
Entre Yu « la Belle » et Cléopâtre, quelle est la différence entre la beauté des femmes dans les drames orientaux et occidentaux ?
Première disciple du maître Mei Baojiu issue de l'école Mei de l'opéra de Pékin, l'artiste taïwanaise de l'opéra de Pékin Wei Haimin présente sur scène non seulement des personnages féminins classiques du répertoire de l'école Mei telles la légendaire incarnation de la femme déterminée Mu Guiying de la dynastie Song et la concubine favorite impériale Yang Guifei de la dynastie Tang, mais également des personnages féminins adaptés des classiques grecs dans de nouveaux drames. Elle interprète ainsi La fille de Loulan inspirée de la tragédie Médée tout comme celui de Cao Qiqiao dans La cangue d'or qui incarne le personnage traditionnel de la « méchante femme ».
China News a récemment interviewé en exclusivité Wei Haimin à propos de la manifestation de l’esthétique de la beauté féminine dans les dramaturgies orientales et occidentales anciennes et modernes. Cette discussion a évoqué nombre de personnages féminins, depuis ceux de l'école Mei « soit fées soit impératrices » élégants et purs jusqu’aux femmes de diverses personnalités qui traversent les cultures.
En tant que disciple de l'école Mei, selon vous, comment Maître Mei Lanfang interprète-t-il les femmes dans l'esthétique classique chinoise ?
Né en 1894 à la fin de la dynastie Qing, Maître Mei Lanfang a véritablement brillé pendant la période républicaine (1912-1949) lorsque toute la société recherchait l'innovation et le changement, dans un contexte d’ouverture différente et plus ample que celui de l’ère précédente. Par le passé, les personnages féminins de l’opéra de Pékin, interprétés par des femmes ou des hommes et portant le nom de Dan 旦, représentaient principalement des rôles secondaires. Dans les créations d'artistes dirigés par Mei Lanfang, le Dan est devenu le protagoniste principal des œuvres dramatiques. Quant à l’interprétation de ce rôle par un homme, ce tout nouveau sens du mystère d'être un homme déguisé en femme a créé une distanciation esthétique et un espace stylisé.
En 1927, le quotidien Shuntian Times a désigné Maître Mei Lanfang comme l'un des quatre Dan les plus célèbres pour son interprétation des Anecdotes de Taizhen. Cette pièce est très audacieuse en termes de choix des situations à l’exemple de la scène pendant laquelle un bain dans l’étang Huaqing fut accordé à la concubine favorite Yang Guifei. La délicatesse de présentation et d’interprétation de Maître Mei Lanfang donne une valeur clé à cette scène de « bain ». Avec une mélodie totalement novatrice, Maître Mei a soigneusement mis en scène la timidité de Yang Guifei. L'atmosphère dense des vapeurs d’eau de l’étang Huaqing a pleinement imprégné l’imaginaire des générations suivantes de cette beauté sans pareil. Maître Mei a symbolisé la nudité par une jupe unie et du voilage blanc, la sublimant totalement en une sorte de beauté visuelle pour la plus grande satisfaction de l’imaginaire du public. Le morceau Écouter la dame du palais, une mélodie attachante et délicate, donne de la couleur à l’élégance, créant ainsi une forme aguichante empreinte de grâce et d’élégance noble.
Alors qu’il n'avait pas créé depuis de nombreuses années, Mei Lanfang a conservé cette forme d’évocation de la nature propre des personnages jusqu'à sa dernière œuvre intitulée Mu Guiying prend le commandement en 1959. Il s’inspira alors de l'opéra Bangzi du Henan et plus particulièrement de l’histoire de Mu Guiying dont il transforma l’histoire pour en faire le grand classique Porter le sceau. Cette très vieille femme longtemps délaissée par la cour impériale à qui se posait la question de savoir si elle devait ou ne devait pas prendre le commandement suprême alors que le pays se trouvait en grande difficulté. Sous l’influence de dame She Taijun, Mu Guiying compris que lorsqu'elle revenait à son intention initiale et se demandait seulement ce qu'elle pouvait faire pour le pays, l'accueil froid qu’elle avait reçu dans le passé par la cour ou le fait qu'elle n'a pas été sur le champ de bataille depuis plus de 20 ans n'était plus un problème. D’une manière incroyable, Maître Mei n'a pas directement exprimé ce saut et cette transformation d'état d'esprit avec des mots. Il s'est inspiré de Jiang Wei observe le front, un épisode du célèbre Roman des Trois Royaumes, interprété sous forme de pantomime et purement dansé pour illustrer les pensées de Mu Guiying.
