« Neijuan » ou les dérives de la concurrence exacerbée en Chine

1607386626000 Chine-info Hu Wenyan

Tous les quinze jours, la rédaction décortique pour vous un phénomène social ou culturel à travers le jargon de l’Internet chinois. Au menu cette semaine : neijuan (内卷), un terme décrivant un certain mal-être des foyers aisés, déchirés entre la peur du déclassement et la spirale de compétitions forcenées avec leurs paires.

En chinois, nei signifie « intérieur », et juan peut se traduire par « rouler ». Neijuan, littéralement « tourner en spiral, de l'extérieur vers l'intérieur », tire son origine du concept académique « involution », inventé initialement par des anthropologues américains dans les années 60. Si le terme originel qualifie la stagnation de la productivité agricole, en absence d'innovation et d'ouverture d'esprit, il décrit aujourd’hui sur l'Internet chinois les dérives de la concurrence exacerbée et les situations teintées de régression de la vie quotidienne. Simple coïncidence ou signe de morosité ambiante ? En pleine crise sanitaire et économique, ce terme, un brin sibyllin, a envahi les réseaux sociaux chinois depuis quelques mois, avant de rencontrer un écho retentissant auprès d'une population citadine et bien lotie.

La course à la performance

Pour comprendre le concept, mieux vaut quelques exemples :

- L'involution pédagogique : dans les meilleures universités, notamment à Tsinghua, la future élite se lance dans une folle course à la performance. En témoigne la pratique de la surenchère : pour une dissertation de 3 000 mots, ces compétiteurs endurcis sont nombreux à rendre des textes au-delà de 5 000 mots pour décrocher une meilleure note (Sanlian Weekly). Le nouveau critère finit par devenir la norme tacite, leur note moyenne demeurant pourtant la même.

En couverture du magazine Sanlian Weekly « L'émancipation des élèves brillants issus des petites villes » (paru en septembre 2020) sur la compétitivité entre les meilleures universités chinoises

- L’involution professionnelle : chez les géants de la tech, de jeunes ambitieux effectuent des heures supplémentaires de leur propre initiative, sans contrepartie, pour impressionner leurs patrons. Cela crée de la concurrence déloyale au sein de la même équipe, qui finit par se résigner à un rythme de travail effréné, sans augmentation de salaire. Dénommés bosseurs emmerdeurs, ces compétiteurs ambitieux font l’objet de critiques virulentes sur les réseaux sociaux.

- L'involution de l'amour et du mariage : chez une partie de l'élite célibataire, un conjoint parfait serait celui qui sort du lot sur tous les plans, notamment au niveau du diplôme, considéré comme un gage d’intelligence et d'excellence. Les sites de rencontres haut de gamme placent les barres très haut, en témoigne le site HIMMR basée à Pékin (Jizhou) : il n’accepte que des clients diplômés des universités du programme 985, projet d’excellence des universités chinoises lancé par le gouvernement en 1998.

L’angoisse du déclin : de l’agriculture à l’éducation

Dans les années 1980, c'est le sociologue sino-américain Huang Zongzhi qui a été le premier à adopter le concept d'involution pour analyser l'économie paysanne, à base de petites exploitations familiales en Chine. La superficie des terres étant la même, la marge de progression s’est étiolée alors que l’investissement des mains-d'œuvre se multiplie. C'est ainsi que la Chine féodale s'est longtemps enfermée dans ce cercle vicieux. Pour lui, de nombreux secteurs tombent aujourd’hui dans ce même piège d’involution. En témoigne notamment le secteur de l’éducation où les diplômes pouvaient assurer un bon poste et une belle carrière professionnelle. Aujourd’hui, un diplôme n’est plus un gage de réussite professionnelle alors que la compétition au Gaokao (l’équivalent au baccalauréat) est de plus en plus rude.

Sur les réseaux sociaux chinois, on voit le terme évoluer, chacun définissant ses propres situations d’involution : l'obsession des détails inutiles de la part des supérieurs, la lourdeur des processus administratifs, les tâches chronophages et répétitives, ou encore la concurrence interne entravant l’innovation…

Si le mot est entré dans le vocabulaire courant, c’est qu’il met en évidence les bouleversements socio-économiques et historiques propres à l'empire du Milieu. Selon les statistiques de recherches apparues sur Baidu, le plus grand moteur de recherche chinois, les utilisateurs du terme neijuan sont âgés entre 20 et 29 ans, vivant principalement dans les grandes métropoles de la côte est de la Chine. Pour l’économiste chinoise Xu Jin, ce mot tendance révélerait une sorte d’angoisse de ladite classe moyenne en Chine : une crainte de la chute, au moment où l’économie tourne au ralenti (ft.cn). Manque d’alternatives ou peur du déclassement social, cette génération issue de la classe moyenne finit souvent par s'accrocher à tout prix à toutes sortes de compétitions.

Dans une interview accordée au média chinois The Paper, l'anthropologue Xiang Biao pointe du doigt l'homogénéité du système d'évaluation des valeurs, du mode de compétition et du système de récompense dans la société chinoise. Afin de briser la spirale de l'involution, il faudrait peut-être sortir des sentiers battus, lutter contre le mépris social et déconstruire le mythe de la méritocratie. Un défi de taille qui n'incombe pourtant pas qu'à la Chine.

Photo du haut © CHEN Bin/Xinhua

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