Existe-il une philosophie chinoise? Genèse et reprise d'un débat centenaire.
En pleine modernisation de la société
chinoise, le milieu universitaire traditionnel, à la rencontre des recherches
modernes de l’Occident, se confrontait aux jugements d'autrui et n'a de cesse de
faire son introspection. C’est dans ce contexte qu’a émergé le débat sur
l’existence de la philosophie chinoise. Certes, par rapport aux philosophes
occidentaux, les penseurs de la Chine antique ont formulé, de manière
différente leurs opinions, mais cela signifie-t-il qu’il n’existe pas de
philosophie dans l’empire du Milieu ? Comment comprendre les caractères de la
philosophie chinoise, ainsi que ses influences dans la Chine d’aujourd’hui ?
Entretien exclusif avec Yang Lihua, professeur spécialiste en philosophie
chinoise de l’Université de Pékin.
Yang Lihua. DR.
China News Service : Comment le débat sur l’existence de la philosophie chinoise a-t-il débuté ?
Yang Lihua : Existe-il une philosophie en Chine ? Cette question a été débattue depuis la fondation de la discipline en Chine. En effet, l’expression zhexue, « philosophie » en chinois, a été traduite du japonais car il n’existait pas d’équivalent en chinois pour ce mot qui vient du grec ancien. Aujourd'hui elle fait référence aux pensées enracinées et fondamentales. En Chine, le premier département de philosophie a été lancé en 1912 à l'Université de Pékin. Si Hu Shi, philosophe et figure de proue du Mouvement pour la nouvelle culture en Chine, y a enseigné la philosophie chinoise, son regard sur la discipline n’a cessé d’évoluer pour finalement arriver à cette conclusion : en Chine, il n’y a que des pensées, mais pas de philosophie. Mais son opinion n’a pas fait l’unanimité. Pour Feng Youlan, l'autre grand maître philosophe, non seulement la philosophie chinoise existe, mais en plus elle est essentielle pour comprendre l'histoire et l'identité du pays.
Le débat a été repris dans les années 2000
dans de nouveaux contextes. Tout d’abord, il s’inscrivait dans un rapport de
force entre différents courants philosophiques : alors que la philosophie
analytique (un courant de pensée majoritairement anglo-saxon, qui fait de la
logique interne au langage son principal objet d'investigation) domine
l'univers des représentations philosophiques, les autres courants risquent
d’être moins considérés, voire méprisés. C’est aussi un débat civilisationnel,
avec l’émergence d’un certain discours niant l'existence de la philosophie chinoise
afin de discréditer la Chine en tant que grande civilisation. Mais enfin,
existe-il une philosophie standard ? Bien sûr que non, et dans ce sens, c’est
un faux débat de se demander s’il existe une philosophie chinoise. Par
ailleurs, des malentendus persistent. Selon certains, la philosophie chinoise
n’est pas à la hauteur parce qu’elle n’est ni dialectique ni rigoureuse. Or
durant la Période des Printemps et Automnes (771 à 476 av. J.-C.) et celle des
Royaumes combattants (476 à 221 av. J.-C.), de grandes questions philosophiques
ont été évoquées avant d’être débattues et argumentées. De plus, même en
Occident, tous les courants philosophiques ne sont pas basés uniquement sur les
arguments.
© Gallimard
CNS : Et pour vous, existe-il une philosophie chinoise ?
Yang Lihua : Bien sûr que oui et en Chine, il existe bel et bien des pensées enracinées et fondamentales. De grands sages chinois tels que Lao Tseu ou Mencius n'ont cessé de distiller dans leurs œuvres des réflexions aussi bien sur le monde que sur la vie. Mozi n'était pas en reste et s’est fait remarquer par ses analyses très poussées sur l'optique, la géométrie et la logique. Ce n’est pas un hasard si certains refusent de considérer les pensées chinoises comme de la philosophie. Pour eux, la Chine serait une civilisation de seconde zone et par conséquent il n’existe pas de philosophie dans un tel pays.
CNS : Comment les idées philosophiques classiques de la Chine s'immiscent-elles dans la vie des Chinois d’aujourd’hui ?
Yang Lihua : Elles sont omniprésentes. Prenez un exemple de la vie quotidienne : le taux d’épargne élevé des ménages chinois correspond bien à un des adages de Confucius - « Qui ne se préoccupe pas de l'avenir lointain, se condamne aux soucis immédiats ». De plus, la philosophie chinoise se soucie davantage du monde d’ici-bas. Si la quête de l'au-delà se trouve au cœur de la civilisation occidentale, les Chinois prennent le monde d’ici-bas pour leur seule destination et objectif. C’est pourquoi nous avons un chemin de civilisation et de philosophie totalement différent. Nous n’avons pas besoin de concepts tels que le péché originel, la création du monde, la dualité enfer-paradis ou le jardin d’Éden pour nous projeter dans l'au-delà. Dans ce sens, la philosophie chinoise serait peut-être plus sobre et authentique.
Yang Lihua, né en 1971 dans la province du Heilongjiang dans le nord-est de la Chine, est professeur de philosophie dans l’Université de Pékin. Ses domaines de recherches sont l’histoire de la philosophie chinoise, le confucianisme, le taoïsme, le néoconfucianisme et la philosophie des dynasties des Wei et des Jin (220-265).
Cet article a été originellement publié en chinois sur chinanews.com.cn
Photo du haut : cérémonie pour rendre hommage à Confucius, le 29 septembre 2021, à Qufu dans le Shandong / Xinhua
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