Pour le sinologue Joël Bellassen, le chinois est une langue visuelle qui stimule les capacités cognitives

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La civilisation chinoise est une ancienne civilisation d’une grande richesse. On lui attribue des caractéristiques exceptionnelles dont les caractères chinois qui en sont un des éléments les plus importants. Pour Joël Bellassen, sinologue et figure de proue de l’enseignement du chinois en France, les caractères chinois sont les éléments les plus représentatifs de la culture chinoise. C'est précisément pour le charme des caractères chinois qu’il entretient une relation exceptionnelle avec la langue chinoise depuis près de 50 ans. 

Entretien exclusif avec un grand passionné de l’écriture chinoise, qui nous explique le concept selon lequel « la Chine et l’Occident forment un tout » et interprète les différences culturelles à partir de l’idéographie des caractères chinois.

Contrairement à l'écriture occidentale, les caractères chinois sont spécifiques à la culture chinoise. En tant que passionné des caractères chinois, comment interprétez-vous ce trait culturel ?

Pour moi, les caractères chinois ont une signification exceptionnelle. Sur le plan historique, c'est précisément grâce au charme des caractères chinois que de nombreux étrangers ont commencé à apprendre le chinois.

Le père de la linguistique moderne, le Suisse Ferdinand de Saussure (également considéré comme le précurseur du structuralisme en linguistique) avait autrefois divisé les systèmes d’écriture en deux catégories : le signifié et le signifiant. Le premier étant représenté par l’écriture chinoise. Celle-ci distingue les caractères et les mots, les deux formant la plus petite unité en langue chinoise. En général, chaque caractère chinois constitue une unité linguistique indépendante ; et plusieurs caractères forment un mot qui devient une nouvelle unité linguistique, lui conférant un sens nouveau. C’est ce que j’appelle le « dualisme » dans la langue chinoise (considérant que la didactique du chinois repose sur deux unités minimales - le caractère et le mot -, alors qu’en Chine, le courant dominant dans le chinois langue étrangère est « moniste », ne reconnaissant le statut d'unité pédagogique que le mot, à l'instar des autres langues telles que l'anglais ou le français, ndt). 

Ce système est complètement différent des écritures alphabétiques occidentales, dont fait partie le français, langue qui considère le « mot » comme étant la plus petite unité linguistique. Par exemple, si l’on analyse la structure des unités linguistiques du mot « ordinateur » en chinois (电脑 ) et en français, on remarque nettement la différence, qui est encore plus flagrante avec la phrase « Je suis français » (en chinois « 我是法国人  »). 

Cette singularité de l’écriture chinoise a eu une grande influence sur moi. Au cours de ma carrière professionnelle dans l'enseignement et la recherche du chinois, la méthode d’apprentissage de la langue chinoise par « la primauté au caractère » est un domaine auquel j’ai accordé le plus d’attention et de recherche ; et c’est également l’un de mes plus grands achèvements. C’est le débat entre le principe de « primauté au caractère » et celui de la « primauté au mot » (monisme). 

À partir de l’aspect idéographique de l’écriture chinoise et de l’aspect phonétique de l’écriture occidentale, comment comprendre vos opinions sur la différence culturelle entre la Chine et l’Occident ?

Dans la comparaison entre la culture chinoise et occidentale, j'avais émis le postulat suivant lequel la culture chinoise est une culture visuelle tandis que la culture occidentale est auditive. Je pense que si l’on veut comparer ces deux cultures il faut commencer par étudier leur écriture. Un neuroscientifique français a notamment souligné que le langage n’est pas simplement un outil de communication ou de diffusion d’informations, mais qu’il marque profondément le cerveau humain. En analysant et en triant les informations reçues, le langage façonne le système de pensées du cerveau.

