
Hommage à Yang Yi, figure emblématique de la traduction chinoise du roman « Les Hauts de Hurlevent »
La traductrice chinoise Yang Yi, Yang Jingru de son vrai nom, est morte le 27 janvier dernier à 103 ans à Nankin. Sa traduction en chinois de l'œuvre Les Hauts de Hurlevent, unique roman de l'écrivaine anglaise Emily Brontë, lui avait valu de nombreux éloges.
Initialement publiée en 1955, la version chinoise du roman Les Hauts de Hurlevent, traduit par Yang Yi, a été sans cesse mise à jour et rééditée jusqu'à une dizaine de reprises. Preuve de son talent de traductrice, ainsi que de la popularité du roman anglais auprès des lecteurs chinois. Née en 1919, année où éclate en Chine le Mouvement du 4 Mai (mouvement anticolonial et anti-impérialiste lancé par la jeunesse chinoise, et prélude de la mouvance connue, entre 1915 et 1921, sous le nom de Mouvement pour la nouvelle culture), Yang Yi a traversé le siècle et connu plusieurs guerres avant la fondation de la République populaire de Chine. Plus qu'une traductrice influente, Yang Yi a fait partie de la première génération de femmes ayant reçu une éducation aussi traditionnelle qu’occidentale en Chine. Abreuvée d’idées progressistes, elle n’a pas hésité à s’affranchir de sa famille et des carcans des traditions millénaires chinoises.
Jeunesse dorée
Yang Yi est née dans une famille de la grande bourgeoisie chinoise. Son père Yang Yuzhang, directeur de la Banque chinoise à Tianjin, est mort deux mois après sa naissance, en lui laissant un héritage conséquent. Elle mène ainsi une vie d'insouciance depuis son plus jeune âge. D'autant que Yang Xianyi, son frère de cinq ans son aîné, jouait un rôle de protecteur et de passeur de goût à l’égard de la cadette de la fratrie. À 15 ans, Yang Yi a lu, sur les conseils de son frère, Famille, de l'écrivain chinois Ba Jin. Un coup de foudre, car le roman lui rappelle sa propre famille : comme le personnage du livre, le grand-père de Yang Yi avait également été haut fonctionnaire au Sichuan et avait vécu avec plusieurs concubines.
Après le lycée, elle intègre le département de la langue et de la littérature chinoise de l'Université de Nankai à Tianjin, avant de poursuivre, à partir de 1938, ses études de littérature étrangère à l’Université nationale associée du Sud-Ouest à Kunming, dans le Yunnan. Alors que la Seconde Guerre sino-japonaise éclate en 1937, les trois universités les plus prestigieuse dans le nord de la Chine - l'Université de Pékin, l'Université Tsinghua et l'Université de Nankai -, fusionnent pour créer l'Université temporaire de Changsha, devenue plus tard à Kunming l'Université nationale associée du Sud-Ouest, afin de préserver l'héritage national de ces grandes universités en exil. Le hasard de l'histoire a fait de Kunming un haut lieu culturel de la Chine en pleine guerre. Yang Yi en profite pour participer à de nombreuses activités organisées par l'Association littéraire Gaoyuan, fondée par des poètes et écrivains tels que Mu Dan ou Lin Pu. Elle y rencontre notamment Zhao Ruihong, poète et traducteur, qui deviendra son époux.
Traduction en chinois du roman Les Hauts de Hurlevent
Dans les années 1950, Yang Yi mène une vie aussi simple qu’heureuse. Avec son mari, alors professeur de l'Université de Nankin, elle s’installe dans une maison du quartier Gulou, octroyée par l'université. En 1953, son mari décroche un poste de professeur vacataire à l'Université de Leipzig en Allemagne pour y enseigner la littérature chinoise. Yang Yi demeure en Chine avec leurs enfants et se met à traduire Les Hauts de Hurlevent.
Avant elle, Liang Shiqiu, écrivain et traducteur de renom, avait déjà traduit en chinois ce roman phénomène. Mais son titre traduit Paoxiao shanzhuang, littéralement Le manoir des cris furieux, ne convainc pas Yang Yi, qui eut l'idée de le traduire en Huxiao shanzhuang, c'est-à-dire Le manoir des hurlements en chinois. En juin 1955, la version des Hauts de Hurlevent traduire par Yang Yi est publiée par les éditions Pingming, fondée par Ba Jin, avec qui Yang Yi entretient une amitié indéfectible. Si le livre a suscité l'engouement du public et a connu un grand succès parmi les lecteurs, il a ensuite disparu des radars de la littérature dans une Chine en pleine révolution culturelle.
Yang Yi a fait l’objet de procès arbitraires lancés par les activistes des Gardes rouges. L’été 1969, ces derniers lui demandent de confesser ses relations avec Ba Jin, le soi-disant « écrivain anti-parti et anti-révolutionnaire ». Yang Yi refuse de collaborer et subit une gifle. En effet, la correspondance épistolaire entre Yang Yi et Ba Jin date de 1935 et comprend au total 23 lettres écrites par ce dernier, toutes réquisitionnées. En 1972, Yang Xianyi est libéré de prison et Yang Yi renoue peu à peu une vie tranquille et récupère les lettres de Ba Jin. En 1980, elle démissionne de son poste d'enseignante à l’Université Normale de Nankin. Au milieu des années 1980, la traduction du roman Les Hauts de Hurlevent, fait un retour fracassant dans le milieu littéraire. La réédition, tirée à 10 000 exemplaires, est vite écoulée et le roman demeure l’un des best-sellers de la maison d’édition.
« La vie commence à 80 ans »
Vers la fin de sa vie, Yang Yi passe beaucoup de temps chez elle à écrire des lettres, quelquefois très longues, à ses vieux amis, et à archiver ses anciennes lettres reçues. Ces dernières constituaient l’une des choses les plus précieuses de sa vie. Elle tenait d'ailleurs ses habitudes formées depuis l'adolescence dans les écoles jésuites : servir le thé l’après-midi aux invités, raccompagner les invités vers l’extérieur de la maison lors de leur départ, s’habiller selon les circonstances, ou encore se maquiller lors des sorties en ville.
Yang Yi ne voulait rien laisser en héritage. De son vivant, elle a donné aux musées toutes ses lettres de correspondances avec Shen Congwen et Ba Jin, deux grands noms de la littérature chinoise, et a fait don de sa collection de livres et même de sa propre maison. Le 12 novembre dernier, elle a fêté ses 103 ans. 2022 était aussi une année fructueuse pour elle : ses trois livres - Poèmes traduits par Yang Xianyi et Yang Yi, En cent ans, ces gens et ces choses, et Chants d'Innocence et d'Expérience (recueil de poésies du peintre et poète britannique William Blake traduit par Yang Yi) -, sont publiés en Chine. De plus, elle envisageait de publier l’autre moitié de son autobiographie ainsi que son recueil de poèmes et d’essais.
Elle aimait citer un petit texte qu'elle avait traduit : « Cher ami, essayez de vivre jusqu'à 80 ans. C'est le meilleur moment de ta vie. Les autres vous acceptent comme vous êtes. Si vous avez des doutes, alors je vous dis clairement : la vie commence à 80 ans. » Ceci dit, la mort est un sujet qu’elle n'avait jamais cherché à éviter ni à espérer. Comme elle aimait citer une phrase issue du Comte de Monte-Cristo : « toute la sagesse humaine sera dans ces deux mots : Attendre et espérer ! ».
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