Comment appréhendez-vous la beauté des femmes dans l'esthétique classique chinoise ? En quoi est-elle différente des canons et de l'esthétique des femmes dans les drames occidentaux ?
Contrairement aux arts du spectacle classiques occidentaux qui sont divisés en opéra, ballet, etc., l'opéra traditionnel chinois a des exigences complètes pour les acteurs dont l’excellence vocale et corporelle façonne les personnages. En outre, la compréhension du « sex-appeal » des femmes est très différente entre l'Orient et l'Occident. Alors que je répétais Cléopâtre et ses sentinelles, racontant l'histoire de l’impératrice éponyme qui apparaît très belle et très intelligente dans les histoires occidentales, j'ai senti en jouant ce rôle que le « sex-appeal » des femmes dans le contexte occidental transparaît en fait dans tous les aspects de cette femme, que ce soit dans son discours ou ses actes. Aux yeux des Orientaux, cela pourrait s'appeler « faire étalage » de coquetterie, mais les Occidentaux semblent considérer que l’exhibition du « sex-appeal » du corps comme une chose très naturelle. Ce terme n’est pas péjoratif mais élogieux, il correspond à un style que l'on peut voir chez les femmes.
En Chine, un vieil adage dit que « l'appétit et le désir sexuel sont dans la nature humaine », mais dans chaque dynastie, afin de prévenir le désordre des relations entre hommes et femmes, nous semblons toujours considérer le « sex-appeal » comme une chose « non autorisée à se produire », surtout dans les œuvres dramatiques. Bien que l’on puisse encore voir dans les poèmes de toutes les dynasties des représentations de femmes dans les lieux de pratiques sexuelles, il semble qu'il soit absolument interdit d'en parler dans les foyers normaux. Ceci représente, je pense, une grande différence entre la Chine et l'Occident.
On compte parmi les rôles que vous avez interprétés dans de nouveaux opéras ces dernières années Lady Macbeth, La femme de Loulan, Wang Xifeng et Cao Qiqiao. Ce sont tous des personnages aux personnalités très fortes, voire tordues ou méchantes. Cette expérience d’interprétation vous a-t-elle apporté des chocs et des contradictions ?
Ces personnages féminins sont traditionnellement appelés « mauvaises femmes », mais pour moi, ils sont plus proches de femmes ayant de la personnalité. Créée en 1993 et adaptée de l'ancienne tragédie grecque Médée, La femme de Loulan est une pièce nouvellement créée dans laquelle j'ai joué à plusieurs reprises pendant des décennies. Quand j'étais jeune et que j'ai endossé ce rôle pour la première fois, je me suis aussi demandée pourquoi devrais-je montrer au public un cœur sombre qui tue des enfants. Plus tard, il est devenu de plus en plus évident que chacun porte de la tristesse dans son cœur, une part qui se sent laissée pour compte et abandonnée.
