Fiers, anticonformistes et misérables... qui sont les « seigneurs de Sanhe » ?

1615814425645 Le 9 Hu Wenyan

Une nouvelle génération de travailleurs migrants, jeunes, pauvres et rebelles hante les faubourgs déglingués de Shenzhen, la ville-usine chinoise. Surnommés les « Seigneurs de Sanhe », ils ne cessent de faire parler d’eux depuis quelques années. Une récente étude publiée en 2020 par l’Académie chinoise des sciences sociales a remis cet intérêt au goût du jour. Une population baroque, à l’image des changements qui ont actuellement lieu en Chine.

« Pour être grand seigneur, il faut savoir être fainéant. » Song Chunjiang, un jeune travailleur migrant dans la vingtaine à Shenzhen, s’assume sans complexes. Il fuit les usines et vit de petits boulots payés à la journée. Maître de ses choix, il décline les tâches difficiles, évite des activités peu rémunératrices, quitte à dormir à la rue ou à ne rien manger pendant plusieurs jours. C’est tout ou rien. Résultat : « Je suis plus libre et mon ventre plus vide ». 

Figurant dans le documentaire L‘entreprise de recrutement Sanhe, diffusé en 2018 sur la chaîne TV japonaise NHK, Song Chunjiang, mi-sérieux mi-comique, demeure lucide sur sa vie de « Seigneur de Sanhe » (Sanhe dashen, littéralement « déité de Sanhe »). Ironique, ce terme familier désigne ces milliers de travailleurs migrants (mingong en chinois), souvent de la génération des post-90, vivant au jour le jour dans cette partie du district de Longhua, dans la banlieue nord de Shenzhen. Sanhe Human Resources Co., leader local des solutions RH, en est devenu le symbole, incarnant dans l’imaginaire collectif un mode de vie misérable, communautaire et décalé. 

Vitrine du miracle économique chinois, Shenzhen compte 8,4 millions de personnes avec le statut de non-résidents (soit 64 % de la population de la ville). La plupart sont des travailleurs venus d’ailleurs. Si la génération des parents de cette population de migrants s’est acharnée à faire tourner « l’usine du monde », les Sanhe dashen eux, peu diplômés, hyperconnectés remettent en question le dogme du travail que la société chinoise semble vouloir imposer. À l’heure où les polémiques sur les conditions de travail des salariés en Chine ne cessent de défrayer la chronique, le quartier qu’occupe la fameuse entreprise Sanhe tente de leur offrir un havre là, quelque part à mi-chemin du bidonville et de la terre promise... Non sans un parfum de révolte et d’absurde. 

« Les Seigneurs de Sanhe sont extrêmement exigeants dans leur choix de boulots payés à la journée. Il faut bien nous préciser si on peut glander au travail, sinon, on ne bouge pas. » — Un Seigneur.

L'empire des bas-fonds 

À seulement sept kilomètres des gratteciels clinquants du centre-ville de Shenzhen, la compagnie a créé un monde parallèle en y disséminant pléthore de bureaux de recrutement. Le quartier a une fréquentation avoisinant… les 20 000 demandeurs d'emploi par jour. « C’est le grand bazar, où se côtoient les intermédiaires du recrutement sans scrupules, les prostituées, les vendeurs à la sauvette et la mafia locale », relate un ancien « Seigneur » sur le forum Tianya en 2015. Dense, ponctué de ruelles poussiéreuses, ce « village dans la ville » abrite derrière les façades délabrées de nombreux cybercafés, hôtels-dortoirs et épiceries bon marché. Ici un matelas abandonné contre un mur, là un canapé souillé. Au bord de la rue, sur les bancs de jardins, des travailleurs migrants font la sieste. 

