En Chine, la culture ethnique shui, fossile vivant culturel

1678359298180 Chine News Liu Meiling
Les Shuis forment une minorité ethnique vivant principalement dans le sud de la Chine. L’étude de leur écriture, différente de l’écriture chinoise, et de leurs traditions, qui remontent à l’antiquité, permet de lever des mystères sur les origines de la culture chinoise.

Groupe ethnique très ancien, aujourd’hui minoritaire en Chine, l’ethnie shui, forte d’environ 430 000 individus, vit en majeure partie dans la province du Guizhou. Sa culture et son système d’écriture, développé pour consigner ses connaissances sur l'astronomie, la culture, la foi et ses croyances populaires, sont considérés aujourd’hui comme de vrais « fossiles vivants » de la culture antique en Chine. Les manuscrits de livres shuis, écrits à l’aide de caractères idéographiques, gardent une grande valeur pour la recherche dans les domaines de la linguistique, de l'ethnologie ou du folklore. Interview avec Pan Chaolin, professeur de l'Institut de recherche sur la culture de l'écriture shui de l'Université nationale de la province de Guizhou, lui-même d’origine shui.

L’écriture shui aurait une origine commune avec les inscriptions oraculaires les dynasties chinoises des Xia (XXIIIe siècle – XVIIIe siècle av. J.-C., dates théoriques, ndt.) ou Shang (environ 1570 - 1045 av. J.-C.). Comment l’étude du shui peut-il aider à interpréter certaines inscriptions antiques chinoises ?

Selon le consensus officiel, l'ethnie shui serait originaire de la région de Suishui, dans les plaines centrales de Chine et la culture shui serait donc un vestige des cultures Xia et Shang. Cette affirmation est venue corriger l’ancienne hypothèse selon laquelle les Shuis descendraient de groupes Bach Viet ou Lac Viet (ndt : anciennes populations tribales du sud de la Chine et du nord du Vietnam actuels). Celle-ci provient d’ailleurs du résultat de l’étude du corpus d’archives shui.

En Chine, il y a trois manières de parler de ce sujet : on parle certes d’« écriture » shui mais aussi de « coutume » shui ou encore de « culture » shui. La première désigne le patrimoine archivistique et documentaire ; la deuxième liste le patrimoine culturel immatériel chinois qui contient toutes les « coutumes liées à la culture shui » ; la dernière est un catalogue de tout ce qui fonde la base de la culture classique des Shuis. C'est un cas unique dans le monde où une culture liée à un groupe ethnique national est nommée de trois manières différentes. Cela montre la particularité, la magie et le mystère autour de la culture shui.

L'écriture shui, apparue sous les dynasties Xia et Shang, s'est répandue ensuite et est demeurée non seulement riche en informations sur les origines de l'écriture chinoise et la création des caractères quadrangulaires, mais aussi sur la culture antique en général, dépassant largement le cadre de la société shui, nous aidant à interpréter certains contenus anciens chinois qui ont été perdus.

Par exemple Xu Shen (58 - 147 ap. J.-C., philologiste chinois, auteur du premier dictionnaire étymologique du chinois, ndt) dit dans le Shuo wen jie zi que le mot pour « année », 年 nian, signifie « maturité des grains ». Or la fête la plus importante des anciennes sociétés agraires était la célébration de la moisson, connue sous le nom de 过年 guonian, « passer l'année » (ou, en chinois moderne, « fêter le Nouvel An », ndt). Cependant, en chinois moderne, le sens originel du mot « année » a été perdu.

Pour déterminer les débuts et fins de l'année ainsi que l'organisation des fêtes, le calendrier shui se base sur l'observation des phénomènes naturels et le cycle de la culture du riz. Il a un lien étroit avec les calendriers anciens de la Chine, tels que ceux des dynasties Qin (221 - 206 av. J.-C.), Zhou (1046 - 256 av. J.-C.), Shang et Xia. Le calendrier shui divise l'année en deux saisons, l'hiver et le printemps. Les mois de janvier à juin correspondent à l'hiver et ceux de juillet à décembre, au printemps. Les points de démarcation entre les deux moitiés de l'année sont les solstices de printemps et d'automne. La seconde moitié de l'année correspond à la période de semis et de récolte, caractéristique typique des sociétés agricoles. Pendant la période de mûrissement des plantations, les peuples shuis célèbrent ce qu’ils appellent en chinois « Duanjie », un événement qui dure 52 jours et qui correspond à l’ancienne fête paysanne de la récolte. C’est le calendrier shui et la fête de Duanjie qui peuvent donner une explication précise au sens originel du mot chinois « année ». D’où l’on pense qu’avant les dynasties Shang et Zhou, la région centrale de la Chine ne connaissait que deux saisons, le printemps et l'automne, avant que n’apparaissent la division en quatre saisons. Les peuples shuis eux, continuent de diviser l'année en deux.