L’adaptation du roman de Zhang Ailing, La cangue d'or est la pièce que j'ai le plus peaufinée. Son héroïne nommée Cao Qiqiao est d’un côté contrôlée par le destin dont elle a une partie entre ses propres mains, mais d’un autre côté elle n'a pas la capacité d'assumer la responsabilité de ses propres choix. Afin de présenter les multiples facettes de l'état d'esprit de Qiqiao depuis jeune fille jusqu’à une vieille femme finalement déformée et pervertie, j'ai fait plusieurs études sur sa personnalité. Sa famille tenait un magasin d'huile de sésame, et il n'y avait que son frère et sa belle-sœur, fiers et sociables. Arrivée à l’étape du mariage, Qiqiao choisit résolument une famille noble, mais elle ne s'attendait pas à ce que le titre de seconde épouse de la maison principale lui apporte une vie de désillusions. Qiqiao est une femme qui se défend toujours bec et ongles : n'admettant jamais la défaite et refusant d’accepter son sort, elle estime que tout ce qui ne va pas est la faute des autres. Pour Cao Qiqiao, le contrôle qu’elle exerce sur ses enfants est tout à fait logique et part d’une bonne intention. J’ai d’abord analysé ces aspects psychologiques en profondeur, puis j’ai créé des personnages, l'échelle est relativement facile à gérer. Plus tard, beaucoup de gens m'ont dit qu'ils avaient vu leur propre mère à travers mon interprétation de Cao Qiqiao. Au nom de l’amour, trop de mères s'accrochent à leurs enfants toute leur vie et imposent à cette génération leurs griefs ad vitam æternam.
J’ai la profonde sensation qu’il y a des leçons à tirer derrière chaque relation difficile dans cette vie. Le théâtre est mon mentor, il m'apprend comment traverser la vie et c’est en m’y adonnant corps et âme que je pourrai continuer à en avoir une compréhension renouvelée.
À votre avis, pourquoi est-il si important d'explorer et de façonner des rôles féminins plus diversifiés ?
Dans sa démarche artistique, la distanciation masculine que le maître Mei Lanfang avait à cette époque lui a permis de créer de nombreuses femmes extrêmement belles de manière stylisée. Les Dan se subdivisent en 4 grandes catégories de personnages qui se différencient par la voix, l’apparence et les personnages qu'elles représentent, de sorte qu'un style significatif peut être établi lorsque le sexe de l’interprète est changé. Cependant, lorsque les actrices se costument et jouent, leurs voix et leurs visages sont en fait assez similaires, et il n'y a pas beaucoup de place pour parler de l'établissement d'un style apparent particulier. En tant que femme, ce que j'ai d'unique, c'est l'expérience de la vie réelle des femmes et la situation moderne, ce qui me rend également meilleure pour analyser cette nature humaine.
Pour les acteurs de notre époque, je pense que le plus important est d’approfondir l'intériorité de la femme et en faire émerger ses différents aspects spirituels. L’opéra suit l’époque, les gens de différentes époques ont des expériences de vie différentes. En tant qu'actrice, je dois réfléchir à ce dont le public a besoin à cette époque et aux nouveaux regards qu’ils portent.
J'ai l'impression qu'aujourd'hui les femmes semblent moins contraintes, et il y a encore beaucoup d'espace pour vraiment comprendre la nature intérieure des femmes alors que subsistent encore beaucoup d'endroits où les femmes sont mal comprises, et beaucoup d’entre elles sont contraintes et dédaignées. De nombreuses appréciations vis-à-vis des femmes sont simplistes. Le monde a besoin de l'énergie harmonieuse du yin et du yang pour créer une société belle et paisible. Bien sûr, l'énergie dite « féminine » ne se réfère pas seulement à la puissance des femmes, mais inclut le pouvoir de tolérance, de compassion et de douceur entre les êtres humains.
Je me suis également nourri de mon expérience de vie pour jouer des pièces de théâtre. J’ai grandi dans une famille qui n'était pas particulièrement heureuse au sens propre du terme. Arrivée à l’âge de 50 ans, j'avais de plus en plus l'impression que le théâtre était une sorte « d'image miroir ». Les choix de vie faits par de nombreux personnages féminins peuvent être ceux auxquels le public aspire sans en avoir la possibilité, les personnages le font alors pour eux. Ainsi, les acteurs sont des guérisseurs émotionnels dans l'âme, créant un voyage que le public peut vivre avec eux. L'expérience apporte une prise de conscience et permet d’en savoir plus sur le for intérieur des femmes, avec une possibilité de compréhension et de réconciliation.
Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn.
Photo du haut : Dr.
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