Les jeunes de Sanhe n'aiment pas les contraintes, préférant des boulots temporaires payés à la journée : livraison, intervention sur les chantiers, vigisécurité... Le salaire journalier est en moyenne de 150 yuans (19 euros). Ils ont en horreur les employeurs aux pratiques abusives et méprisent tous ces « ouvriers esclaves » de chez Foxconn. Pour eux, mieux vaut « un jour de travail et trois jours de jeux » qu'un emploi stable. Dans cet empire des bas-fonds, ils peuvent facilement vivre avec moins de 30 yuans (3,8 euros) par jour. Compter 15 yuans (1,9 euro) la nuit en dortoir, 1 yuan (0,13 euro) par heure au cybercafé, 4 yuans (0,51 euro) pour un bol de nouilles et 2 yuans (0,26 euro) pour une bouteille d'eau de 2 litres... 

Angle mort du système, le quartier de Sanhe, connu pour son coût de vie très bas, sert de dernier refuge aux travailleurs migrants. Le chercheur Wang Xingkun y a mené en 2018 une enquête de terrain en brossant à grands traits le profil de cette jeunesse au pied de son propre mur : endettés à cause des jeux d'argent, des célibataires peu diplômés, accros à l’Internet et aux jeux vidéo, qui détestent le travail à l’usine et préfèrent profiter de l'instant présent, sans se soucier du lendemain. 

Le parcours chaotique de Zhou Wei en dit long sur ce mal-être existentiel. Né en 1991 au Hubei, il décroche du système scolaire à 15 ans, avant de partir travailler dans les usines du secteur électronique du Guangdong. Dégoûté par le travail à la chaîne, il débarque en 2009 à Sanhe pour y faire une pause avant de rentrer chez ses parents un an plus tard. Endetté de 10 000 yuans (1 272 euros) à cause de jeux d’argent, il se met à dos sa famille et se voit contraint de retourner en 2016 à Sanhe. Lorsque les journalistes de jiemian.com l'ont rencontré à l’été 2017, il n'avait travaillé au total qu'une semaine l’année durant. Dépourvu d’argent, il dormait à la rue ou dans les KFC, en se nourrissant des restes laissés par d’autres. « Les Seigneurs de Sanhe sont extrêmement exigeants dans leur choix de boulots payés à la journée. Il faut bien nous préciser si on peut glander au travail, sinon, on ne bouge pas », avait-t-il souligné, non sans fierté.

Perte d'identité 

Les jeunes de Sanhe essaient par tous les moyens de prolonger ces heures désœuvrées et libres. La revente « au black » en fait partie. Ils sont nombreux à revendre leur sang, leur identifiant WeChat, leur numéro de téléphone, même leur carte d’identité. À Sanhe, les pièces justificatives sont des produits comme les autres. Les tarifs varient selon l’âge des titulaires : 40 yuans (5,1 euros) pour ceux nés avant 1980, 80 yuans (10,2 euros) pour la génération post-80 et 100 yuans (12,8 euros) pour ceux nés après 1990. « La perte de la carte d'identité marque un tournant. Par le biais de ce geste symbolique, ils rejettent en creux leur identité sociale, coupent les derniers liens avec le système, rejetant ainsi l’ordre établi. Le propre des Seigneurs de Sanhe ? C’est qu’ils se moquent de l’ascension économique et sociale basée sur le travail, ils se retirent en conséquence de toutes les responsabilités imposées par la société », explique le site d’information shanghaien ThePaper.cn

Depuis une décennie, les « Seigneurs » se construisent de fil en aiguille une légende urbaine dans le monde virtuel. Sur Jiedu ba (« sortir de l’addiction aux jeux d'argent »), le forum le plus populaire hébergé par Baidu, Sanhe est peint comme la terre promise de tous les joueurs endettés. « Le matin je fais semblant de chercher du travail, l’après-midi, je passe mon temps à regarder des films. Le temps passe vite et je m’accommode de cette vie libre et sans soucis », décrit un internaute installé dans un dortoir à Sanhe, pour fuir ses créanciers (jiemian.com).

