
Le « Liao Zhai » ou « Chronique de l’étrange », une œuvre classique chinoise qui fait toujours parler d’elle 400 ans après
La nouvelle chanson « Luo Sha Hai Shi » du chanteur chinois Dao Lang a suscité de vives discussions sur Internet. Ce single, issu de l'album Shan Ge Liao Zai, inspirés du classique littéraire chinois Liao Zhai Zhi Yi (ou Chroniques de l’étrange, souvent abrégé en chinois « Liao Zhai ») de l’écrivain Pu Songlin (1640-1715), fait parler de lui outre-mer, au point d’être devenu un sujet d’intérêt pour la sinologue américaine Judith Zeitlin.
D’abord admiratrice de Pu Songling, puis chercheuse spécialisée en romans chinois fantastiques en prose classique, jusqu'à devenir aujourd’hui librettiste d'un opéra adapté des histoires du Liao Zhai, Judith Zeitlin, professeur au département des langues et civilisations d'Asie de l'Est de l'Université de Chicago, a noué des liens profonds avec cette littérature ancienne. Elle collabore actuellement avec des compositeurs chinois pour créer un opéra basé sur le Liao Zhai et prévoit de travailler sur la traduction complète en anglais du classique.
La chanson éponyme basée sur la célèbre histoire de fantômes Luo Sha Hai Shi issue du Liao Zhai est devenue l'une des chansons les plus populaires sur toutes les grandes plateformes en ligne dans le monde. En tant que chercheuse dévouée à l'étude de Pu Songlin, quelles sont vos impressions après avoir entendu cette chanson ? Comment évaluez-vous ce phénomène ?
Judith Zeitlin : En fait, dès le début des années 2000, j'aimais déjà beaucoup le chanteur Dao Lang – je viens de retrouver trois anciens CD de Dao Lang que j'avais achetés, rangés sur l'étagère de mon logement à Chicago. J'ai toujours beaucoup aimé sa voix, ainsi que son approche innovante de la fusion entre musique folklorique, pop, les instruments musicaux traditionnels et modernes. Ces dernières années, je n'ai pas suivi ses sorties, jusqu'à ce qu'un ami chinois m’informe sur WeChat que Dao Lang avait produit un album conceptuel autour des histoires du Liao Zhai, ce qui m'a beaucoup surpris.
C'est un album fantastique, et je suis l'une des rares personnes à l'étranger à aimer discuter de ces chansons. Je ne suis pas sûre de la couverture médiatique occidentale, mais je pense qu'il doit y avoir des discussions à ce sujet sur les réseaux sociaux. Les paroles sont très complexes et difficiles à comprendre. En dehors de certaines parties directement tirées du livre, de nombreuses phrases nécessitent une compréhension mot à mot. Cet album est très impressionnant.
Le Liao Zhai est l'un des premiers romans classiques chinois à avoir été traduits et introduits à l'étranger. Vous avez publié dès 1993 un ouvrage en anglais sur ce thème, traduit en chinois. Comment avez-vous découvert cette œuvre chinoise fantastique en prose classique ? Qu'est-ce qui a suscité votre intérêt pour ce livre ?
J. Z. : J'ai vraiment découvert Pu Songlin lors de ma première année de doctorat. Comme je voulais me spécialiser dans la narration classique en chinois ancien et que j'ai toujours aimé le genre littéraire des histoires de fantômes, j'ai rapidement décidé de commencer par le Liao Zhai. Ses histoires sont établies à la frontière entre l'histoire et la fantaisie, naviguant entre le possible et l'impossible, le réel et l'imaginaire, ce qui m'a fascinée.
Aujourd'hui, le livre fait partie intégrante de ma vie, c'est un processus qui s'est déroulé naturellement. N'importe qui serait intéressé par des histoires aussi captivantes et complexes.
Lorsque vous avez commencé vos recherches, comment était perçue cette œuvre dans le milieu académique occidental ? Quelle était la connaissance des lecteurs occidentaux à ce propos ?
J. Z. : Lorsque j'ai commencé mes recherches, les travaux académiques occidentaux sur les romans en prose classique chinois étaient encore très rares. J'ai eu la chance de pouvoir me référer à la thèse d'Allan Barr, un sinologue américain, achevée en 1984 à l'Université d'Oxford, et à ses premiers articles de recherche sur Pu Songling. Ces travaux pionniers ont établi les standards philologiques dans les études occidentales sur le Liao Zhai et ont allégé mon fardeau dans ce domaine.
En fait, le Liao Zhai a été traduit en anglais très tôt – la première traduction anglaise a été réalisée par le sinologue et ancien diplomate britannique en Chine, Herbert Giles, dans les années 1880. Réimprimée de nombreuses fois jusqu'à aujourd'hui, sa version ne comprend qu’environ un tiers des histoires et est fortement abrégée. Giles a également conçu sa traduction comme un livre pour enfants à ses descendants. Le problème est que, bien que de nombreuses histoires du Liao Zhai soient merveilleuses pour les enfants, il ne leur est pas principalement destiné, et beaucoup de ses histoires présentent des thèmes très adultes.
