Lancement d'une crypto-monnaie : « la Chine ne s'appuiera pas sur le modèle de la blockchain »

1615904608726 Sacha Halter

En ce début 2021, les crypto-monnaies ont de nouveau le vent en poupe. La Chine a d’ailleurs lancé la sienne : la DCEP, pour « digital currency electronic payment ». Actuellement testée dans plusieurs villes, comme Chengdu, Suzhou ou la nouvelle zone économique spéciale de Xiong’an, la DCEP sera officiellement disponible lors des Jeux olympiques d’hiver de 2022, prévus à Pékin. La fièvre des crypto-monnaies s’empare-t-elle donc de la Chine ? Pas vraiment, puisque cette nouvelle crypto-monnaie chinoise n’a en réalité rien de comparable aux crypto-monnaies décentralisées, comme les bitcoin, ether et autres litecoin. La DCEP restera une monnaie émise par la Banque centrale chinoise. 

Un simple tweet d’Elon Musk, le médiatique patron de Tesla avait suffi pour voir de nouveau s’envoler le cours du bitcoin en janvier dernier. Les crypto-monnaies décentralisées, basées sur la blockchain, font toujours l’objet d’une intense spéculation. Si leur existence est tolérée dans beaucoup de pays, leur usage effectif est très étroitement régulé. En Chine, la stratégie du gouvernement vis-àvis de ces nouvelles formes de monnaie est simple : la Banque centrale chinoise a inventé la sienne. La Chine devient donc l’un des premiers pays à lancer une cryptomonnaie souveraine, centralisée entre les mains de l’État. La DCEP est-elle vraiment si différente des crypto-monnaies utilisées en Occident ? Quel but la Chine poursuit-elle avec cette nouvelle monnaie ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé Martin Chorzempa. Chercheur au Peterson Institute for International Economics, un think-tank économique basé à Washington, il est spécialiste des technologies financières de pointe en Chine. Pour lui, il ne fait aucun doute : la DCEP fonctionnera comme une version digitale du yuan, restera fermement contrôlée par l’État, et n’entrera pas dans la course folle que les monnaies se livrent à l’international. 

Martin Chorzempa © site d'internet de Peterson Institute for International Economics

Le 9 : Où en sommes-nous des expériences qui ont été faites dans la crypto-monnaie en Chine ? 

Martin Chorzempa : La DCEP a été officiellement annoncée par les autorités financières chinoises en janvier 2016. Il y a eu depuis plusieurs projets pilotes, dans plusieurs villes chinoises. Des gens sont choisis au hasard, dans une sorte de loterie. Ils reçoivent des DCEP qui leur permettent d'acheter des biens en ligne. Pourtant, on ne sait pas encore quand cette monnaie sera vraiment disponible pour toute la population. Même chose pour la confiance : est-ce que les agents économiques auront effectivement envie de l’utiliser quand elle sortira ? C’est encore très flou. Ce qui est certain, c’est qu’il y aura d'autres expériences : la prochaine aura lieu aux Jeux olympiques d’hiver de 2022 à Pékin. Aujourd’hui, les étrangers qui viennent en Chine rencontrent des difficultés à utiliser Alipay ou Wechat Pay, à accéder aux services bancaires et à échanger leur monnaie contre du yuan. Aux Jeux olympiques d’hiver de Pékin, ils auront le droit d’utiliser la crypto-monnaie chinoise, la DCEP, pour effectuer des paiements sur place. 

Le 9 : Quand on parle des crypto-monnaies, on pense généralement au bitcoin et à la spéculation dont il peut faire l’objet. On pense généralement à des monnaies qui échappent au contrôle de l’État. La « DCEP » n’a-t-elle rien à voir avec cela ? 

M. C. : Non, en effet, cela n’a rien à voir. La principale différence entre les deux modèles est que la monnaie digitale en Chine ne compte pas comme une cryptomonnaie au sens classique du terme, c'està-dire une monnaie comme le bitcoin. Elle est centralisée et contrôlée par l'État, par la Banque centrale chinoise. Dans le cas des crypto-monnaies comme le bitcoin, la quantité sur le marché est déterminée par un algorithme, qui repose sur un réseau géré de manière décentralisée : ce qu’on appelle la blockchain. Quand on parle de crypto-monnaie souveraine, au contraire, il n'y a pas de blockchain, c’est la Banque centrale qui régule son utilisation et qui contrôle l’offre de monnaie sur le marché. Les crypto-monnaies basées sur la blockchain n’ont donc rien de commun avec les monnaies souveraines : elles sont surtout très volatiles et sont donc utilisées pour faire de la spéculation. 

Le 9 : Dans ce cas, quelle est la différence entre cette nouvelle crypto-monnaie chinoise et un « yuan digital » ? Quelle est la différence entre la DCEP et la monnaie déjà dématérialisée en Chine ? Est-ce que ce n'est pas finalement un peu la même chose ? 

M. C. : Je pense effectivement que le terme le plus adapté pour définir la DCEP est la monnaie digitale, et non la crypto-monnaie. 

« La puissance de la monnaie chinoise est beaucoup moins importante que la puissance commerciale de la Chine. »

Le 9 : Pourquoi la Chine a-t-elle attendu 2016 pour annoncer sa crypto-monnaie ? Surtout quand on sait par exemple que le bitcoin existe déjà depuis plus de 10 ans ? 

