Génération « whatever » : la résilience d’une jeunesse chinoise sous pression

1568211949000 Le 9 Kavian Royai

Détachée des situations sur lesquelles elle n’a pas prise dans un monde toujours plus changeant, une partie de la génération des post-90 se reconnaît dans une nouvelle sous-culture inspirée de préceptes vaguement bouddhistes.

« En mode zen ». En chinois, « foxi », de « fo », Bouddha, et « xi », style. Ce terme familier a envahi l'Internet chinois depuis plus d'un an et suscite les débats les plus passionnés. Pas un site qui n'ait traité le sujet. Issu du japonais, il est utilisé par les jeunes internautes dans toutes les facettes de leur vie quotidienne. Il qualifie un certain état d'esprit de détachement que ces jeunes revendiquent — plus par autodérision qu'avec sérieux. Pour comprendre le concept, mieux vaut quelques exemples :

l L'amant foxi : point d'effusion sentimentalechez cet individu qui ne cherche plus activement l'amour. Ce dernier part comme il vient tel une vague et les sentiments envers l'autre se prouvent par de simples gestes d'attention. Une manucure, une nouvelle coiffure ou une nouvelle robe auront raison du prochain chagrin.

l L'employé foxi : qu'il soit blâmé pour ses erreurs, loué pour son travail ou requis pour des heures supplémentaires à outrance, il reste stoïque face aux aléas de la vie d'entreprise et se contente d'acquiescer face au patron et de garder un rythme de travail peu contraignant.

l L'étudiant foxi : il est présent en cours autant qu'il le peut, car c'est la moindre des choses, mais il n'écoute pas forcément avec la plus vive des attentions. Les examens ? Ma foi, c'est le destin qui décidera !

l L'e-consommateur foxi : il évite de déranger au maximum les vendeurs en ligne (trop occupés) en questions inutiles sur leurs produits. Si ceux-ci ne conviennent pas ou sont contrefaits voire dégradés à réception, il ne les retourne même plus et se contente de déposer de petits avis négatifs sur Taobao (l'Amazon chinois).

l Le fan foxi : conscient de son insignifiance au sein du fan club surnuméraire des stars qu'il adule, celui-ci ne tente plus de se ruer en coulisses ou sur les tapis rouges pour arracher des autographes à ses chanteurs ou mannequins préférés. Un petit «like» sur Weibo (le twitter chinois) fait tout aussi bien l'affaire.

Et la liste est longue… L'attitude foxi, c'est celle de jeunes Chinois au XXIe siècle qui décident de revoir leurs attentes à la baisse avec philosophie... Une philosophie d'un style bouddhisant. Dans le bouddhisme, la vie n'est que souffrance. C'est la quête perpétuelle de la satisfaction de désirs qui est la cause de cette souffrance. L'arrêt de la poursuite de ses propres désirs est la clé du bonheur et permet d'atteindre le Nirvana, la sortie du cycle des réincarnations.

Rien d'étonnant à cela quand on sait que le bouddhisme, présent depuis le Ier siècle de notre ère, est la seconde religion en Chine. Sauf que cette jeunesse n'est pour l'essentiel pas pratiquante, et encore moins croyante. Dans une Chine vantant les développements fulgurants de 40 ans de politique d'ouverture économique, où tout semble possible, où tout pourrait leur sourire, la société s'interroge : quelles raisons les poussent à une telle passivité ?

Une jeunesse défaitiste ?

« Nos parents ont des exigences énormes envers nous, qui n'existaient pas chez leurs propres parents. Il faut trouver un bon job puis se marier vite, et acheter une maison, et acquérir un SUV, puis penser à obtenir une promotion… Mais au bout d'un moment ça n'a plus de sens, car vous vous rendez compte que peu importe l'effort que vous y mettrez, vous n'aurez jamais cet appartement ou ce poste tant désiré », explique Ma Xingjian, un jeune homme journaliste de 27 ans qui se définit comme un garçon foxi. « Je me concentre sur ce qui importe vraiment pour moi. Par exemple, je suis assez foxi sur l'alimentation et les achats, en revanche, je me donne à fond au sport et attache beaucoup d'importance à trouver une partenaire adéquate" », continue-t-il. Pour lui, comme pour d'autres, son attitude n'est en aucun cas un aveu de défaite face à la vie, mais du bon sens : « On ne peut pas avoir la rage de vaincre sur tous les plans, donc il faut faire ses choix. En vérité, tout le monde est un peu foxi. »