Le calendrier shui présente de nombreuses correspondances avec les huit trigrammes du Classique des changements (Yijing ou Yi-King) et avec une claire régularité d’alternance entre Yin et Yang, ce qui est là aussi une caractéristique importante des cultures centrales de la Chine. Les ancêtres des peuples shuis ont probablement quitté la région des plaines centrales, peut-être pour échapper à l’autodafé et au massacre des lettrés ordonné par l’empereur Qin (en -213). Ils ont migré vers le sud et se sont intégrés aux peuples de la région de la baie de Tonkin, avant de remonter finalement jusqu'aux régions situées aujourd’hui entre les provinces du Guizhou et du Guangxi, le long de la rivière Long et de la rivière Duliu. Là, l'environnement montagneux et enclavé a permis de conserver leur culture comme dans un « congélateur », préservant ainsi de nombreuses données sur les anciennes cultures des plaines centrales de Chine. C’est un phénomène similaire qui a eu lieu au Japon, où de nombreuses traditions chinoises ont été préservées.

Vous affirmez que les écritures shuis anciennes fournissent un exemple vivant pour l'étude des écritures anciennes en générale. Pouvez-vous expliquer ?

Le grand lettré Mo Youzhi (1811 - 1871) avait tenté d’utiliser les outils de phonétique et détymologie traditionnelles de son époque pour étudier la prononciation de l'écriture shui. Il avait conclu que « la prononciation est différente de celle d'aujourd'hui, mais correspond à de nombreuses prononciations anciennes ». Il a publié à ce sujet en 1860. En 1899, Wang Yirong découvrait justement les écritures oraculaires. Le linguiste Li Fang-kuei (1902 - 1987) avait également conclu que la langue shui et le chinois « ont toutes deux des origines communes, mais ont divergé au fil du temps ». En effet, le moment et le lieu de création de cette écriture correspondent au moins à ceux de l'écriture oraculaire qui a donné naissance aux caractères chinois qu’on connaît, dans la même région. Il y avait à l’époque de nombreux petits royaumes avec des cultures certes similaires, mais avec des différences quand même, poussant plus tard les souverains Qin à une réforme unificatrice de l’écriture. Mo Youzhi pensait déjà que les écritures shuis figuraient parmi « les plus anciennes et les plus archaïques depuis l’époque de Qin ».

Les écritures shuis ont pu être transmises jusqu'à nous pour deux raisons : premièrement, le peuple shui apprécie sa culture et sa civilisation, et deuxièmement, l’écriture shui et les caractères oraculaires ont été créés au même moment et dans le même espace, avec des contenus riches et similaires, ils ont donc suivi à peu près la même chaîne de transmission. Pourtant on n’a véritablement parlé de « peuples shuis » que lorsque ceux-ci ont effectivement formé une communauté, c’est-à-dire bien plus tard, au Moyen-Âge, sous la dynastie Tang (618 - 907 ap. J.-C.). Par conséquent, étudier l’écriture shui offre un exemple de transmission vivante jusqu’à nos jours. C’est pour cela que le 26 novembre 2022, lorsque la neuvième réunion du Comité régional de la Mémoire du monde de l'UNESCO pour l'Asie-Pacifique s’est tenue en Corée, les « documents d'écritures shui de la province du Guizhou en Chine » ont été approuvée pour être inclus dans la « Liste régionale de la Mémoire du monde de l'Asie-Pacifique ».

Vous dites que l’écriture Shui a une portée philosophique, même si ces textes ne sont généralement pas considérés comme tels. Pourquoi ?  

Le contenu des écrits des Shuis sont riches et complexes. En plus de décrire directement la cosmologie, les croyances primitives et les connaissances populaires des Shuis, comprennent également la philosophie et la littérature. Pour les Shuis, leurs écrits constituent une référence, une encyclopédie de leurs savoirs, un peu comme le Classique du changement l’est pour les Chinois. Ils servent dans la divination par les prêtres. La langue use de peu de mots pour exprimer des concepts tels que ceux des « Cinq Éléments », des huit trigrammes, des vingt-huit maisons célestes ou des anciennes divisions du ciel et de la terre

Lors de mes enquêtes auprès de ces populations, j'ai découvert que les maîtres d'écriture pratiquaient la divination à l'aide d'un œuf, leur permettant d’expliquer de manière concrète et simple certains concepts profonds qu’on trouve notamment dans le Classique de la Voie et de la Vertu (le Dao De Jing, attribué à Lao Tseu, ndt). Ainsi, comme dans l’affirmation : « L’un donne naissance au deux, le deux donne naissance au trois et le trois donne naissance à toutes les choses », un œuf représente l’« un », l'albumen et le jaune d'œuf représentent le « deux » et l'œuf fertilisé qui peut faire éclore de nombreux poussins est ainsi le « trois » qui donne naissance à toutes les choses… Tous ces textes véhiculent une forme de pensée spécifique telle que les croyances selon lesquelles un Yin solitaire ne peut pas être fécond, qu’un Yang solitaire ne peut pas se développer, que tout excès doit être suivi par un retour en arrière et que seul l'harmonie entre les opposés peut conduire à un développement durable, etc. Il y a là de nombreux éléments à valeur philosophique.

Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn.

Photo du haut : DR.

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