
La Cité interdite était-elle si «interdite» que ça?
La plupart des gens ignorent que la Cité Interdite a été le lieu d’échanges culturels riches et variés entre la Chine et l'Occident au cours de l'histoire. Ces interactions ont été d'une grande importance. C’est notamment le cas pendant la période prospère des règnes de Kangxi (1654-1722) et Qianlong (1711-1799), où le savoir occidental s’est répandu au palais des Qing, convergeant avec les cultures scientifiques et technologiques chinoises. Du compteur à manivelle aux œuvres des peintres occidentaux de la cour, nombreuses sont les preuves de ces échanges entre civilisations.
Portrait officiel de Kangxi © Wikimedia commons
À partir du règne de Kangxi, la Chine connaît une nouvelle situation de développement économique et de croissance démographique. La superficie des terres arables du pays dépasse alors pour la première fois le milliard de mu (environ 700 000 km²) ; sous Qianlong, les richesses stockées par l’Empire s’élèvent à 60 à 70 millions de taels. Dès 1790, la population du pays dépasse même les 300 millions d'habitants. En moins de 50 ans, la population a doublé comme jamais auparavant. Selon les recherches de Dai Yi, il y avait au XVIIe siècle 10 villes dans le monde avec une population de plus de 500 000 habitants, dont 6 en Chine. Le développement urbain favorise le développement d’une industrie manufacturière exportant de grandes quantités de porcelaine, de soie et de thé vers l'Europe et l'Asie du Sud-Est. La Chine est déjà le premier pays manufacturier exportateur au monde.
Le trafic maritime entraîne des échanges entre l'Est et l'Ouest. Dès le début de la dynastie Qing jusqu’au règne de Qianlong, la France, le Portugal, l'Italie, les Pays-Bas, l'Espagne, la Grande-Bretagne, la Russie et d'autres pays envoient un grand nombre de missionnaires et d'ambassades en Chine. Il faut dire qu'au XVIIIe siècle, à Pékin, capitale des Qing, la Cité interdite était relativement ouverte. Bien que les ambassades et missionnaires occidentaux viennent en Chine dans une optique d'expansion coloniale, ils apportent des concepts religieux, culturels et technologiques qui permettent de compenser les lacunes des intellectuels chinois dans certains domaines comme la géographie, l'astronomie ou les mathématiques. Les missionnaires jésuites commencent alors à traduire et à publier des livres occidentaux en chinois. L'empereur Kangxi lui-même connaissait aussi bien les classiques chinois que les phénomènes astronomiques, la géographie, l'histoire, la musique, l'économie, l'équitation, la médecine, le mongol ou le latin. Il attachait une grande importance à la science occidentale et introduisit à la cour les missionnaires jésuites pour l’enseigner.
Lorsque l'empereur Kangxi se déplaçait, il avait même des érudits occidentaux à ses côtés pour les observations astronomiques ou les relevés topographiques. C’est avec le soutien de l'empereur que les missionnaires Ferdinand Verbiest, Johannes Kilian Stumpf ou Johann Adam Schall von Bell peuvent concevoir des théodolites (qui mesurent les azimuts), sphères armillaires, cadrans solaires ainsi que d’autres appareils de mesures pour l'observatoire de Pékin. Kangxi a également appris les mathématiques auprès des missionnaires jésuites français Jean-François Gerbillon et Joachim Bouvet. Sous Qianlong, la cour s’intéresse aux horloges et aux montres mécaniques, qu’on commence à fabriquer.
Cent chevaux, peinture réalisée par le missionnaire jésuite milanais Giuseppe Castiglione © Wikimedia commons
Enfin bien sûr, l'art de la peinture a également eu une influence considérable durant la période. Dans les dernières années du règne de Kangxi, l'Italien Giuseppe Castiglione est embauché comme peintre de cour, il le restera pendant plus de 50 ans ! Doué pour peindre des figures d'empereurs et de reines, d’oiseaux, de bêtes rares et des fleurs exotiques, il savait combiner les techniques de peinture occidentales avec le pinceau et l'encre traditionnel chinois et a laissé plusieurs chefs-d'œuvre. Outre Castiglione, il y avait de nombreux autres peintres à la cour : le Français Jean-Denis Attiret, l’Italien Jean-Damascène Sallusti ou encore le Bohémien Ignatius Sichelbart.
C’est aussi à cette époque que les coutumes de la vie urbaine et rurale chinoises commencent à attirer l'attention des milieux universitaires occidentaux. Les céramiques et les textiles de soie deviennent des produits de luxe prisés par les aristocrates occidentaux, déclenchant une vraie « marée chinoise » avec un « style chinois » dans les arts en Europe au XVIIIe siècle. Plus tard, cet artisanat de la soie, de la teinture et de la laque se répandra également en Europe.
© Xinhua
Face aux technologies occidentales avancées, l'empereur des Qing s’est montré sage d'accepter et d’apprendre, sans pour autant malheureusement, faire en sorte que ces techniques prennent racines en Chine. Ainsi devant la salle de l'Harmonie suprême, la principale pièce de la Cité interdite, se trouve toujours un cadran solaire au lieu d'une horloge mécanique moderne... De même les peintures de Castiglione n’ont jamais reçu la même exposition que la peinture chinoise à l'encre. Le poids de l'histoire, l'inertie, ont continué d’imposer leur diktat. Malgré tout, force est de constater que les échanges culturels et l'apprentissage mutuel entre la Chine et l'Occident ont constitué un processus inévitable de l’Histoire humaine. Un processus d’autant plus nécessaire aujourd’hui, dans un contexte de mondialisation.
Zhu Chengru est directeur adjoint du Comité national de compilation de l'historiographie officielle de la dynastie Qing (1644-1911).
Article adapté du chinois publié le 14/03/2022 sur chinanews.com
Photo du haut © Yekaterina Golatkina / Unsplash
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