Sanhe se voit propulsé sur le devant de la scène publique en mai 2017, suite à la publication sur chuapp, site spécialisé en jeux vidéo, d’un article devenu viral « Ceux qui jouent aux jeux vidéo à Sanhe ». Prise dans un tourbillon médiatique, la compagnie Sanhe est allée jusqu'à porter plainte contre ce site d'information pour atteinte à l'image de l'entreprise, espérant prendre ses distances avec ces « Seigneurs », qu’elle voit comme un fléau. En vain : ce nouveau type de travailleurs précaires n'aura cessé de faire fantasmer le grand public. En témoigne le documentaire japonais L‘entreprise de recrutement Sanhe et la série d'enquêtes menées par le grand reporter chinois Du Qiang, récompensée en 2018 par le prix suisse True Story Award. 

C’est à cette époque que Tian Feng, sociologue de l’Académie chinoise des sciences sociales, entend parler des Sanhe Dashen. Curieux, il a conduit une enquête approfondie en immersion pendant six mois, en binôme avec un de ses élèves Lin Kaixuan, avant de publier en 2020 ses recherches dans Pourquoi ils ne veulent pas rentrer chez eux : l'enquête sur les jeunes de Sanhe (岂不怀归 三和青年调查). Tian Feng y décortique la logique économique et politique et déconstruit le mythe. Pour lui, les Seigneurs ne sont que le miroir exacerbé de l’industrialisation effrénée de la Chine. « Qu'est-ce qui ne va pas dans notre société ? Comment améliorer l’intégration des travailleurs migrants dans les villes ? Comment faire avancer la qualité de l'enseignement dans les zones rurales ? » se demande-t-il dans une interview accordée à The Paper

Premier ouvrage scientifique sur cette frange de la population, le livre, publié en juillet dernier (Dolphin Press), a remporté un fort succès en librairie, longtemps top des ventes sur les plateformes en ligne chinoises. Un succès dû en partie à une écriture sobre et sans parti pris dans un domaine où les frontières entre diabolisation et sacralisation sont ténues. En fin du livre, les deux chercheurs n’ont pas oublié d’inviter universitaires et pouvoirs publics à regarder avec lucidité le phénomène, révélateur d’un certain malêtre social. 

Pourquoi ils ne veulent pas rentrer chez eux : l'enquête sur les jeunes de Sanhe, livre coécrit par Tian Feng et Lin Kaixuan

La Beat Generation chinoise ? 

Selon le rapport Fiscal Monitor publié en 2017 par le Fonds monétaire international, la prospérité économique de la Chine a beaucoup contribué à la réduction de la pauvreté dans le monde. Néanmoins, la répartition de la richesse y demeure inégale : 1 % de la population possède un tiers des richesses, chiffre supérieur au chiffre moyen dans la zone OCDE (18 %). Une situation qui n'est pas sans rappeler celle des États-Unis après la Seconde Guerre mondiale. 

Sur fond d'inégalités de richesse dans les années 1950 et 1960, la société américaine s’est divisée, et aurait vu ainsi apparaître de nouvelles formes de contestations, comme celle de la Beat Generation, précurseur d’une contreculture anti-conformiste qui finira par dépasser largement son cadre originel, la littérature. Certains observateurs chinois n'hésitent pas à comparer la Beat Generation américaine avec les Sanhe Dashen, Jack Kerouac à l’appui. Dans Sur la route, ce dernier écrit : « Tout m'appartient parce que je suis pauvre ». Une déclaration poétique qui résonne curieusement avec l’état d’esprit des Seigneurs de Sanhe. 

En 2008, la journaliste américaine Leslie Chang, en immersion pendant trois ans dans les usines à Dongguan, dans le Guangdong, publie le livre Factory Girls : From Village to City in a Changing China. Elle décrit comment, il y a une dizaine d’années, ces petites mains en coulisse du miracle économique chinois, n’avaient pour ambition que de changer de métier et de grimper sur l'échelle sociale. Cette époque désormais est révolue. En témoigne cette confession du « Seigneur » Song Chunjiang dans le documentaire japonais : « L’envie de changer de destin ? C’est du passé. Aujourd’hui je n’ai pas de rêve, que du désespoir. »

Photo du haut : DR.

Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.