
La Chine, futur royaume de l’e-sport ?
D’un côté, elle encourage la pratique des sports électroniques ; de l’autre, elle sévit régulièrement pour limiter l’usage des jeux vidéo chez les jeunes ou leurs mises sur le marché… Pourtant la Chine semble bien déterminée à devenir un des piliers de la discipline. Une ambition qui étonne, tant l’attitude des autorités autant que celle des Chinois eux-mêmes vis-à-vis des jeux vidéo est ambivalente…
C’ est la première fois dans leur histoire que les sports électroniques, ou « e-sports », seront intégrés en tant qu’épreuves médaillées aux Jeux asiatiques de Hangzhou. Initialement prévue du 10 au 25 septembre 2022, la 19 e édition des Jeux asiatiques a depuis été reportée à 2023 du fait de la dernière vague de Covid-19 en Chine. Il n’empêche : c’est un grand pas pour cette discipline dont la qualité « sportive » reste encore controversée.
« Les huit jeux médaillés seront FIFA (développé par EA SPORTS), une version spéciale “Jeux asiatiques” de PUBG Mobile et d’Arena of Valor, Dota 2 , League of Legends, Dream Three Kingdoms 2, HearthStone et Street Fighter V, avait précisé le Conseil olympique d’Asie (OCA). Chaque titre proposera une médaille d'or, d'argent et de bronze, ce qui signifie que 24 médailles peuvent être gagnées. »
Déjà présents aux Jeux asiatiques de 2018 de Jakarta en tant qu’événement de démonstration – les médailles remportées par les concurrents n’ayant pas été incluses dans le décompte final – les sports électroniques sont en plein boom en Asie, en particulier en Chine. Le pays concentrerait à lui seul un tiers du marché mondial de l’e-sport dont les revenus devraient atteindre 1,38 milliard de dollars d’ici fin 2022 selon Newzoo, cabinet spécialisé dans l’analyse des jeux et des e-sports (un chiffre qui ne tient compte que de la « scène du jeu compétitif professionnel » et exclut « les revenus générés par le jeu compétitif amateur », précise Newzoo.)
Compétition internationale du jeu Dota 2 au KeyArena, Atlanta, États-Unis. © Flickr
Mais si d’un côté, les e-sports constituent un marché au fort potentiel économique et vont de pair avec l’ambition sportive et numérique de l’empire du Milieu, ils sont étroitement liés aux jeux vidéo en ligne, un passe-temps longtemps perçu par les parents chinois comme un danger, un « opium spirituel », comme a pu le qualifier un média d’État.
Alors que Pékin met en place de plus en plus de restrictions dans le domaine des jeux vidéo, l’industrie des e-sports, qui se base sur ces mêmes jeux, peut-elle continuer son expansion au sein du pays ? Quelle place en Chine pour les sports électroniques et quel rôle la Chine joue-t-elle sur ce marché ?
Que sont les e-sports ?
L’e-sport se définit selon le Larousse, comme « la pratique du jeu vidéo multijoueur, notamment en réseau ; l’ensemble des compétitions dédiées à cette pratique ». Mais la distinction entre « e-sports » et « jeux vidéo » n’est pas toujours claire, et certains ont du mal à faire la différence. En Chine, l'e-sport a été reconnu par l'Administration générale des sports comme le 99e « sport de compétition » du pays en 2003, le distinguant officiellement des jeux vidéo. Mais la discipline souffre encore d’un stigmate au sein de la société chinoise, beaucoup de parents chinois n’y voyant pas une véritable profession.
« Maintenant, au sein de nombreuses communautés de joueurs, quand le réseau n'est pas bon, les gens utilisent le pinyin de « 卡了 » : « kale » (qui signifie « ça s’est bloqué » en chinois). C’est un fait très significatif, qui montre que les joueurs chinois ont la parole »
« Depuis que je suis petite, mon père veut que je fasse quelque chose de très traditionnel. Mais j’ai envie de me lancer un défi tant que je suis encore jeune. Je ne veux pas faire quelque chose que je n'aime pas pour le restant de ma vie, a confié Zhang Shasha, une joueuse professionnelle chinoise d’e-sport lors d’une émission diffusée sur le compte Weibo (l’équivalent de Twitter en Chine) de VSPN. Alors j'ai démissionné, mais je ne l’ai pas dit à ma famille. Quand je suis rentrée pour le Nouvel An chinois, je l’ai avoué à mon père et je lui ai même montré mon contrat, mais il était toujours en désaccord. (…) J’ai passé mes vacances à me disputer avec lui, tout en effectuant les missions définies par le club (d’e-sports). Aujourd’hui, il s’y est résigné, mais il ne me soutient pas vraiment. »
Pour de nombreux parents chinois, e-sports et jeux en ligne sont une même chose : « du temps perdu », des problèmes de vue, sinon des dangers d’addiction. Certains vont même jusqu’à placer leurs enfants dans des centres de désintoxication lorsqu’ils estiment que ces derniers sont accros à la console et aux PC. La Chine a par conséquent mis en place des lois très strictes pour encadrer les jeux vidéo. La plus récente date de l’année dernière : depuis septembre 2021, les fournisseurs de jeux en ligne ne peuvent permettre l’accès à leurs plateformes aux mineurs que de 20h à 21h les vendredi, samedi, dimanche et jours fériés.
