
[Sinologie] Comment s'initier à la lecture de romans classiques de la littérature chinoise ?
En Chine, vers la fin de la dynastie Ming, les romans étaient considérés comme une forme littéraire majeure, marquée par l'émergence de critiques littéraires très pointues, selon l'éminent sinologue américain Robert Hegel.
Comment les Occidentaux abordent-ils les romans classiques chinois, alors que la littérature chinoise s’exporte à travers le monde ? Dans quelle mesure la littérature renforce-t-elle les échanges entre la Chine et le reste du monde ? Robert Hegel, éminent sinologue américain et ancien directeur du département de l'Asie orientale de l'Université Washington à St-Louis, a récemment accordé un entretien exclusif à Chine News, en confiant ses 60 ans d'amour avec la littérature chinoise et ses analyses sur l'évolution et l'influence des recherches sur la littérature chinoise dans le monde occidental.
Quel est le déclic qui vous a motivé à faire des études sur la littérature classique chinoise ?
À vrai dire, au début de mes études universitaires, j'avais tout d’abord envie de devenir ingénieur en propulsion. Mais très vite, je me suis rendu compte que je n'étais pas fait pour ça. Comme je me suis toujours passionné pour les langues étrangères, j’ai décidé d’apprendre une autre langue. À l’époque, je ne connaissais rien au chinois, mais curieusement, j’étais attiré par la calligraphie et les caractères chinois. D’autant que c'est la langue qui compte le plus de locuteurs natifs. Il y avait un intérêt à la maîtriser. C’est ainsi que j’ai jeté mon dévolu sur la langue de Confucius. J’ai tout d’abord fait des études de chinois à l’Université d'État du Michigan, et commencé petit à petit à lire la littérature chinoise. Tout d’abord fasciné par les œuvres de Lu Xun et Lao She, j’ai ensuite pris goût à la littérature classique chinoise, allant jusqu’à en faire mon sujet de recherches.
J'aime bien lire et relire certains livres et chaque fois, je suis toujours émerveillé par de nouvelles découvertes. J'apprécie autant les personnages complexes que les dénouements souvent inattendus qui caractérisent les romans chinois. De La Pérégrination vers l'Ouest aux Trois Royaumes, la liste de mes romans classiques préférés est longue mais je dois avouer que L'histoire de la dynastie Sui demeure mon livre de prédilection au point que je l'ai traduit en anglais. C’est un roman exceptionnel avec des personnages complexes et une intrigue bien construite.
Les romans des dynasties Ming et Qing font l'objet de vos recherches. Quels sont les points communs et les différences entre les littératures chinoise et occidentale de cette époque ?
Je pense que durant les dynasties Ming et Qing, par rapport à la littérature occidentale, la littérature chinoise était beaucoup plus riche et intéressante notamment sur le choix des thèmes. Certaines œuvres occidentales, qui, malgré leur portée philosophique, mettaient avant tout en valeur la capacité individuelle, comme en témoignent Robinson Crusoé et d'autres livres d'aventure. En Chine, les romans se présentaient déjà comme une forme littéraire majeure vers la fin de la dynastie Ming avec notamment l'émergence des critiques littéraires très pointues et approfondies, alors qu'en Occident, il fallait attendre un peu plus tard pour que la critique littéraire atteigne une telle maturité.
Traducteur de plusieurs ouvrages de la littérature classique chinoise, quels défis devez-vous relever lors de la traduction du chinois en anglais ?
Dans le domaine de la traduction, il existe en général deux méthodes assez distinctes : si certains traducteurs préfèrent la souplesse pour rendre l'œuvre traduite plus « lisible » pour les lecteurs, d’autres choisissent d’être plus fidèles aux textes originels en proposant des notes pour expliquer les contextes historiques et culturels. Personnellement, je pense que la première méthode de traduction pose beaucoup de problèmes. Par exemple, la version anglaise du Pousse-pousse de Lao She que j'ai lue pour la première fois est assez troublante, car le traducteur a adapté le roman en une histoire romantique, contrairement à l'idée initiale de l'écrivain. Adepte de la deuxième méthode de traduction, j’ajoute souvent des notes dans les œuvres traduites. Comme les lecteurs occidentaux ne connaissent rien à Han Xin (aux environs de 231—196 av. J.-C., l'un des stratèges militaires les plus remarquables de l'histoire chinoise) ni à ce que désigne l’expression « Grenouille au fond du puits » (personnes têtues et bornées), il faut évidemment donner des explications. Certes, le texte traduit de cette manière est beaucoup plus difficile à digérer mais ça vaut quand même la peine d’y consacrer du temps pour bien saisir les messages et les idées les plus authentiques que voulaient transmettre les écrivains.
Quels sont les ouvrages littéraires chinois qui sont susceptibles de faire fortement échos chez les lecteurs occidentaux ?
Quand j’enseigne aux étudiants non sinophones, je leur propose souvent des textes simples qui incarnent en même temps les spécificités de la culture chinoise. Par exemple, dans le domaine de la poésie, je les conseille de lire tout d’abord les poèmes de Li Bai, et de s’orienter ensuite vers le poète philosophe Wang Wei, et le poète engagé Du Fu. Il faut admettre que la littérature chinoise demeure une littérature de niche et que la plupart des Américains n'y connaissent rien. La Pérégrination vers l'Ouest serait sans doute le roman chinois le plus célèbre aux yeux des lecteurs américains, alors que l’opéra Le Pavillon aux pivoines, représenté à plusieurs reprises dans les théâtres new yorkais, a également suscité beaucoup d’échos auprès du public. En outre, beaucoup de jeunes ont pris connaissance des Trois Royaumes à travers les jeux vidéo, qui sont devenus aujourd’hui un nouveau moyen pour les Occidentaux d’apprécier la culture chinoise.
Pour vous, quelles sont les valeurs principales de la culture traditionnelle chinoise ?
Dans la culture chinoise, la famille occupe une place centrale et l’individu n’est qu’un maillon d’une chaîne qui le lie à ses grands-parents, ses parents ainsi qu’à ses propres enfants et petits-enfants. Ceci dit, la transmission est très importante pour la culture traditionnelle chinoise. Pour les Chinois, il existe quelque chose, quelque soit la religion ou la collectivité, qui se place au-dessus de l’individu. La Véritable Histoire d'Ah Q et Le Journal d'un fou, deux livres phares de Lu Xun, racontent exactement ce sentiment d’ostracisation par le collectif. De plus, la culture traditionnelle chinoise prête une grande importance au « karma », selon lequel tout ce qu’on dit ou fait a une conséquence. Cette notion d’origine bouddhiste est toujours très présente dans la vie des Chinois d’aujourd’hui. L'entraide, la fraternité ainsi que la méritocratie font partie également des valeurs clés de la culture traditionnelle chinoise.
Robert E. Hegel, né en 1943 à Michigan aux États-Unis, a obtenu en 1973 son diplôme de doctorat en littérature chinoise, sous la direction du célèbre sinologue Hsia Chih-tsing, à l'Université Columbia. Depuis 1975, il officie à l'Université Washington à St-Louis et occupe le poste de directeur du département de l'Asie orientale avant sa retraite en 2018. Spécialisé en romans des dynasties Ming et Qing, il a écrit de nombreux ouvrages influents dans le monde académique américain, dont Les romans chinois du XVIIe siècle, La lecture des romans illustrés durant les dynasties Ming et Qing… Il est également traducteur de plusieurs romans classiques chinois dont L'histoire de la dynastie Sui, Complément au Voyage vers l'Ouest de Wu Cheng'en ou encore Poissons plats...
Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.
Photo du haut : Unsplash
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