
Mei Lanfang à Moscou : quand l'opéra chinois a fait rêver Stanislavski et Brecht
Une visite historique : du 21 février au 21 avril 1935, le grand maître de l’opéra de Pékin Mei Lanfang, à la tête d’une délégation chinoise, s’est rendu à Moscou et ensuite à Léningrad (Saint-Pétersbourg) pour une tournée internationale autour de ses pièces phares. L’événement a fait couler beaucoup d’encre dans la presse locale. Preuve de l'enthousiasme qu’éprouvait le milieu culturel de l’URSS à l’égard de l’arrivée de l’artiste chinois. Une réunion-débat a même été organisée. De plus, il a rencontré Constantin Stanislavski, éminent metteur en scène russe, ainsi que Bertolt Brecht, dramaturge allemand qui fuyait son pays natal au moment où Hitler a pris le pouvoir. Ces face-à-face entre Mei Lanfang et les figures de proue du théâtre avant-gardiste soviétique et européen marquera profondément les échanges culturels entre la Chine et le reste du monde dans les années à venir.
Bai Sihong, écrivain, traducteur et dramaturge d’origine chinoise, revient, dans un entretien accordé à China News, sur ce voyage, aussi rare que précieux, qu’a fait Mei Lanfang en URSS à la veille de la Seconde Guerre mondiale.
Quel était l'origine du voyage et quelles étaient les retombées des spectacles donnés par Mei Lanfang auprès des spectateurs russes ?
La Chine est un pays qui dispose d’une longue histoire de théâtre. Symbole du théâtre traditionnel chinois, l’opéra de Pékin est né en fin du XVIIIe siècle de fusions et d'évolutions de différents types d’opéras chinois. Mais au début du XXe siècle, il était déjà très répandu dans les quatre coins du pays. Dans ce contexte, Mei Lanfang a rendu visite dans plusieurs pays étrangers, tels que le Japon, les États-Unis ou encore l’URSS, espérant propulser cette forme artistique chinoise sur la scène internationale. Un pari réussi, car ses spectacles lui ont valu beaucoup d’éloges du grand public et des professionnels.
En 1935, Mei Lanfang s’est rendu ainsi en URSS.
Une visite sans précédent qui a marqué les échanges culturels entre les deux
pays, en hissant l’artiste chinois au rang des plus grandes figures
internationales. Constantin Stanislavski et Bertolt Brecht ont été tous deux
convaincus, après leurs échanges avec Mei Lanfang, que sa prestation en opéra
chinois constituait un style à part entière et représentait l’esthétique idéale
du théâtre traditionnel chinois.
En effet, l'opéra de Pékin touche différents domaines comme le jeu d'acteur, la musique, la danse, l'élocution ou encore l'acrobatie. Sur la forme, il se distingue des formes artistiques européennes telles que le théâtre, le ballet ou encore l’opéra. Sur le fond, il mise énormément sur l’expression des idées, en s'approchant davantage des mouvements artistiques comme l’impressionnisme ou l’expressionnisme. Les sujets qui ont divisé les dramaturges soviétiques cohabitent harmonieusement dans l'interprétation des pièces de l’opéra de Pékin par Mei Lanfang, ce qui a forcément marqué, même inspiré de nombreux metteurs en scène locaux.
Comment l’opéra chinois a été accueilli par les artistes soviétique et européens ?
La prestation majestueuse de Mei Lanfang a fait beaucoup d’échos auprès des grands noms du théâtre européen et soviétique. Comme disait Vsevolod Meyerhold, dramaturge russe connu pour son approche purement physique de la mise en scène : « Je n’ai vu aucune actrice dans ma vie qui pourrait égaler Mei Lanfang dans la démonstration de la féminité sur scène. » Il s’est ainsi inspiré de l’approche et des idées artistiques propres à Mei Lanfang dans ses travaux futurs. En effet, l’opéra de Pékin est un art de la « modélisation du corps ». Comme le démontrait Mei Lanfang dans la pièce A Fisherman's Struggle : en l'absence d'un vrai bateau, les personnages se servent uniquement des rames, en simulant les secousses, ou encore la montée ainsi que la descente d'un bateau, pour créer un bateau imaginaire. Un processus de création qui sollicite la participation du public dans son imagination des scènes fictives. C’est l’un des traits principaux de l’opéra de Pékin. Cela n’a pas manqué de faire écho chez Constantin Stanislavski, qui demandait souvent aux spectateurs comme aux comédiens de vivre une expérience collective dans la création artistique. Il a notamment conseillé à ses élèves de faire particulièrement attention aux gestes de Mei Lanfang, en comparant ses mains à « un long poème ». Pour certains critiques de théâtre de l’URSS, Mei Lanfang a interprété, au-delà d’une femme concrétè, l’esprit féminin.
Sergueï Eisenstein ne tarissait pas non plus d’éloges à l’égard de Mei Lanfang, notamment des placements quasi géométriques des protagonistes sur scène pour convenir aux relations qui lient les personnages entre eux. Le metteur en scène russe adoptait également cette approche dans sa propre création artistique. En témoigne son film Ivan le Terrible, qui mise davantage sur le plan symbolique que réaliste pour mettre en avant des scènes de danse. Il a même écrit un article intitulé La fée de l’opéra chinois pour analyser la portée esthétique de l’opéra de Pékin.
Mais pour Bertolt Brecht, il était irréaliste
pour les spectateurs d’entrer dans le monde intérieur et émotionnel des
personnages, car le public devait prendre du recul pour mieux apprécier ou
critiquer le spectacle. Une analyse qui se distinguait de « l'expérience
commune » de Stanislavski et de « la création collective » de Mei Lanfang.
Force est de constater que Bertolt Brecht a créé plusieurs pièces très liées à
la culture et la philosophie chinoises et ses analyses originales sur l'opéra
chinois n'étaient certainement pas le résultat du hasard.
Dans quelle mesure cette visite a initié les échanges théâtraux entre la Chine et le reste du monde ?
Le
13 avril 1935, Mei Lanfang a clôturé sa tournée en URSS en donnant son dernier
spectacle. Ce soir-là, le Théâtre national de Moscou était plein à craquer et le spectacle
s’est terminé très tard jusqu’à trois heures du matin : Mei Lanfang a dû
retourner, à 18 reprises, sur scène pour remercier le public sous un tonnerre
d'applaudissements. Avant son retour en Chine, il a fait don d’une partie de
ses costumes au Musée du théâtre de Moscou. Cette visite a présenté au public
soviétique et même européen l’opéra de Pékin, tout en faisant hisser la «
méthode Mei Lanfang » au rang des trois méthodes majeures de théâtre reconnues
par le milieu.
Mei Baojiu, fils de Mei Lanfang et lui-même artiste reconnu de l’opéra de Pékin, a été à son tour invité en juin 2001 par le Centre Meyerhold pour donner une master classe à Moscou. En 2014, lors de la célébration du 120e anniversaire de Mei Lanfang, Mei Baojiu, du haut de ses 80 ans, a embarqué une tournée internationale, à l’image de son père en 1935, pour monter sur scène à New York, Washington, Moscou, Saint-Pétersbourg et Tokyo… Le Musée du théâtre de Moscou a organisé en 2016 une exposition consacrée à la visite de Mei Lanfang en URSS, pour également rendre hommage à Mei Baojiu qui s’est éteint la même année. Une initiative qui en dit long sur l’amitié et l’échange dans le monde du théâtre entre les deux pays, ainsi que sur la beauté de l’opéra de Pékin qui dépasse les frontières chinoises.
Cet article a été initialement publié en chinois sur Chinanews.com.cn.
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