Oeufs durs aux feuilles de moutarde : un docteur à la rescousse à Wuhan

1631530682630 Le 9 / L'Humanité HUAI Wen

Témoignage du docteur Zhou Zheng, un praticien chinois dépêché à Wuhan au début de l’épidémie de Covid-19 en 2020. Entre angoisse et entraide.

Avril 2021 : un temps capricieux entre pluie et soleil dans le Henan, province du centre de la Chine. Le docteur Zhou Zheng est déjà bien occupé : « Dépêchons-nous, j’ai une autre consultation dans une demi-heure ! » Il se hâte vers son bureau. Là, il s’assoit, le regard ailleurs. « Wuhan ? Hmm... » Les souvenirs refont surface. La cinquantaine, le docteur Zhou Zheng est un spécialiste des pathologies respiratoires. Il travaille à l’un des CHU de Zhengzhou, le chef-lieu du Henan. En janvier 2020, la Chine retient alors son souffle : Wuhan, capitale de la province du Hubei, un peu plus au sud, est confrontée à une crise sanitaire liée à l’apparition d’un nouveau virus. Zhou Zheng et son équipe sont envoyés sur place, première équipe médicale venue porter assistance au Hubei.

Wuhan, ville fantôme

« À ce moment-là, on avait peu de connaissances sur le virus. Sera-t-on contaminé ? Pourra-t-on rentrer chez soi vivant ? »

Au cours de leurs deux mois à Wuhan, du 26 janvier au 26 mars 2020, ces 136 soignants se porteront au chevet de près de 231 patients infectés. Ils ne seront pas les seuls à venir d’autres endroits de Chine : le seul Henan aura envoyé au Hubei 15 équipes, soit 1 281 personnes, elles-mêmes parties du groupe des 40 000 membres du personnel médical rassemblé à Wuhan en provenance de toute la Chine. Malgré la crise, Zhou Zheng en garde un bon souvenir : « Je me souviens encore de tous les visages cachés derrière les masques à notre départ. Je me souviens surtout de ces œufs durs mitonnés aux feuilles de moutarde, ils me manquent terriblement ! »

Le 26 janvier 2020 est aussi le deuxième jour du Nouvel An chinois. Ce soir-là, quatrième jour de quarantaine à Wuhan, Zhou Zheng et son équipe débarquent dans une ville fantôme. Les quais de la gare sont déserts, les rues vides sans aucun véhicule autre que celui qui les mène à l’hôtel : la ville est plongée dans un silence assourdissant. Ils savent déjà qu’à l’hôpital où ils seront conduits, 40 membres du personnel soignant sont déjà infectés par le nouveau virus. Autour de Zhou, les visages sont inquiets, assombris, personne ne parle. Même un habitué comme Zhou est un peu stressé : « À ce moment-là, on avait peu de connaissances sur le virus. Sera-t-on contaminé ? Pourra-t-on rentrer chez soi vivant ? » Du Henan, des rumeurs avaient circulé, selon lesquelles les malades faisaient des va-et-vient à la recherche d’un lit en hôpital, que d’autres s’écroulaient en pleine rue... « C’était totalement infondé », affirme Zhou. Malgré tout, ses premières nuits connaîtront des sommeils agités.

Cependant, une autre préoccupation, majeure, anime l’équipe. Pourront-ils seulement s’habituer à la cuisine locale ? Bien manger, cette ultime petite satisfaction qu’on peut s’accorder après de dures journées de labeur aux urgences... À peine plus grands en superficie que la Grèce, le Henan et le Hubei sont des provinces limitrophes (500 kilomètres séparent les 2 chef-lieux de province), pourtant leurs habitants ont des habitudes culinaires assez différentes. D’autant plus que les biens de première nécessité faisaient relativement défaut dans la ville confinée. Zhou Zheng avait bien prévu la chose et rempli autant qu’il l’avait pu ses bagages de nouilles instantanées. Contre toute attente, les nouilles se sont révélées inutiles : « Les employés de l’hôtel se rendaient régulièrement à la campagne pour acheter des légumes et garantir un approvisionnement suffisant aux membres de l’équipe médicale. Il paraît qu’une fois, les agriculteurs ont appris que les légumes nous étaient destinés, et ont tout de suite rempli le véhicule de légumes frais sans rien demander en retour ! Avec les travailleurs locaux, c’était comme si nous étions un seul homme pour tirer Wuhan du bourbier. »

