Pourquoi la traduction littéraire peut-elle constituer un pont pour les échanges culturels entre la Chine et la France ?

1718108343380 China News Zhu Xiaoying, Han Yu
Entretien spécial avec Liu Chengfu, professeur à la Faculté des langues étrangères de l'Université de Nankin.

Cette année marque le 60e anniversaire de l'établissement des relations diplomatiques entre la Chine et la France. Comment la traduction littéraire peut-elle franchir les barrières linguistiques pour construire un pont permettant aux peuples chinois et français de mieux se comprendre l’un l'autre ? Liu Chengfu, professeur à la faculté des langues étrangères de l'Université de Nankin, répond.

Selon vous, quel rôle la traduction littéraire a-t-elle joué dans les échanges et l'entente mutuelle entre les civilisations chinoise et française ? Pouvez-vous, en vous basant sur votre propre expérience, donner un bref aperçu de l'histoire de la traduction littéraire entre la Chine et la France ?

La traduction littéraire a joué un rôle immense dans la promotion des échanges et de l'entente mutuelle entre les civilisations chinoise et française, écrivant des chapitres brillants dans l'histoire des échanges culturels entre la Chine et la France.

La France est souvent décrite comme le « berceau de la littérature », et le Panthéon à Paris abrite les restes de nombreux grands hommes, dont plusieurs écrivains comme Voltaire, Rousseau, Balzac, Hugo, etc. Situées aux extrémités opposées du continent eurasiatique, la Chine et la France sont éloignées l'une de l'autre, mais elles partagent une longue histoire d'échanges culturels riches et fructueux.

Le théâtre antique chinois est l'une des premières formes littéraires chinoises à avoir été traduites en France. Le premier sinologue à traduire le théâtre chinois était le missionnaire jésuite français Joseph-Marie Amiot. Au début du 19e siècle, l'étude du chinois en France évolue des missionnaires vers une sinologie professionnelle. Le professeur Julien de l'Institut de France, en retraduisant L'Orphelin de la famille Zhao, a corrigé les lacunes de la traduction d'Amiot concernant les paroles et les mélodies chantées. À la fin du 19e siècle, avec la publication de la version chinoise de La Dame aux camélias, de nombreux classiques français ont été traduits en chinois, influençant ainsi les lecteurs chinois.

Dans mon enseignement et ma recherche en littérature française, j'ai eu beaucoup de chance. En 2021, ma traduction du roman La Villa des colibris de l'écrivain français Adrien Goetz a été publiée. Par la suite, j'ai reçu une lettre du président français Emmanuel Macron, qui disait : « La publication de cette traduction a permis à vos compatriotes chinois de découvrir une autre grande œuvre de la littérature française. Je saisis cette occasion pour vous remercier sincèrement pour votre contribution significative à la diffusion de la langue et de la culture françaises en Chine, ainsi que pour vos efforts considérables dans l'étude de la France et la promotion des relations amicales entre nos deux pays. »

Liu Chengfu

Durant le processus de traduction, de nombreux états d'âme complexes et profonds se libèrent des entraves culturelles et linguistiques. Quels sont les moments de « connexion spirituelle » que vous avez rencontrés en lisant, traduisant et étudiant les œuvres littéraires et artistiques françaises ?

La Chine et la France sont deux grandes nations culturelles et, à bien des égards, la vision des intellectuels est fusionnée. L'écrivain français Le Clézio a écrit plus de quarante ouvrages, la plupart liés à l'Afrique. Derrière les phénomènes de développement économique et social apparemment primitifs et arriérés, il a vu la beauté simple et bienveillante de l'humanité et a ressenti le plaisir de courir librement sous le soleil, dans le désert et les prairies. Sur le plan des concepts de civilisation ou de culture, je comprends très bien cela. En lisant le roman L'Africain de Le Clézio, l'ancien plateau continental africain semblait aussi devenir ma patrie spirituelle.

Dans les années 1830, Stendhal a écrit un roman célèbre intitulé Le Rouge et le Noir. Napoléon, parti de rien pour devenir un personnage central dans les affaires du monde, était idolâtré par la jeunesse française. Cependant, après la restauration de la monarchie des Bourbons, beaucoup de jeunes, à l'image du protagoniste du Rouge et le Noir, Julien Sorel, ont commencé à sentir que la porte de la noblesse est fermée pour ceux d'origine modeste et qu’il n'y a plus de place pour les héros. En réalité, c'est juste une illusion. Les œuvres de Balzac, Eugénie Grandet et Le Père Goriot, montrent également que les opportunités sont toujours présentes, partout et à tout moment, pour ceux qui sont prêts.

En tant que professeur étudiant la littérature française, j'aime souvent examiner les problèmes de manière dialectique, à travers la perspective de l'histoire longue, en utilisant les vues du Yijing pour observer les changements des époques. Comme l'écrivain existentialiste Albert Camus, il faut garder une énergie positive et être rempli de la lumière du soleil méditerranéen.

Parmi les pays occidentaux, la France montre un intérêt pour la littérature chinoise. Quels sont les exemples récents de succès de la littérature chinoise en France ? Quelles sont les tendances et les caractéristiques de la réception et de l'interprétation de la littérature chinoise par les lecteurs français ?

