
« Fan‘ersai wenxue », l’art de la fausse modestie
Tous les quinze jours, la rédaction décortique pour vous un phénomène social ou culturel à travers le jargon de l’Internet chinois. Au menu cette semaine : fan‘ersai wenxue (凡尔赛文学), qui désigne des astuces d’écriture utilisées sur les réseaux sociaux permettant aux internautes de se vanter, de manière subtile, de leurs exploits.
En chinois, Versailles, la commune française connue pour son château, se traduit phonétiquement par fan‘ersai, synonyme d’un train de vie ostentatoire dans l'empire du Milieu ; et wenxue signifie « littérature ». Fan‘ersai wenxue veut dire littéralement « littérature versaillaise » et désigne un style rédactionnel cher à des adeptes chinois de « humblebrag » (composé de « humble » et brag, qui désigne « se vanter »), ces internautes qui se vantent consciemment en faisant preuve d'une fausse modestie.
Le phénomène n’est pas propre aux internautes chinois. Déjà en 2012, le comédien américain Harris Wittels a publié le livre Humblebrag : The Art of False Modesty (en français, Humblebrag : l'art de la fausse modestie), florilège de messages publiés sur Twitter. Néanmoins, la notion de humblebrag provoque en Chine des débats enflammés révélateurs d’un certain mal-être de la société chinoise, sur fond des inégalités qui se creusent terriblement dans le pays.
Décoder la « littérature versaillaise »
Ce terme familial a inondé l’Internet chinois en novembre suite à un bad buzz dont a été victime l’influenceuse Meng Qiqi, qui a mis en scène, d'un ton aussi nonchalant que pompeux, sa vie de château sur Weibo. En témoigne l’un de ses posts publiés le 6 novembre dernier : « J’ai traversé un moment difficile l’an dernier et j'ai eu envie de pleurer. Mais pleurer toute seule dans la maison ne m'intéressait pas, j’avais envie de pleurer près du port Victoria. Mon mari a tout de suite réservé des billets d’avion et on a débarqué à Hongkong le lendemain. » Pendant plusieurs jours, les hashtag « Meng Qiqi » et « littérature versaillaise » se sont retrouvés en tête des mots-clés tendances sur les moteurs de recherche.
C’est ainsi que décoder la « littérature versaillaise » est devenu aujourd’hui un sport national en Chine. Pas un site qui n'ait traité le sujet. Scruté sous tous les angles, le concept met à nu le narcissisme et la vanité à l'ère numérique, invitant à l'introspection. Pour comprendre le concept, mieux vaut quelques exemples :
Sur la fortune : « Mon mari m'a acheté une Lamborghini. Que la couleur est moche ! Son sens esthétique est vraiment nul. »
Sur le physique : « Tout le monde me dit que je suis un beau gosse. Je ne comprends vraiment pas pourquoi. Comment un homme aussi négligé que moi puisse être séduisant ? »
Sur le travail : « Mon travail est vraiment épuisant. Je n’arrive plus à tenir le coup. Mais mon dîner d’hier soir avec Jack Ma m’a donné un coup de fouet, et m’a remonté le moral. »
Sur les formations : « J’ai été admis à l’Université de Pékin [la meilleure université chinoise] qui est pas mal. Mais Pékin est loin de chez moi, je serai obligé de quitter ma famille et mes amis. »
Déconstruire les représentations idéalisées à l’ère numérique
La mentalité « versaillaise » est décrite comme celle de personnes ordinaires qui aiment jouer les élitistes sur les réseaux sociaux. La formule, mi-sérieuse mi-comique, a été inventée initialement par la blogueuse humoristique connue sous le pseudonyme Xiao Naiqiu en mai dernier. L'expression tire avant tout son origine du manga japonais La Rose de Versailles, sur la vie somptueuse de Marie Antoinette, ainsi que celle d'Oscar François de Jarjayes, une femme travestie membre de la Garde royale. Selon Xiao Naiqiu, pour réussir la rédaction d’un post du style fan‘ersai wenxue, il faut impérativement suivre les trois principes :
- Se rabaisser et se plaindre pour mieux se vanter
- S’envoyer des questions dans la zone « commentaire » de son propre post, pour se vanter, d'une façon indirecte, de ses réussites
- Recourir à l’opinion d’une tierce personne pour détourner la source de la vantardise et susciter l'admiration
Ensuite, l’utilisation de deux emojis, l’un montrant un visage riant aux larmes et un autre visage également riant aux larmes avec une main devant les yeux, indiquant que l'internaute est à la fois gêné et amusé, sert à peaufiner le style du texte.
Sur le réseau social Douban a été fondé le « groupe d’études sur le versaillisme », regroupant plus de 40 000 membres qui décryptent quotidiennement la vanité et le snobisme chinois à l'ère numérique. Leur objectif est double : déconstruire les représentations idéalisées et égocentriques des vantards sur les réseaux sociaux afin ne pas tomber dans la comparaison sociale et faire sa propre introspection afin de se focaliser sur l’essentiel. Pour le centre d’études sur les médias de l’Université de Pékin, si les décodeurs de la « littérature versaillaise » veulent avant tout dénoncer la fausse modestie, ils finissent par contester malgré eux le style de vie de l’élite.
Suite à l'emballement sur les réseaux sociaux, l’influenceuse Meng Qiqi, devenue la risée des internautes, a su pourtant tirer son épingle du jeu en décrochant plusieurs offres publicitaires.
« Je serai bientôt interviewée par des médias. Quel parfum dois-je mettre, Dior ou Jo Malone (Suis-je assez “Versaillaise” )? » se demande-t-elle, mi-amusée mi-provocatrice, le 9 novembre sur Weibo.
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