La ligne de front contre la Covid-19

« Comme nous avions été informés que les hôpitaux à Wuhan étaient tous débordés, nous nous attendions à une scène chaotique », explique Zhou Zheng. Les salles de consultation étaient bondées de patients, et si leurs expressions faciales étaient invisibles sous le masque, un bref échange de regards révélait un mélange d’émotions complexes : « Déprimés, angoissés, ils nous considéraient comme des sauveurs, mais étaient en même temps emplis de doutes face à cette nouvelle pneumonie. »

Les soignants travaillent par rotation. Les journées sont longues. Le travail se répartit par « génération » de soignants. Dans nombre d’hôpitaux chinois, le soutien et l’accompagnement des patients est très souvent effectué par les proches. Or les patients en quarantaine n’étaient pas autorisés à en voir. On assigne alors aux plus jeunes, la plupart dans la vingtaine, de s’occuper de ces derniers. « Lors d’un tour de salle, j’ai vu une patiente plus âgée éclater en sanglots. Après l’avoir interrogée, j'ai appris qu’elle était émue par la constance d’une de nos infirmières, qui avait pris un soin particulier à nourrir un de nos patients âgés, une personne qui toussait beaucoup et à qui il fallait pas moins de 30 minutes pour finir le moindre bol ». Surpris au début, Zhou Zheng et ses collègues comprennent évidemment ce sentiment : en Chine, dans une société où les enfants sont encore bien souvent la seule assurance pour les vieux jours des parents, la piété filiale est une vertu sacrée. « Li Tong, l’infirmière en question, avait à peine 20 ans. À cet âge, on ne sait pas encore ce que c’est que de nourrir à la cuillère ses propres parents. »

Autre souci gênant, la buée sur les lunettes protectrices. « Dès que vous les portez, vous n’avez le droit qu’à 30 minutes de vue claire avant de naviguer en eau trouble », explique Zhou Zheng. Il se souvient des fois où il fallait vérifier les noms des patients, les doses prescrites, donner les perfusions aux malades... « On était souvent impuissants et il fallait parfois demander à̀ un collègue de nous ‘prêter ses yeux’, en nous lisant les noms et les doses, parfois effectuer de concert des perfusions. »

Dès mars 2020, alors que la situation épidémique s’améliore, les équipes médicales venues d’autres provinces s’en retournent peu à peu. Entre le 17 et 20 mars, 12 000 membres de personnel médical sont évacués par voie terrestre et aérienne. Le 26 mars, ce sera au tour de Zhou et son équipe. « C’était le troisième jour du troisième mois du calendrier lunaire. Les Wuhanais ont alors coutume de manger des œufs durs cuits aux feuilles de moutarde, allez savoir pourquoi ! » Le 25 mars, juste après le travail, ses « camarades d’armes » wuhanais quittent l’hôpital et se divisent en deux groupes : « Le premier devait s’occuper d’acheter des œufs au supermarché pendant que l’autre se rendait dans la banlieue... pour cueillir des feuilles de moutarde ! » raconte Zhou Zheng. « Il faisait nuit tôt, ils avaient dû fouiller dans des herbes sauvages à l’aide de lampes torches, avant de passer la soirée aux fourneaux. » Le lendemain à 8 heures du matin, les Wuhanais se rendent à l’hôtel des Henanais pour un dernier au revoir, avec un présent : « Je me suis tout de suite rendu compte que ces œufs étaient le fruit d’un effort précieux. Je me souviens encore du goût à la première bouchée », évoque Zhou Zheng. Certains pleuraient, d’autres s’embrassaient. C’est là que Zhou Zheng apprend qu’à Wuhan, la coutume est d’offrir des œufs durs mitonnés aux personnes chères afin de leur porter bonheur... Aujourd’hui encore, le goût lui rappelle un étrange mélange de chagrin, de stress, mais aussi d’affection.

Photo : Nouvelles d'Europe





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