La France bénéficie d'une longue tradition de sinologie. Il existe de nombreuses maisons d'édition françaises intéressées par la culture orientale, et elles ont une bonne compréhension des tendances de développement de la littérature chinoise. Les statistiques de 2010 montrent que le nombre de romans chinois contemporains publiés chaque année en France est deux à trois fois supérieur à celui des pays anglophones. En 1988, le ministère de la Culture français a invité plusieurs écrivains, dont Lu Wenfu, à visiter la France. Les éditeurs français ont également commencé à déplacer leur focus des auteurs tels que Lu Xun, Guo Moruo, Mao Dun, Ba Jin, et Lao She vers des écrivains actifs dans les années 70 et 80 du 20e siècle, et se concentrent sur la littérature contemporaine chinoise.

Mo Yan est l'un des auteurs contemporains chinois les plus familiers et les plus suivis par les lecteurs français. Depuis l'annonce de son prix Nobel de littérature en octobre 2012 jusqu'à sa réception du prix à Stockholm en décembre de la même année, les médias français ont publié plus de 100 articles sur lui. Yu Hua et Yan Lianke sont également des écrivains qui intéressent fortement les lecteurs français. Dès 1994, Yu Hua a attiré l'attention des lecteurs français avec son roman Vivre. Yan Lianke a capté l'attention des Français en 2006, et son profil a encore été rehaussé après avoir reçu le prix Kafka en 2014. D'autres auteurs chinois tels que Bi Feiyu, Chi Li, Han Shaogong, Jia Pingwa, Liu Zhenyun, et Su Tong, occupent également une place notable dans le paysage littéraire français.

Mo Yan

Le lecteur moyen français montre un grand intérêt pour les romans contemporains chinois. Le site de vente de livres Fnac a résumé les 193 romans chinois les plus vendus, parmi lesquels 13 des 20 premiers sont contemporains. Plusieurs auteurs bien connus ont acquis un public fidèle, par exemple Frères de Yu Hua qui a vendu plus de 50 000 exemplaires. Ce sont là des exemples réussis de la littérature chinoise à l'international.

À votre avis, la traduction peut-elle être un outil pour l'humanité afin de construire une tour de Babel et de progresser vers un monde idéal ?

La traduction littéraire convertit une langue en une autre, facilitant la compréhension mutuelle et la communication entre différentes nations et peuples, et renforçant l'amitié internationale et les interactions populaires. Dans le contexte actuel de grands changements mondiaux, un phénomène qui n'a pas eu lieu depuis un siècle, la Chine est en train de se positionner au centre de la scène mondiale. Nous pouvons, à partir de la littérature et de la traduction, présenter au monde une image de la Chine qui soit objective, véritable, aimable et accessible.

La calligraphie chinoise, la peinture, ainsi que les pensées taoïste et confucéenne, sont perçues par les écrivains français comme des expressions de la sagesse orientale. J'ai eu l'occasion d'accueillir à Nankin le philosophe français Jacques Derrida. Chez ce critique déconstructiviste, j'ai observé une fascination pour « la culture de l'Autre », et j'ai constaté ses grands efforts en faveur de la diversité culturelle. Au début du 20e siècle, le poète français Saint-John Perse, lors de sa première visite en Chine, se sentait toujours comme un « étranger », mais il s'est progressivement adapté à l'environnement chinois. Dans Anabase, le poète voit à travers les yeux d'un chamelier dans le désert de Gobi de l'ouest de la Chine, une réflexion de lui-même. L'écrivain français André Malraux, compagnon de route du Parti communiste chinois, a chanté avec enthousiasme l'optimisme actif des communistes chinois à travers des romans tels que La Condition humaine et Les Conquérants.

Il y a quelques années, j'ai co-traduit avec mes étudiants Le Cantique des quantiques de Philippe Sollers, où nous avons découvert que Sollers donnait une pleine reconnaissance au Yijing et aux peintures de l'empereur Huizong des Song. Un barbare en Asie d'Henri Michaux, quant à lui, a renversé la perception occidentale de l'Oriental, en particulier dans la relation entre « civilisés » et « barbares ». Il est clair que la culture chinoise occupe une place élevée dans l'esprit de ces auteurs français. Ils ont trouvé inspiration et force dans la sagesse chinoise et ont contribué de manière indélébile à la promotion d'une image positive de la Chine en Occident.

La culture française, riche en contenu, laisse transparaître son ton romantique dans la littérature, la peinture, la sculpture, la musique et l'architecture. Par exemple, dans Le Brésil rouge, Jean-Christophe Rufin se positionne du côté des Indiens d'Amérique latine. J'ai écrit la préface de cet ouvrage et, sur le plan culturel, ma vision s'est fusionnée avec celle de l'auteur. À travers l'étude de ces écrivains, je souhaite montrer aux gens qu'il n'existe pas de culture « avancée » ou « arriérée » ; les cultures sont égales et diversifiées, et le monde est pluriculturel. La traduction littéraire est comme un miroir qui nous permet de réfléchir sur la société tout en nous offrant une opportunité d’effectuer une introspection.

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.


Photo du haut : Unsplash

Commentaires

Rentrez votre adresse e-mail pour laisser un commentaire.