Par la suite, l'édition anglaise publiée par le groupe Penguin, compilée par le sinologue britannique John Minford, a permis à ce classique littéraire de gagner de nouveaux lecteurs, en particulier après son intégration dans l'enseignement scolaire, où il a rencontré un public plus large. Cette traduction inclut certaines des histoires les plus célèbres, comme « Hua Pi » et « Ying Ning », mais en omet beaucoup d'autres.
C'est l'une des raisons principales pour lesquelles j'ai décidé de m'atteler à la traduction complète du livre en anglais. Je souhaite que les chercheurs et les lecteurs ordinaires puissent tous accéder au riche contenu de cet ouvrage. À ma connaissance, les étudiants américains et mes collègues spécialisés dans les études chinoises aiment beaucoup cette œuvre.
Pu Songling excelle dans la description des détails, capable de créer une atmosphère émotionnelle avec quelques mots et d'enrichir ses textes avec des métaphores parfaites et des allusions appropriées, rendant ses personnages plus vivants. Cependant, l'une des caractéristiques des romans en prose classique est leur non-dit : les romans en prose classique sont une forme de narration très raffinée et retenue, ce qui les distingue nettement des romans en langue vernaculaire, même si ces derniers se sont basés sur les romans en prose classique.
Comment vos recherches sur le Liao Zhai se sont-elles étendues à d'autres domaines ?
J. Z. : Mon livre en anglais publié en 2007, The Fragrant Soul : Female Ghosts and Gender in Late Ming and Early Qing Chinese Literature, en est un exemple. Cet ouvrage, entièrement centré sur les fantômes féminins, n'est pas simplement une étude sur le Liao Zhai. Il se concentre sur une fiction unique dans la littérature chinoise : celle d'un homme du monde vivant qui a une relation avec un fantôme féminin et la ramène à la vie, fiction qui a inspiré de nombreuses œuvres classiques du 17e siècle. Un autre point focal est la richesse des significations des fantômes dans les dimensions littéraires, anthropologiques et historiques. Sur le plan thématique, des auteurs comme Pu Songling ne se contentent pas de les utiliser comme un moyen de discuter de la mort et de l'au-delà, mais explorent également à travers l'image des fantômes des thèmes tels que l'amour et la passion, le souvenir et la tristesse, le sentiment d'accomplissement de l'écriture et l'aspiration à une renommée immortelle.
Ces dernières années, vous vous êtes également concentrée sur la création artistique, travaillant actuellement sur un opéra en anglais, The Village Ghost, basé sur l'histoire du Liao Zhai « Gongsun Jiu Niang ». Quelles sont vos attentes pour cet opéra ? Comment faire en sorte que les lecteurs occidentaux passent de la compréhension à l'empathie ?
J. Z. : « Gongsun Jiu Niang » est peut-être l'histoire la plus parfaite du Liao Zhai. Elle est basée sur un événement historique réel, racontant comment, à la fin de la dynastie Ming et au début de la dynastie Qing, le gouvernement Qing a réprimé et massacré les résistants anti-Qing dans la région du Shandong. Le survivant, Lai Yangsheng, tombe amoureux du fantôme Gongsun Jiu Niang dans un village fantôme. Cependant, lorsqu'il retourne dans le monde des vivants, il trahit malheureusement sa promesse à Jiu Niang, qui disparaît dans la colère. À chaque fois que je lis la fin de cette histoire, je me sens perdue et émue. Les survivants d'une tragédie veulent toujours que les défunts reposent en paix, mais ils sont impuissants à changer ce qui s'est passé. La seule chose que les survivants peuvent faire, c'est écrire leur histoire et commémorer leurs actes.
Lors de l'adaptation en opéra, film ou autres formes d'art scénique, une réécriture considérable est essentielle. Pour l'opéra « Gongsun Jiu Niang », je pense que l'histoire elle-même possède une forte charge émotionnelle et des conflits, ce qui correspond bien aux caractéristiques de l'opéra et en fera une œuvre tragique remarquable. Cependant, comme Pu Songling a laissé beaucoup d'espaces vides dans l'original, dans le processus d'écriture du livret, je dois remplir beaucoup de contenu pour rendre l'histoire plus complète, avec des relations de cause à effet et des liens logiques plus convaincants.
Vous prévoyez également de travailler sur la traduction complète du Liao Zhai en anglais. Quelle est votre motivation ?
J. Z. : Je suis ravie de commencer ce nouveau projet. Je pense que tout ceux qui lisent le Liao Zhai apprécieront ces histoires. Et pour un public international, des histoires courtes et indépendantes sont plus faciles à comprendre que des romans. Le mois dernier, j'ai appris que j'avais reçu une subvention importante d'une fondation pour une durée de trois ans, pour aider à compléter et publier le premier volume de la traduction anglaise.
Je travaille actuellement avec Rania Huntington, une érudite américaine spécialisée sur Pu Songlin, ancienne collègue et amie à l'Université du Wisconsin-Madison. Elle fait autorité en matière d'histoires de « renardes » (types de personnage féminin typique des contes fantastiques chinois, incarnation d’un esprit de renard, ndt) en Chine.
De plus, toutes mes traductions ont été incluses dans la série prestigieuse publiée par l’Oxford University Press. C'est également une initiative visant à aider les lecteurs du monde entier à comprendre pleinement la littérature classique chinoise.
Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.
Photo du haut : film "The Fox Lover". DR.
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