
Chasse aux sorcières menée contre les « belles femmes » : le jargon du Net chinois est-il sexiste ?
« Les "bingyuan" publient sur les réseaux sociaux des photos très avantageuses d'elles-même, souvent maquillées, durant leur hospitalisation, tout en faisant la promotion des produits de santé auprès de leurs abonnés », écrit le 28 septembre le Quotidien de la santé, sous la bannière du Quotidien du Peuple. Le reportage de ce média d’autorité a fait fureur sur le Net chinois, en raison notamment des intérêts suscités par le néologisme-oxymore bingyuan. Composé de bing 病, « maladie » et de yuan 媛, « belle femme », les bingyuan, « belles femmes malades », sont ainsi entrées dans le collimateur de l’opinion publique.
Qianjiang Evening News, quotidien régional du Zhejiang, a condamné dans un éditorial ces « patientes influenceuses » : « À l’ère du streaming et de vidéos courtes, ont émergé de nouveaux métiers et de nouveaux modèles économiques. Nombreux sont ceux qui s'inventent des histoires, en surfant sur la vague numérique, pour gagner de l’argent. » Suite à ces accusations accablantes, le réseau social Weibo a pris l’affaire très au sérieux, en entamant le 29 septembre une enquête sur ce phénomène.
L’histoire ne s’arrête pas là. La polémique a battu son plein au moment où plusieurs internautes accusées de bingyuan ont dénoncé le lynchage médiatique, provoquant un étonnant retournement de situation. Zhang Jijing, une inflenceuse de mode, s'est emportée à la lecture des articles illustrés par une photo d’elle lors de son passage à l’hôpital. Une photo dont l’objectif a été d’informer ses proches du « bon déroulement de l’opération chirurgicale ». Elle a également expliqué dans un long post sur Weibo que le partage des produits était sincère et à but non-lucratif. « Yuan, jadis un terme élogieux pour décrire une femme, est devenu péjoratif aujourd’hui. J’espère qu’il y aura moins de méchanceté à l’encontre des femmes dans notre société », soupire-t-elle.
En effet, selon le Shuowen jiezi, premier dictionnaire chinois daté du IIe siècle, yuan signifie « belle femme ». Mingyuan, « belles femmes célèbres », désignent à l'origine des jeunes femmes issues de bonnes familles, qui sont bien éduquées et/ou sont porteuses d’idées progressites. C'est pourquoi beaucoup de Chinoises se donnent le prénom Yuan. Pourtant, sur les réseaux sociaux, ce terme renvoie de plus en plus à des femmes superficielles et vaniteuses. Comme en témoigne la naissance de l’expression foyuan 佛媛, « belle femme bouddhiste », récemment propulsée sur le devant de la scène, par la publication d’un article du Workers' Daily. Ce média public a ouvertement condamné, le 21 septembre, ces jeunes influenceuses en décolletés et prêchant un art de vivre zen, en les comparant aux renardes habillées en kesa. Les plateformes d’internet ont ensuite supprimé des dizaines de comptes de ce type.
Sur les réseaux sociaux chinois, beaucoup de jeunes influenceuses, souvent prises en photo dans un temple, prêchent un art de vivre zen. DR.
Ce n'est pas la première fois que les jeunes femmes provoquent l'ire et la moquerie sur les réseaux sociaux dans l'empire du Milieu. En novembre 2020, Pindan mingyuan (拼单名媛), « jeunes Chinoises qui s'inventent une vie luxueuse sur les réseaux sociaux grâce aux achats groupés », devenaient ainsi la risée du Web chinois. Un phénomène révélateur, tant du délire consumériste, que de la course effrénée à la distinction chez la classe moyenne en Chine.
Pour le site d’information Jiemian, si certaines influenceuses ont flirté avec l'illégalité dans leur façon de promouvoir les produits, les procès publics lancés à leur encontre pointent pourtant une forme de mépris, voire de haine, du public mainstream chinois vis-à-vis des « nouveaux riches numériques ». L'économie dominée par les clics n'a pas que des défauts. Elle a également permis à ces femmes au physique attirant, mais aux origines modestes, de s'affranchir, d'une certaine manière, de leur propre classe sociale.
Si beaucoup d’influenceurs masculins ont été impliqués dans des pratiques marketing trompeuses, ils font rarement l’objet d'accusations du fait de leur genre. Pour le blog Kanlixiang, sous la bannière de la maison d’édition chinoise Imaginist, « ce mouvement "anti-yuan" constitue une explosion massive de la misogynie collective et inconsciente. Chaque catégorie de femmes, taguée par le "yuan", interprète chacune une lecture calomnieuse et péjorative du féminin. »
Pour ce média pure-player, « attaquer les femmes qui correspondent à l’image véhiculée par le “male gaze” est un aveu d’impuissance dénué de sens car cela reviendrait à blâmer les défavorisés qui respectent les règles imposées par les puissants au lieu de remettre en question lesdites règles ».
Maggie Cheung dans le rôle de l'actrice Ruan Lingyu dans le film Center Stage@Douban
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