Le « gongfu » ou « maîtrise », concept-clé pour interpréter la pensée confucéenne

1733743189155 China News Liu Guanguan

Ni Peimin, professeur émérite de philosophie, propose d’interpréter le confucianisme comme un système de maîtrise de soi (gongfu). Cette approche pratique aide les Occidentaux à mieux saisir la pensée chinoise en dépassant les cadres traditionnels de la philosophie occidentale. Selon lui, la philosophie chinoise peut jouer un rôle constructif important dans le monde contemporain, grâce à un dialogue interculturel réfléchi et ouvert.

Selon le professeur émérite Ni Peimin, du département de philosophie de l’Université d’État de Grand Valley, aux États-Unis, la pensée confucéenne peut également être interprétée du point de vue du « gongfu ». Le terme, conservé non traduit ici, porte une connotation culturelle et philosophique propre à la tradition chinoise. Une traduction littérale comme « maîtrise » ou « effort » ne rendrait pas toute la richesse de ce concept, qui intègre des dimensions de développement personnel, de transformation intérieure et d’art de vivre que la philosophie chinoise valorise particulièrement. Ce serait une manière de mieux faire entendre la voix de la philosophie chinoise dans le monde.


Parlez-nous de votre parcours en philosophie.

J’ai initialement pénétré dans le domaine de la philosophie par nécessité. En cinquième année de primaire, la Révolution culturelle a commencé. Les bouleversements sociaux et leur impact sur ma famille m’ont plongé dans une grande confusion. Après avoir terminé le collège, j’ai été électrocuté sur mon lieu de travail et mes deux mains ont été gravement blessées. J’ai frôlé la mort, ce qui m’a amené à réfléchir au sens de la vie et à chercher la vérité. Heureusement, j’ai eu la chance de rencontrer Liu Tongfu, qui était autrefois étudiant en philosophie à l’Université Fudan, et qui est devenu plus tard le rédacteur en chef de la revue Sciences Sociales à Shanghai. Sous sa direction, j’ai commencé à dévorer tous les ouvrages de philosophie que je pouvais trouver, prenant de nombreuses notes et fiches de lecture. Lorsque l’examen d’entrée à l’université a été rétabli, tous mes choix de cursus se sont tournés vers la philosophie.

À Fudan, en plus du marxisme, je me suis surtout consacré à la philosophie de la Grèce antique et de l’Europe moderne, car la Grèce antique est le berceau de la philosophie occidentale, et l’Europe moderne marque un tournant vers la modernité. Je voulais y puiser des ressources intellectuelles pour dissiper mes doutes.

Il est intéressant de noter que c’est seulement après être allé étudier aux États-Unis que j’ai redécouvert la valeur contemporaine de la philosophie traditionnelle chinoise. Mon directeur de thèse, le professeur Joel J. Kupperman, avait un grand intérêt pour la philosophie orientale. Pendant mon doctorat, il m’a d’abord demandé de devenir assistant dans son cours de philosophie orientale, puis de donner un cours de philosophie chinoise aux étudiants américains de premier cycle. Cela m’a obligé à relire sérieusement des classiques chinois comme les Entretiens de Confucius, Le Livre de Mencius, Tao Te King, Le Zhuangzi, et Le Sutra de l’autel, tout en réfléchissant à la manière d’en exprimer précisément le sens en anglais. Ce processus m’a permis de redécouvrir la sagesse de la philosophie traditionnelle chinoise. Peu à peu, je me suis engagé dans le domaine de la philosophie comparée entre la Chine et l’Occident. Plus tard, j’ai remarqué que la plupart des personnes de ma génération qui étaient parties à l’étranger pour étudier la philosophie se sont également tournées vers la philosophie comparée. C’est un phénomène très intéressant.

Vos étudiants occidentaux sont-ils plus réceptifs à la pensée confucéenne lorsque vous passez par le concept de gongfu ?

Je pense que le confucianisme est essentiellement un système de gongfu (maîtrise), et cela fait près de trente ans que je m’efforce de l’interpréter systématiquement sous cet angle. Par rapport à d’autres cadres d’interprétation aujourd’hui en vogue, tels que la pensée confucéenne centrée sur la nature humaine et la moralité, le confucianisme politique, le confucianisme de la vie quotidienne, le confucianisme libéral, émotionnel ou progressiste, je pense que le concept de gongfu saisit plus précisément le cœur du confucianisme et permet d’unifier ses différentes dimensions. Mon travail ne se limite pas à proposer une interprétation du confucianisme, mais vise également à construire une philosophie du gongfu.