M. C. : La Chine a été l’un des premiers pays à affirmer son objectif de lancer une monnaie digitale souveraine, centralisée par l’État. C’était dans la même période que l'annonce faite par Facebook, qui lançait sa crypto-monnaie : la libra. À ce moment-là, l'urgence pour la Chine était d’avoir son propre réseau sur lequel s'appuyer pour lancer sa crypto-monnaie, de ne pas dépendre des autres. Vous savez sans doute que Facebook n'est pas accessible en Chine. Les entreprises comme Alibaba ou Tencent, qui s’étaient très tôt positionnées sur le marché du paiement en ligne, n’avaient, de fait, pas accès au réseau proposé par Facebook. Elles n’avaient pas non plus beaucoup d’utilisateurs à l’étranger, en dehors de la communauté chinoise outre-mer. Il fallait donc bien lancer un réseau spécifiquement chinois. Le cauchemar des autorités monétaires chinoises aurait été d’avoir à s’appuyer sur une entreprise américaine, elle-même associée à une crypto-monnaie américaine. 

Le 9 : Qu’en est-t-il donc de l’usage des crypto-monnaies décentralisées, basées sur la blockchain, comme le bitcoin, en Chine ? 

M. C. : Aujourd’hui, il n'est pas illégal d'utiliser du bitcoin en Chine. Les institutions financières chinoises n'ont cependant pas le droit de les accepter ni même simplement d'offrir des services d'échange permettant d'acheter ou de vendre des bitcoins, des ethers, ou d'autres types de monnaies basées sur la blockchain. Les autorités chinoises veulent pouvoir contrôler toute l’offre de monnaie, et faire en sorte que la seule monnaie qui circule soit le yuan. Ils ne bannissent pas totalement le bitcoin, il n’est pas illégal, on peut en acheter, mais dans la pratique, il est très difficile d’en utiliser sur place. 

Le 9 : Pensez-vous qu'à long terme, on puisse voir apparaître une crypto-monnaie chinoise basée sur la blockchain ? 

M. C. : La Chine ne s'appuiera pas sur le modèle de la blockchain, parce que la Banque centrale chinoise ne voudra pas perdre le contrôle sur l’émission de monnaie et sur les systèmes de paiement. Les autorités chercheront à réguler au maximum, elles empêcheront la circulation des crypto-monnaies non autorisées par l'État. Le système monétaire actuel restera globalement inchangé. 

Le 9 : Vous avez évoqué la réaction de la Chine à l’annonce de la monnaie libra de Facebook. Pensez-vous que la crypto-monnaie chinoise puisse être internationalisée, ou même s’inscrire dans la stratégie chinoise d’internationalisation du yuan ? 

M. C. : Pas forcément. Vous savez, le yuan a toute la confiance du peuple chinois, dans les frontières internes de la Chine. Mais à l’extérieur, dans les autres pays, les agents n’ont que très peu confiance dans la monnaie chinoise. Cela est lié au fort contrôle des autorités de la Banque centrale chinoise sur le yuan, et à l’avenir, je ne pense pas que ce contrôle s’assouplisse. Je suis un peu sceptique quant à l’idée que la monnaie digitale chinoise serve à internationaliser le yuan. Beaucoup de pays préfèrent utiliser le dollar. D’ailleurs, il ne faut pas oublier que la monnaie chinoise est seulement à la 5e ou 6e place des monnaies utilisées dans le monde, alors même que la Chine est la deuxième économie mondiale. La puissance de la monnaie chinoise est donc beaucoup moins importante que la puissance commerciale de la Chine. Il pourrait en être autrement, s’il était plus facile pour les utilisateurs situés hors de Chine, d’utiliser de la monnaie chinoise. Si on imagine un cas de figure où il serait vraiment plus facile d'ouvrir un portefeuille digital de DCEP en Chine que d'y ouvrir un compte bancaire en yuan quand on est étranger, alors oui, on pourrait dire que la crypto-monnaie chinoise constituerait un levier pour l'internationalisation d’une monnaie chinoise. Sinon, pas nécessairement.

Quant à savoir si la crypto-monnaie chinoise pourrait avoir vocation de remettre en question l'hégémonie du dollar dans le système monétaire international, cela me paraît vraiment très peu probable. Il y a déjà un très grand réseau mondial qui utilise le dollar. C'est une monnaie très facile à utiliser. Le régulateur américain a moins de contrôle sur le dollar que le régulateur chinois n'en a sur le yuan. Les agents ont donc plus facilement confiance envers le dollar. Sur le plan international, la diffusion d'une crypto-monnaie chinoise ne changerait rien, en soi, à ces désavantages du yuan par rapport au dollar. 

Le 9 : Vous dites que des étrangers pourraient acheter de la DCEP en Chine, en tout cas à l’échelle de certains projets pilotes. Serait-il possible pour les Chinois d’utiliser leur portefeuille digital de DCEP en dehors de leur pays ? 

M. C. : Je pense que cela restera très difficile. Avec cette nouvelle cryptomonnaie, le gouvernement chinois sera capable d’observer chaque transaction, et même d’en interdire certaines. On ne sort pas facilement de l’argent de Chine. Il restera toujours moins difficile de faire sortir de l'argent de Chine avec le système actuel, qu'avec une monnaie digitale. Pour moi, le sens de cette nouvelle crypto-monnaie est que le gouvernement veut avoir un vrai contrôle sur les transactions monétaires, notamment sur les paiements en ligne. En réalité, ce n'est rien de plus qu'un dispositif de paiement, directement créé par le gouvernement. C'est souvent quelque chose que les gens ne comprennent pas dans l’enjeu de l’émergence d’une nouvelle monnaie : ce n'est pas tant la question de la nature de la monnaie qui compte, que la question du système de paiement qui lui est associé. Les dirigeants de la Banque centrale chinoise ont déjà affirmé qu’ils avaient pour objectif de remplacer une grande partie de l’argent liquide par de la monnaie digitale en Chine. Ce sera un processus assez long, mais au final, c’est le véritable but de la manœuvre. 

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