Pourquoi une telle pression familiale ? En quarante ans de réforme économique, la Chine s'est hissée du statut de pays pauvre du Tiers-monde à celui de seconde puissance mondiale, passant d'une population collectiviste essentiellement paysanne à une nation urbaine ultra connectée habituée aux gratte-ciels et aux Lamborghinis, où les disparités entre individus demeurent immenses. « Les réussites personnelles de certains sont devenues les modèles à suivre pour beaucoup de familles », analyse Ma Xingjian. Pour le malheur de leur progéniture qui voudrait bien qu'on la laisse un peu tranquille.

L'attitude ne touche donc pas que les post-90. À 32 ans, Zhang S., reconnaît n'être jamais arrivée à satisfaire tous les espoirs que ses parents ont placés en elle, et se définit comme une femme foxi. « En conséquence, j'essaie de décompresser, de ne plus être exigeante envers moi-même. » Au point que la jeune cadre avoue que le travail demeure aujourd’hui son unique source de pression : « Quand vous gérez un compte WeChat avec des milliers de fans et que vous lisez tous les jours des avis négatifs, il faut aussi cultiver un certain détachement pour garder le moral ».

Illustration : Wilson Chen

Notables et religieux montent au créneau pour défendre les valeurs de l'effort

En effet, la pression ne s'exerce pas que dans le cercle familial. Le travail nécessite parfois beaucoup de philosophie. Les récents scandales qui ont secoué le pays en mai dernier, autour de la pratique du « 996 » (de 9h à 21h, 6 jours par semaine — cf. Le 9 n°18) et de la culture extrême des heures supplémentaires bien ancrée chez les cols blancs, l'auront prouvé. Les voix influentes du pays auront en tout cas montré qu'elles se rangent du côté du travail et de l'effort bien récompensé.

C'est peu ou prou le sentiment d'un Jack Ma, le patron du géant Alibaba, qui a déclaré publiquement que les heures supplémentaires et les horaires de travail en « 996 » sont une « bénédiction » et un « bonheur pour les travailleurs ». Pour de nombreux Chinois, le foxi-sme n'est que le reflet édulcoré d'une autre sous-culture ambiante depuis 2016 sur le Net chinois : la « mode du défaitisme » (sang wenhua). Une sorte d'autodérision en forme d'aveu humoristique de sa propre loose, incarnée par cette citation de l'acteur Ge You dans la série télévisée I love My Family : « Je ne suis bientôt plus qu'un déchet. » Les plateformes média chinoises traditionnelles et officielles ne semblent pas prendre la chose avec humour et récusent en grande partie cette attitude pour ce qu'elles estiment n'être qu'un pessimisme déguisé qui n'a pas lieu d'être : à l'heure du « grand renouveau de la nation chinoise », l'heure n'est pas au ménagement de ses efforts.

Même chose du côté du monde religieux, pour qui se dire foxi, c'est altérerle sens de l'enseignement bouddhiste, comme chez Shi Chonghua, membre du parlement chinois et directeur adjoint de l'association bouddhiste du Yunnan qui s'exprime sur ndb.com. « Dans la pratique bouddhiste, on distingue 6 niveaux ; au 6ème, il s'agit de "raffiner sa pratique", c'est--à-dire précisément de faire des efforts constants pour progresser. D'ailleurs le bouddhisme n'apprend pas à abandonner, mais à "s'arrêter". S'arrêter sert à rendre l'esprit moins confus, pour mieux avancer. » Alors non, les enfants, Bouddha n'est pas une excuse pour ne pas faire ses devoirs.

