
Jeux vidéo : le long parcours de la Chine vers une reconnaissance internationale
Longtemps méprisé face aux productions des mastodontes américains, japonais et européens, le jeu vidéo chinois s'est petit à petit taillé une place sur nos écrans. Il arrive maintenant sur nos consoles et PC avec des jeux à couper le souffle. Récit d’une lente, mais constante, montée en puissance.
En novembre 2024, les ventes du jeu vidéo chinois de la société Game Science, Black Myth : Wukong, atteignaient la somme folle de 1 milliard de dollars. En décembre 2024, il remportait même le prix du meilleur jeu d'action et le prix des joueurs aux Game Awards (les « Oscars » des jeux vidéos). Ce jeu, inspiré du célèbre roman classique chinois La Pérégrination vers l'Ouest, promet une aventure mêlant mythologie et action dans un environnement technique époustouflant. Après plusieurs années de développement, ce jeu était très attendu par la communauté des joueurs, car il s’agissait du premier jeu « Triple A » chinois. Ce standard de l’industrie du jeu vidéo désigne un jeu qui serait l’équivalent d’un blockbuster du cinéma ou d’un grand cru vinicole. Dans ces jeux, un joueur parcourt en solitaire, pendant une dizaine d’heures, une histoire épique avec des graphismes de dernière génération. Leurs budgets de conception se comptent en dizaines de millions de dollars.
Si en Chine on a particulièrement apprécié ce titre national, des millions de joueurs à travers le monde ont aussi pris le bâton de Sun Wukong, personnage principal du jeu, avec de très bons retours. Ainsi, les critiques du très respecté JeuxVideo.com ont donné la note très correcte de 16/20. Un succès chinois à l’étranger encore inimaginable il y a 5 ans. Une prouesse, alliant culture, technologie et soft power, qui suit une trajectoire déjà observée dans le passé avec l’industrie chinoise des produits de haute technologie. En effet, ici aussi Black Myth est le fruit d’une longue maturation du secteur du gaming.
Une lente montée en compétence
Alors que de nombreux enfants des pays développés des années 1980 et 1990 jouaient sur des consoles américaines ou japonaises, les jeunes Chinois ont vu leurs premiers jeux vidéo proposés sur la console « Petit Tyran » (小霸王), vendue avec un catalogue de jeux piratés japonais et américains. Symbole d’une Chine en plein boom économique, promue par Jackie Chan, elle reflétait surtout l’absence de studios de jeux vidéo locaux à l’époque.
Dans les années 2000, alors que PC et smartphones arrivent dans les foyers occidentaux, certains créateurs de jeux vidéo chinois trouvent une opportunité. Comme l’explique Chen Jia, COO de la société pékinoise Oasis Game : « Pendant ces années, les sociétés chinoises pouvaient utiliser des développeurs très compétitifs sur les salaires et créer des jeux pour le marché international. Nous savions que nous ne pouvions pas rivaliser avec les studios des pays développés, mais nous pouvions nous engouffrer sur des marchés secondaires comme celui des jeux Facebook. »
Le premier grand succès de ces jeux en ligne est FarmVille, adaptation du jeu Happy Farm du studio chinois 5 Minutes, qui a fait le bonheur des premiers utilisateurs de Facebook à la fin des années 2000. Au fil des années, de nombreux créateurs se sont engouffrés dans cette voie, cherchant à attirer les joueurs sur smartphone. La méthode était souvent la même : créer un jeu dans un univers de type européen, comme par exemple avec la légende du roi Arthur (King of Avalon) ou avec l’auteur de science-fiction Isaac Asimov (Foundation). « Nous évoluions dans un environnement ultra-compétitif. Les joueurs ayant du pouvoir d’achat avaient le choix entre plus de 200 000 jeux sur mobile. Il fallait donc créer des jeux rapidement et veiller à ce qu’ils comprennent immédiatement les histoires », explique Chen Jia.