Objectivement parlant, les caractères chinois sont les éléments les plus représentatifs de la culture chinoise, et diffèrent complètement de ce qu’est l’écriture dans le système linguistique occidental. L’écriture chinoise est un ensemble de symboles idéographiques, dont une grande partie est représentée par des caractères combinés contenant des informations visuelles (pour la compréhension du caractère ainsi formé) ; contrairement aux écritures occidentales qui sont composées de lettres, relativement plus simples et plus limitées. En tant qu’outils phonétiques, ces lettres servent à marquer une prononciation, en formant des informations sonores. C’est pourquoi les langues occidentales sont dites auditives. Par conséquent, du point de vue des sciences cognitives, je pense que les chinois ont un mode de pensée tourné vers le visuel alors que les occidentaux sont plutôt auditifs. Par exemple, lorsqu’un chinois entend le nom de famille « Zhang », ils vont penser soit à « 张 » (Zhang qui s’écrit 弓+长) ou bien à « 章 » (Zhang qui s’écrit 立+早). Le processus de traitement de ces informations stimule le cerveau au niveau des associations visuelles, directement liées aux informations visuelles accumulées par le cerveau. Chez les Occidentaux, un mot évoque un ensemble de lettres (orthographiées d’une certaine façon), ce qui est très différent de la manière de penser des Chinois.  

Il existe une forte complémentarité entre les cultures chinoise et occidentale. Que pensez-vous de cette complémentarité ?

Dans une certaine mesure, on pourrait utiliser la métaphore du symbole du yin et du yang (Taijitu) : la Chine et l’Occident forment un tout. Bien entendu, le concept d'« Occident » est à manier avec prudence car si l’on prend l’exemple de la France et des États-Unis, qui appartiennent tous deux au monde occidental, les deux pays sont en réalité très différents. 

Ayant étudié la philosophie, on pourrait également explorer ce concept d’un point de vue philosophique. La Chine possède des philosophies et des pensées traditionnelles, telles que le confucianisme, la philosophie taoïste, etc., mais au sens strict de la philosophie, il existe certaines différences avec les pensées et les concepts philosophiques apparus en Europe. Les Occidentaux ont également des réserves quant à la terminologie de « philosophie chinoise », car elle est très différente des pensées philosophiques de Hegel et de Kant, qui ont formé leurs propres systèmes. La philosophie occidentale (plus précisément la philosophie européenne) est née sur la base de la logique et de la science, et elle est inséparable de la linguistique et de la logique du grec ancien. 

Dans la philosophie classique occidentale, le concept de base est le mot « être », qui n’existe pas dans la langue chinoise. En chinois, le concept a été traduit par « exister », qui n’a pas tout à fait la même connotation que dans la philosophie occidentale. Alors que la pensée traditionnelle occidentale repose sur la dichotomie entre le sujet et l’objet – « je » est sujet et tout ce qui n’est pas « je » est objet –, où le sujet (« je ») doit connaître et transformer l'objet ; en Chine, au contraire, l’accent est mis sur « l'unité de l'homme et de la nature » où le sujet et l'objet se confondent. 

De plus, dans les civilisations asiatiques dont fait partie la Chine, ce sont les concepts collectifs qui dominent sur la conscience individuelle ; tandis qu’en Occident, notamment en France, bien qu'il existe des concepts collectifs, c’est l'individualisme qui prévaut. Ce serait une chance si les deux mondes peuvent apprendre l’un de l’autre et trouver un équilibre entre le collectivisme et l'individualisme.

D'une manière générale, la civilisation européenne, principalement basée sur l'auditif, pourrait s’enrichir en apprenant la langue chinoise, notamment les caractères chinois et même les opéras chinois, basés sur le visuel. 

En tant qu'enseignant de chinois, et davantage en tant que lettré, je conseille fortement aux enfants français d’apprendre le chinois, pas forcément pour devenir sinologues, mais pour aider à développer leurs capacités de réflexion. Ils devraient étudier le chinois pendant au moins un an, en se concentrant sur les idéogrammes, afin de compenser les lacunes de notre système de pensée. Et les étudiants chinois devraient renforcer leur apprentissage des langues étrangères. La langue n’est pas seulement un outil de communication mais c’est aussi le meilleur moyen d’apprendre la linguistique. Prendre des cours de langue étrangère dès le plus jeune âge et se familiariser avec des concepts grammaticaux différents permet de cultiver leurs capacités cognitives.

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.



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