Le terme gongfu est aujourd’hui connu mondialement grâce aux films d’arts martiaux (ndt : il s’agit du même terme que « kungfu »). Je définis le gongfu comme l’art de vivre. Dans la philosophie traditionnelle chinoise, le gongfu est souvent utilisé pour désigner la pratique de la cultivation de soi et du développement moral. Mais dans le langage courant, et même dans le confucianisme, il ne se limite pas à cela ; il englobe toutes sortes d’arts de vivre. En tant qu’art de vivre, la pratique du gongfu et la réflexion qui l’accompagne existent dans toutes les cultures à travers le temps et l’espace, et ne sont pas exclusives à la Chine. Cependant, la quête de l’art de vivre est au cœur de la pensée traditionnelle chinoise. Le gongfu n’est pas une simple méthode que l’on peut adopter ou une voie que l’on peut suivre. Il exige que le sujet s’engage dans une pratique continue, pour devenir un artiste doté de vertu, de compétence et de talent, et pour constamment tester et améliorer sa méthode à travers les résultats obtenus, qu’ils soient bons ou beaux.

En tant que concept philosophique, le gongfu permet de combler certaines lacunes de la philosophie occidentale, qui tend à privilégier une rationalité théorique et à négliger des aspects comme la pratique, les compétences, les émotions, la foi et l’auto-cultivation. Interpréter la pensée confucéenne sous cet angle signifie d’abord que le confucianisme est une méthode pour « cultiver sa personne, réguler sa famille, gouverner l’État et harmoniser le monde », plutôt qu’un système théorique destiné à décrire le monde. Ensuite, cela implique que le but ultime du confucianisme est de développer la capacité à mener une vie artistique, et non seulement de fournir des contraintes morales. Cela signifie également que de nombreux propos dans les classiques confucéens doivent être compris dans leur usage pratique, plutôt que pris uniquement au sens littéral. Enfin, cela signifie que le contenu des classiques confucéens ne peut être pleinement compris qu’à travers la pratique de l’auto-cultivation ; la véritable connaissance n’est atteinte que lorsque le savoir acquis est incorporé dans le corps, devenant ainsi une inclinaison naturelle du comportement.

Interpréter le confucianisme comme un système de maîtrise de soi ne signifie pas qu’il ne peut pas être compris d’un point de vue philosophique. À une époque où la philosophie postmoderne tend à déconstruire plus qu’à construire, la philosophie confucéenne peut mettre en avant une valeur constructive, en compensant la longue négligence de la philosophie occidentale à l’égard de la transformation et de la cultivation du sujet lui-même.

Le point de vue du gongfu permet effectivement aux étudiants occidentaux de mieux saisir l’essence de la pensée confucéenne. L’essentiel est qu’il leur donne une révélation fondamentale : ils réalisent qu’il ne s’agit pas seulement de faire des choix extérieurs, mais aussi de s’engager dans une transformation intérieure par la cultivation. L’éducation humaniste occidentale est souvent appelée « liberal education ». Un problème potentiel de cette appellation est qu’elle conduit souvent les gens à ne se percevoir que comme des sujets dotés de libre arbitre, et à considérer l’éducation uniquement comme un moyen d’élargir les possibilités de choix. La perspective du gongfu leur fait prendre conscience qu’ils doivent apprendre pour devenir des êtres humains accomplis.

Dans votre pratique pédagogique et de traduction, quelles autres méthodes utilisez-vous pour aider les étudiants et lecteurs occidentaux à mieux comprendre la philosophie chinoise ?


Les étudiants et lecteurs occidentaux peuvent rencontrer des barrières linguistiques et culturelles lorsqu’ils essaient de comprendre la philosophie chinoise. Certains pensent que les Occidentaux ne peuvent pas comprendre la philosophie chinoise, mais c’est totalement faux. Il existe en Occident de nombreux excellents spécialistes de la philosophie chinoise. L’expérience de vie commune et la capacité de réflexion humaine constituent la base de cette compréhension. La philosophie chinoise elle-même est fondée sur une profonde compréhension de la vie. Si l’on adopte les bonnes méthodes, le processus de compréhension devient plus fluide.