Rester zen au milieu des extrêmes

Les jeunes dits « post-90 » demeurent depuis quelques années au cœur de l'attention. Les parents en exigent le maximum en terme de réussite sociale ; une partie des patrons n'ont aucuns scrupules pour les employer sur des plages horaires éreintantes ; le développement du pays leur demande une allégeance sans faille ; et les marketeurs du monde entier se les arrachent dans tous les salons consacrés au digital, ne cessant de débattre sur la meilleure manière de piéger cette clientèle censément dépensière et consommatrice. Quant au reste de l'opinion publique, elle passe son temps à tenter de cerner — quand ce n’est pas pour ironiser sur elles — les multiples facettes de cette génération qu'elle ne comprendrait plus…

C'est vrai que certaines pratiques de la jeunesse foxi sont parfois déconcertantes. Parmi celles qui font le plus parler d'elles, les pratiques de « santé punk ». Ce sont toutes celles de jeunes gens au mode de vie difficile — souvent à cause du temps passé au travail — et qui tentent malgré tout, de faire un geste pour leur santé en conciliant les extrêmes. Ainsi des jeunes hommes qui font infuser des baies de goji dans leur bière pour combler le manque de vitamine d’une journée rythmée par les repas de nouilles instantanées. On peut aussi citer ces jeunes filles qui s'achètent le top des masques faciaux avant de s'atteler à une nuit blanche de labeur devant leur laptop pour en atténuer les stigmates… Là aussi, comportement sincère ou auto-dérision ? La limite est difficile à faire, mais « bière au goji » est devenue une expression en vogue utile pour faire de l'humour. En avril dernier l'agence de presse d'État Xinhua s'est quand même sentie obligée de rappeler que la santé punk n'est pas un mode de vie sain.

Illustration : Wilson Chen

Les nouveaux ermites

Tiraillé de toutes parts entre les exigences de tous, comment rester zen ? Certains font le choix de partir. Ou de « s'arrêter », comme évoqué plus haut. Face aux pressions familiales, professionnelles et sociales, à l'hyper-connexion, la tradition chinoise de l'ermitage revient aussi goût du jour.

Ainsi de Maître Xuan Linzi. Ce prêtre taoïste de 40 ans était autrefois ingénieur électricien au Sichuan. Il pratiquait le qigong (techniques de respiration et d'assouplissement) pour tenter d'améliorer une santé défaillante. De 2014 à 2018, il décide de faire un ermitage aux Monts Zhongnan, dans le Shaanxi : « Le travail, mais aussi tous les devoirs liés aux relations interpersonnelles, étaient devenus trop chronophages ; trouver un environnement calme s'était imposé comme une évidence, explique-t-il. Mon but n'était pas de devenir prêtre, mais d'atteindre un état de santé et d'esprit idéal. » Aujourd'hui, même s'il a parfois l'impression que les gens ne voient en sa nouvelle profession que de la sorcellerie, Maître Xuan estime positifs les changements opérés en lui grâce à cette démarche.

Les Monts Zhongnan, à 40 kilomètres au sud de Xi'an, jouissent d'une renommée légendaire pour la pratique du retrait. Dans la Chine impériale, nombreux étaient les fonctionnaires et intellectuels de la proche capitale de Chang'an (actuelle Xi'an) qui allaient s'y réfugier pour y écrire d'obscurs et géniaux poèmes, qu'on glose encore de nos jours, de l'école primaire chinoise aux départements de sinologie des universités étrangères. Cet imaginaire nourrit aujourd'hui un engouement massif pour l'ermitage. De plus en plus de jeunes, souvent dans la vingtaine, décident de quitter les turpitudes de la vie citadine pour s'y installer, en prenant possession pour quelques mois d'une cabane dans une clairière ou en louant une maison de torchis dans les montagnes.

Or fin 2018, un média indépendant sur WeChat (zhengjiao lujun) témoignait de l'absurde situation d'une jeune femme, Xiao Nan, qui, deux ans après s'être installée aux célèbres monts, s'était vue contrainte de retourner dans sa ville natale chercher un job. Les gens affluaient aux monts depuis 2015, pour effectuer des retraites. D'après le média, on pouvait compter près de 30 000 individus vivant sur les lieux, dont très peu étaient originaires du coin. Les gens riches en quête de nouveauté s'y pressaient. Des « centres de formation » y fleurissaient pour s’occuper de faire de vous un ermite bien en règle. Résultat : le loyer de la jeune fille a bondi de 50 à 2 500 euros et les autorités ont dû interdire de construire des cabanes...

Alors comment rester « zen » en Chine ? L'article se terminait par un proverbe taoïste : montagnes et forêts ne sont que refuges illusoires, quand le véritable ermite vit parmi la foule. C’est dire que la mode foxi a de beaux jours devant elle.

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