail 996, offrent souvent en compensation de hauts salaires, des indemnités, des primes, etc. Un traitement qui aide les employés à supporter leurs difficiles conditions de travail, dans l’espoir d’une vie plus calme dans le futur. Pourtant la rémunération des heures supplémentaires reste une question épineuse. Les heures supplémentaires s’inscrivent dans un cadre légal — et sont donc obligatoirement rémunérées — seulement si l’employeur a expressément demandé aux employés de travailler en dehors des horaires standards légaux. Autrement dit, de nombreuses heures supplémentaires, non exigées explicitement par l’employeur, sont considérées comme volontaires et donc payées selon le bon vouloir des patrons. Malgré cette pression culturelle qui pousse les employés à rester tard le soir pour exprimer leur dévouement à l’entreprise, certaines entreprises rechignent à rémunérer ces heures supplémentaires. Selon elles, ces heures en trop sont du fait d’employés paresseux et peu efficaces qui veulent gonfler leur salaire. Cette main d’œuvre non désirée cause ainsi la diminution des gains de l’entreprise. En mars dernier, alors que Tony Yu, le PDG de New H3C, exprimait publiquement ce genre d’idées, il s’est attiré les foudres de nombreux internautes : « Les employés ne veulent pas augmenter leur salaire grâce aux heures supplémentaires ! Quel fils n’attend pas avec impatience le retour de son père le soir ? Quelle épouse n’a pas envie de passer le week-end avec son mari ? ». Certains accusaient les entreprises de privilégier l’allongement du temps de travail sans contrepartie financière en semaine, aux dépens des heures supplémentaires rémunérées le week-end.

Quand les internautes dénoncent ces pratiques…

Dans la plupart des cas, ces pratiques sont en infraction avec la loi. Le code du travail chinois stipule, en effet, qu’à raison de 8 heures par jour, le temps de travail hebdomadaire ne doit pas dépasser 44 heures. La durée journalière du travail peut être exceptionnellement étendue de 3 heures dans la limite de 36 heures mensuelles. Or un employé au rythme « 996 » travaille… 72h heures par semaine. En 7 jours de travail, il a déjà atteint la limite mensuelle des heures supplémentaires autorisées. En 2016, les régulations concernant les repos et les congés étaient respectées pour seulement 34,2 % des actifs pékinois.

Depuis début avril, le Net est devenu le lieu de dénonciation de la détérioration des horaires de travail dans certaines entreprises. D’abord, un employé de Sogou a dénoncé sur Maimai (le LinkedIn chinois) la comptabilisation des heures supplémentaires par sa firme, et ce afin de sanctionner les employés qui ne travaillent « pas assez ». Malgré le démenti publique de Sogou, d’autres internautes ont commencé à lister les entreprises, preuves à l’appui, qui pratiquent le « 996 » (ou pire, le 9106) sur la plateforme collaborative GitHub. Plusieurs des géants chinois, tels que Alibaba, Huawei, Baidu ou encore ByteDance, sont présents sur cette liste dénommée « 996icu ». Via cette dénomination, les internautes veulent dénoncer un rythme de travail (996) qui ne peut que les mener en soins intensifs (ICU en anglais). Bien que de tels horaires soient interdits par la loi, les entreprises ne cachent pas leur pratique du 996. Par exemple, Chinasoft International ou Global Infotech stipulent dès l’offre d’emploi que l’employé sera soumis à un rythme de travail 996. Jack Ma, le PDG d’Alibaba, a également publiquement soutenu ce système : « Selon moi, pouvoir travailler en 996 est une énorme chance ! ». Se consacrer à son travail est-il la clé de la réussite personnelle ainsi que du développement de la Chine ? Cette question continue de diviser…

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