Pourquoi un végétal comme le bambou forme-t-il une culture unique en Chine sur un plan matériel transcendant ? Quel impact cela a-t-il sur le monde spirituel des Chinois et même des Asiatiques de l’Est ? Afin de répondre à ces questions, China News a récemment mené un entretien exclusif avec He Ming, vice-président de la Société chinoise d'anthropologie et d'ethnologie et professeur à l'Université du Yunnan.

Tout au long des cinq mille ans d’histoire de la civilisation chinoise, les gens ont découvert un phénomène étrange : certaines ressources végétales ont eu un profond impact sur la culture chinoise, et parmi eux, le plus profond n’est autre que le bambou. Comment l’expliquez-vous ?

L'émergence et le développement de toute culture sont indissociables de l'influence de son milieu naturel. Le bambou trouve son origine en Chine où l’on y trouve la plus grande variété au monde avec 857 espèces réparties en 39 genres. Celles-ci sont largement distribuées, depuis Taïwan à l'est jusqu’au Tibet à l'ouest, de l’île de Hainan au sud au bassin du fleuve Jaune au nord. D’un point de vue historique, toutes ces zones de répartition du bambou peuvent être appelées « berceau du bambou » ou « royaume du bambou ». Cette grande richesse de ressources a offert les conditions de base pour la formation de la culture chinoise du bambou.

Par ailleurs, la Chine est le pays où l'exploitation des ressources en bambou est la plus ancienne, la plus vaste et la plus profonde. Des travaux de recherches ont démontré qu’il y a 10 000 ans, les habitants des cours moyen et inférieur du fleuve Yangtsé et du bassin de la Rivière des Perles avaient commencé à utiliser le bambou. Avec le développement des activités manuelles, le bambou a été utilisé dans tous les aspects de la production et de la vie courante. Son utilisation intensive est démontrée par la diversité de ses transformations, non seulement en ustensiles du quotidien et en outils relativement simples tels que la vaisselle, les récipients, les meubles et les râteaux, mais également dans la fabrication d'installations aux structures relativement complexes telles que des systèmes d'irrigation, des ponts et des bâtiments. Ajoutons qu’au milieu de la dynastie Tang, le bambou commença à être utilisé pour la première fois au monde afin de produire un autre matériau : le papier. Ceci démontre bien le développement et la profondeur d’emploi du bambou à cette époque par les anciens Chinois qui allaient au-delà des propriétés physiques du bambou et en maîtrisaient la chimie dans son utilisation.

Si le bambou a été utilisé en Chine pour répondre aux besoins de production et de vie quotidienne de la population, il est également devenu un thème important dans la création littéraire et artistique. Porteur d’émotions et de concepts humains, il est devenu un symbole pour exprimer les goûts esthétiques, les idéaux sociaux, et les croyances. En intériorisant progressivement le plan matériel dans le monde spirituel dont le cœur sont les valeurs, il a ainsi pénétré des aspects cachés de la culture.

Après des milliers d’années de développement, quelles essences et extensions la culture du bambou la Chine a-t-elle développée ?

Je divise la culture chinoise du bambou en deux catégories : les paysages et les symboles. Si les paysages culturels du bambou sont également courants dans d’autres pays et régions producteurs de bambou comme l'Asie et l'Amérique du Sud, seule la Chine peut maximiser les fonctions du bambou et lui donner une signification culturelle riche et profonde. Depuis l’Antiquité, d’innombrables lettrés chinois ont fait l’éloge du bambou en créant une littérature et des peintures sur le bambou à la fois riches et colorées. Dès la période pré-Qin, dans le Livre des Odes et les Élégies de Chu il y avait de nombreux poèmes faisant l'éloge du bambou.

L'appréciation, l'hommage, l'éloge et le chant du bambou ont commencé à se développer au cours des dynasties Wei et Jin, mais également des dynasties du Sud et du Nord. Sous les dynasties Tang et Song, la littérature sur le bambou atteint son apogée, avec de grands écrivains tels que Wang Wei, Li Bai, Du Fu, Han Yu, Liu Zongyuan, Bai Juyi, Su Shi, Li Shangyin, dont les chefs-d'œuvre poétiques relatifs au bambou ont été transmis à travers le monde. Les peintures mettant en scène le bambou ont fait leur apparition après le milieu de la dynastie Tang. Ensuite, au cours de la période des Cinq Dynasties et des Dix Royaumes, Huang Quan a créé les « Images à l'encre de bambou », une catégorie de peintures chinoises dont la seule teinte était celle de l’encre, sans utilisation d’autre couleur. Sous la dynastie Qing, la littérature et la peinture à propos du bambou se sont davantage développées, Zheng Xie, qui était doué pour écrire et peindre le bambou, a continué à lui donner de nouvelles significations.

Au fil des milliers d'années de littérature et de peintures sur le bambou en Chine, celui-ci est devenu un symbole culturel important qui exprime l'image esthétique et le caractère idéal de la culture chinoise.

Vous venez de mentionner que, tandis que la nation chinoise développe et utilise le bambou, elle l’a progressivement « personnifié ». Quelles qualités spirituelles possède ce bambou personnifié ? Comment cela a-t-il affecté le monde spirituel du peuple chinois ?

La raison pour laquelle le bambou est personnifié est son enracinement dans l’ontologie de la culture traditionnelle chinoise « d’harmonie entre l’homme et la nature » et dans la façon de penser « Bi De » consistant à « l’image qui peut pleinement révéler le sens caché des choses ». Dans la Chine ancienne, l’homme et la nature étaient considérés comme un tout indivisible plutôt que comme une « double opposition ». Dans le processus d'interaction avec le bambou, les gens expriment leurs sentiments à travers le bambou, utilisent le bambou pour exprimer leurs aspirations et l’utilisent pour exprimer leurs états émotionnels, leurs idéaux esthétiques et leur éthique. En conséquence, le bambou peut être davantage symbolisé et personnifié.

Aux yeux des Chinois, le bambou est à la fois creux et noueux, incarnant un cœur ouvert d'esprit et une âme pleine d'entrain et d’honnêteté. Grand et résistant, il ne se flétrit pas dans les rigueurs de l'hiver, rappelant ainsi aux gens la droiture, la loyauté et la fermeté. Ces caractéristiques sont conformes aux idéaux confucéens traditionnels chinois : « l'esprit formidable » d'intégrité et de persévérance, la ténacité « non obscène » de richesse, de pauvreté et d'humilité, et des qualités « isomorphes », formant une correspondance cohérente. C’est pour cela que le bambou fait partie des « Quatre gentilshommes ».

Par ailleurs, le bambou est vert tout au long de l’année, il est léger et élégant, avec une forme simple et claire sans divisions et ni aspérités qui renvoient aux sentiments d’ouverture et d’aisance. Cela correspond à une autre conception de la dignité humaine dans la culture traditionnelle chinoise ou à un autre aspect de la personnalité idéale. Se réfugier dans la nature entre en résonance avec le mode de vie taoïste, empreint de la recherche d'une personnalité naturelle, inaction et détachée.

On peut dire que le bambou représente les deux faces de la personnalité idéale des anciens intellectuels chinois comme l’exprime Mencius à travers cette citation : « Si vous accédez à la dignité, vous pouvez aider le monde entier à être vertueux, et si vous êtes pauvre, vous vivez votre vertu dans la solitude ». Il montre la complémentarité du confucianisme et du taoïsme, incarne la poursuite des valeurs et les idéaux de vie de la nation chinoise et pénètre dans le monde spirituel du peuple.

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.