Déjà en 2019, le gouvernement chinois avait limité la durée pendant laquelle les joueurs de moins de 18 ans pouvaient jouer à des jeux vidéo à une heure et demi par jour en semaine et 3 heures les weekends et jours fériés. Une règle mise en application à travers l’obligation des joueurs de s’enregistrer avec leurs pièces d’identité pour pouvoir se connecter en ligne.
Une autre manière pour Pékin de limiter les jeux vidéo est d’en filtrer la publication ; tous les jeux vidéo en Chine devant être approuvés par les autorités avant de pouvoir être commercialisés. Si les autorités en approuvent généralement plusieurs dizaines par mois, aucun ne l’a été pendant près de neuf mois, entre août 2021 et avril 2022, la Chine ayant mis en place un nouveau système d’évaluation suite aux nouvelles réglementations.
Le China Hangzhou Esports Center (le monument est aujourd'hui achevé, photo du 23 février 2022), érigé spécialement pour la 19e édition des Jeux asiatiques de Hangzhou. Il couvre 80 000 m² et peut accueillir 4 087 spectateurs. © Xinhua
Mais pour le directeur de la technologie du Comité des sports électroniques de la Société Internet de Chine et conseiller en chef de l'équipe nationale chinoise d'e-sports lors des Jeux asiatiques de 2018, il s’agit d’une fausse conception que d’associer e-sports et addiction aux jeux en ligne. « Les e-sports et la dépendance à Internet n'ont aucun lien, affirme Li Jie, lors d’un événement organisé par la Chambre de commerce américaine en Chine à Tianjin. Une grande partie des adolescents jouent à des jeux en prétextant pratiquer des e-sports, mais ils n'ont en réalité aucun lien direct. »
Alors que la Chine restreint la pratique des jeux vidéo, elle encourage en revanche celle des e-sports, dans lesquels les équipes chinoises ont rapporté de nombreux titres. Si la frontière entre les deux est mince, elle existe bel et bien aux yeux des autorités chinoises, qui adoptent une attitude différente au regard de l’un et de l’autre. Comment les différencier ?
Pour Li Jie, si les e-sports sont « nés dans le cadre du développement rapide des jeux vidéo et en ligne », ils se différencient d’eux en ayant :
• Des propriétés fondamentales différentes : l’e-sport est un sport, tandis que les jeux vidéo sont des activités récréatives.
• Des règles différentes : les compétitions d’e-sports ont un ensemble de règles strictes. S’il y a aussi certaines règles pour les jeux vidéo, le but visé est complètement différent.
• Une poursuite spirituelle différente : les e-sports se pratiquent dans un esprit sportif ouvert, équitable et juste, aussi bien de manière individuelle qu’en équipe, et visent à toujours pousser les limites humaines et technologiques plus loin, plus vite et de manière plus forte, tout en gardant un esprit olympique de compréhension, d’amitié et de solidarité. Les jeux vidéo, en revanche, visent davantage un plaisir personnel, la sociabilisation et des buts lucratifs.
• Des exigences professionnelles différentes : les compétiteurs d’e-sports sont des athlètes à part entière. Au même titre que des athlètes d’autres disciplines sportives, ils suivent une formation professionnelle et systématique à long terme, ont des entraînements en équipe, développent leurs capacités techniques, physiques, et tactiques pour participer à des compétitions à haute intensité et y améliorer leurs performances, tandis que pour les amateurs de jeux vidéo, il s’agit plutôt d’un loisir.
• Un écosystème différent : le cœur de l'industrie de l'e-sport est la professionnalisation, la marchandisation et la mondialisation de compétitions, il s’agit donc de générer autour des compétitions et des diffusions de celles-ci un modèle commercial, alors que pour les jeux vidéo, le modèle économique se base surtout sur le temps de jeu et les droits des jeux.
• Une vitesse de développement différente : les e-sports connaissent un développement fulgurant ces dernières années, alors que le développement des jeux vidéo ralentit progressivement.
Pour encourager l’industrie des e-sports au sein du pays, une des mesures prises par la Chine a été l’ajout de la filière « e-sports et gestion » au catalogue majeur de l'enseignement professionnel supérieur des collèges et universités ordinaires par le ministère de l'Éducation, en 2016, qui a ouvert la voie à la création de nombreux cursus dédiés à l’e-sport. Aujourd’hui, des filières relatives aux diverses spécialités de l’e-sport sont proposées par une vingtaine d’établissements d’enseignement supérieur, parmi lesquels la prestigieuse Université de Communication de Chine, qui a été la première à le faire, en 2017.
Le développement de l’industrie des e-sports figure même au sein des plans quinquennaux du pays. Et pour cause, le secteur est un marché extrêmement lucratif : le marché des « jeux d’e-sport » en Chine aurait généré 140,2 milliards de yuans de chiffre d'affaires (soit environ 20 milliards d’euros) en 2021, selon un rapport sur l'industrie du jeu en Chine cité par l’agence officielle Xinhua. Des chiffres difficilement vérifiables et qui diffèrent d’une source à l’autre, tant l’interprétation de ce qu’on inclut dans les « e-sports » est différente et l’expansion du secteur rapide.