Mon expérience est que souligner l’orientation particulière du gongfu dans la philosophie chinoise, par opposition à la philosophie occidentale, aide les Occidentaux à sortir du cadre de la philosophie occidentale dominante et à comprendre la philosophie chinoise selon ses propres caractéristiques. Une personne ne peut pas aborder un problème sans aucune perspective, tout comme porter des lunettes : selon les lunettes que l’on porte, la manière de voir les choses change.

Ensuite, il y a la méthode du miroir, c’est-à-dire la comparaison entre Orient et Occident. Grâce à cette comparaison, les étudiants peuvent voir les différences et ainsi stimuler leur réflexion. Ce n’est pas seulement une méthode efficace pour enseigner la philosophie chinoise ; j’intègre également des éléments de philosophie chinoise dans mes cours de philosophie occidentale pour aider les étudiants à mieux comprendre leur propre tradition. Par exemple, dans la Grèce antique, la pensée rationnelle est considérée comme la caractéristique essentielle de l’être humain, alors que dans le confucianisme, ce sont les émotions morales qui sont vues comme telles. Ce genre de comparaison permet une compréhension plus profonde des deux traditions.


Une autre méthode efficace est ce que j’appelle « décompresser », c’est-à-dire analyser en profondeur, déplier et explorer les différentes possibilités contenues dans un texte. Cela est particulièrement nécessaire dans la lecture et la traduction des classiques chinois traditionnels, car les formulations sont très concises et souvent ambiguës, mais elles renferment une richesse de contenu. L’analyse approfondie permet de faire émerger de nombreuses idées inspirantes. Il y a quelques années, j’ai publié une nouvelle traduction anglaise des Entretiens de Confucius. L’une des particularités de ce livre est que j’ai essayé de préserver autant que possible les ambiguïtés présentes dans le texte original, tout en proposant dans les notes explicatives différentes interprétations importantes, accompagnées d’analyses et de réflexions approfondies.

Un autre élément clé est la méthode de « connexion à la réalité » : relier les enseignements à la situation du monde réel et à la vie pratique des individus, afin que les étudiants et les lecteurs réalisent que ce qu’ils apprennent est lié à la vie quotidienne et peut leur être bénéfique. Je ne nie pas la valeur de la recherche purement académique, mais pour les étudiants et les lecteurs occidentaux en général, c’est la valeur pratique qui suscite leur intérêt. De plus, de nombreux aspects de la philosophie chinoise possèdent une forte dimension de préoccupation pour la réalité et nécessitent une mise en pratique pour être véritablement compris.

Comment la philosophie chinoise peut-elle mieux se faire entendre dans le monde ?

La condition fondamentale pour que la philosophie chinoise se fasse entendre est d’examiner et de révéler les contenus véritablement précieux qu’elle contient, et de les réinterpréter de manière moderne. Cela exige que ceux qui la propagent aient une compréhension profonde de la philosophie chinoise, et qu’ils ne se contentent pas d’en être des messagers superficiels.

Les chercheurs capables de diffuser efficacement la philosophie chinoise dans le monde sont souvent ceux qui sont à l’aise à la fois dans les traditions orientales et occidentales, anciennes et modernes. Je pense que la manière la plus efficace de diffuser est par le biais d’un échange bilatéral, et non d’une transmission unilatérale. Dans le cadre de l’enseignement, les étudiants apprennent souvent le mieux lors des phases de discussion en classe ; de même, lors de conférences académiques, ce qui laisse la plus forte impression, ce sont souvent les séances de questions-réponses après la présentation.

En réalité, après la déconstruction postmoderniste, la philosophie occidentale a un grand besoin de nouvelles ressources constructives. À partir d’une perspective d’échange, de dialogue, d’apprentissage et de débat, et grâce à une véritable interaction avec « l’autre », la philosophie chinoise a certainement le potentiel de devenir un acteur clé dans la pensée mondiale. Par la même occasion, elle pourra également se transformer et se moderniser.

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.


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