Les e-sports sont, de plus, une discipline dans laquelle les équipes chinoises brillent sur la scène internationale. La dernière victoire « e-sportive » chinoise en date : les championnats du monde de League of Legends 2021, en novembre de l’année dernière, durant lesquels l'équipe chinoise d'Edward Gaming (EDG), basée à Shanghai, a remporté la victoire en finale contre les Sud-coréens de DWG Kia, amassant plus de 2 millions de dollars américains. Une performance qui a été suivie par un nombre record de spectateurs en ligne à travers le monde, le pic d’audience ayant été établi à plus de 73 millions, selon Riot Games, le studio qui a créé le jeu et qui appartient au géant chinois de la tech Tencent.
Shanghai, « capitale des e-sports » en devenir ?
Hôte des Championnats du monde de League of Legends 2020, Shanghai projette de construire un centre dédié aux e-sports d’une superficie totale de plus de 500 000 m2, et qui comprendrait une arène pouvant accueillir jusqu’à 6 000 personnes. Le Shanghai International New Cultural and Creative E-sports Center, un projet à plus de 5 milliards de yuans, comprendra un hôtel ainsi que le plus grand site de plongée en eau profonde d’Asie. Soutenu par le gouvernement, le centre abritera le QG du club EDG (les champions du monde en titre de League of Legends) et pourrait accueillir jusqu’à 10 000 visiteurs par jour.
Avec des entreprises chinoises comme Tencent, Alibaba ou encore ByteDance qui se taillent une part de plus en plus grande dans le marché et le succès grandissant des clubs et joueurs chinois, les e-sports sont devenus un vecteur d’influence pour la Chine. « Ces dix dernières années, l'e-sport chinois a montré une tendance différente des autres industries culturelles. On avait l'habitude de voir dans l'industrie culturelle une tendance de flux des États-Unis et de l’Europe vers l'Asie, qui a toujours existé. Maintenant, dans le domaine de l’e-sport, c’est une exportation culturelle dans le sens inverse qui apparaît, a analysé Shi Xiang, rédacteur en chef d’E-sports Magazine, lors de l’événement organisé par la Chambre de Commerce américaine en Chine. Par exemple, par le passé, lorsqu’on jouait et qu’on avait un délai à cause d’une mauvaise connexion, on disait tous qu’on “lag” (anglicisme, ndlr), que “notre réseau n'est pas très bon”. Maintenant, au sein de nombreuses communautés de joueurs, quand le réseau n'est pas bon, les gens utilisent le pinyin (l’écriture phonétique, ndlr) de « 卡了 » : « kale » (qui signifie « ça s’est bloqué » en chinois, ndlr). C’est un fait très significatif, qui montre que les joueurs chinois ont la parole, en quelque sorte. »
Les jeux en ligne et les e-sports se basant sur les mêmes jeux, l’on peut se demander si la position ambivalente de la Chine vis-à-vis des jeux vidéo et ses restrictions sur le temps de jeu des mineurs peut avoir des conséquences sur la carrière de futurs talents, qui commence généralement assez tôt. Si l’intérêt pour les jeux électroniques peut être développé dès le plus jeune âge, Li Jie et Shi Xiang s’accordent pour dire que « l’âge d’or » pour les joueurs d’e-sports ne se situe pas forcément en dessous de 18 ans.
« Lorsque j'étais encore en ligne de front, j'ai mené l'équipe féminine et l'équipe masculine chinoises du même jeu à remporter la victoire lors de championnats. Selon mon expérience, il n'est pas facile pour un joueur trop jeune d'exploiter pleinement ses talents, car la capacité psychologique à encaisser les choses et à pouvoir coopérer avec son équipe affecte la performance des joueurs », affirme Li Jie.
Un avis partagé par Shi Xiang, qui estime qu’il s’agit d’un préjugé : « Le fait que la période dite ‘de pointe’ des joueurs d’e-sports se situerait sous l'âge de 18 ans n’a pas de preuves scientifiques. D’ailleurs, c’est souvent entre l’âge de 23 et 25 ans que les vrais compétiteurs d'e-sports peuvent obtenir des résultats, estime Shi Xiang. Comparé à certains autres sports d'équipe, c’est un âge relativement jeune, mais ce n'est pas comme la gymnastique, par exemple, pour laquelle la flexibilité du corps, lorsqu’on est très jeune, est plus adaptée à la compétition. »
Malgré certains jugements sociaux qui pèsent toujours sur les jeux en ligne et des mesures de plus en plus rigides les encadrant, l’e-sport est, de fait, un secteur dans lequel la Chine compte bien tenir sa place, et une source d’opportunités sur laquelle elle continue de miser.
Jennifer Li, journaliste basée à Pékin.
Photo du haut : l'équipe chinoise LGD Gaming en pleine partie de League of Legend aux Summer Finals de Shanghai en 2015. © Wikimedia Commons, CC BY-SA 3.0.
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