Les équipes techniques apprenant à coder rapidement, une deuxième période s’ouvre à partir des années 2010 avec la création de véritables studios de sous-traitance. James, un codeur chinois, raconte comment après une formation dans la 3D, il est engagé dans un studio de la région de Shanghai pour travailler sur la création graphique d’un jeu Triple A conçu à l’étranger : « Nous avions pour mission d’épauler les créateurs du jeu de Sony Horizon, une série de jeux pour console PS4 qui s’est vendue à plus de 30 millions d’exemplaires et qui se déroule dans un futur postapocalyptique. Mon travail consistait à créer des éléments du décor (pierres, ustensiles) afin que les délais de production puissent être respectés. Les éléments nobles (personnages, monstres) demeuraient chasse gardée des équipes du studio principal Guerrilla Games en Hollande et restaient sous le sceau du secret pendant toute la production. »
C’est dans ces conditions que de nombreux Chinois ont, au fil des ans, épaulé dans l’ombre les grands studios de jeux vidéo comme le français Ubisoft ou l’américain Electronic Arts. Ces grandes entreprises vendaient ces jeux Triple A aux alentours des 60 euros, loin du modèle des jeux gratuits chinois comme ceux que pouvait produire Chen Jia d’Oasis Game. Pendant plus de dix ans, codeurs et graphistes chinois ont travaillé sur « ces usines d’assemblage », au concept proche de ces industries qui délocalisent en Chine : produire à bas coût pour rester compétitif.
L’arrivée des géants du Net chinois
Dès les années 2020, de premiers succès chinois se font remarquer à l’international. Il y aura d’abord Genshin Impact, du shanghaien miHoYo, sorti en 2020 et s’inspirant fortement du monde de Zelda ; puis le jeu de gestion Dyson Sphere Program, développé par le petit studio Youthcat de Chongqing. Mais pour rendre possible la production ambitieuse d’un Black Myth, il fallait un troisième ingrédient : le capital. Un jeu Triple A, c’est au minimum 50 millions de dollars. En plus du développement du jeu, qui peut prendre de trois à sept ans et un budget conséquent, il faut compter un budget de promotion qui se chiffre souvent en- deçà. Or, ce capital n’existait pas en Chine avant que de grosses entreprises comme Tencent ou Bilibili ne commencent à investir dans ce secteur. Steve, investisseur français dans le monde du jeux vidéo et ayant vécu en Chine raconte : « En 20 ans j'ai vu Tencent devenir mature dans le monde des jeux vidéo. Au début les gens du milieu avaient honte d’aller à leurs événements publics, car ils étaient vus comme une entreprise peu glorieuse, copiant les autres jeux. Puis, au fur et à mesure, ils ont changé leur approche en étant plus axé sur la création pure pendant qu'ils investissaient dans des studios prestigieux aux quatre coins du monde dès les années 2010. Après ça, tout le monde a commencé à accourir à leurs keynotes. Et aujourd’hui, Tencent est l’une des plus grandes entreprises au monde consacrée aux jeux vidéo. »
Black Myth, initié en 2014, est un pur produit de ce processus. Daniel Ahmad, analyste du marché du jeu vidéo chez Niko Partners n’est pas étonné : « Tout d’abord soutenue par un investissement de Tencent, l’équipe de création a vraiment réussi à créer la synthèse parfaite pour remporter le succès. Ils ont su combiner des graphismes époustouflants grâce au moteur graphique Unreal Engine 5 qu’ils avaient appris à utiliser sur d’autres productions, puis créer un gameplay solide et intégrer le folklore chinois dans le scénario. »
« L'évolution de Tencent est un autre exemple de ce qui se passe globalement en Chine, à l’instar de Xiaomi pour les téléphones ou BYD dans l'automobile », complète Steve. Or cette montée en puissance ne devrait pas s’arrêter là, alors que d’autres acteurs explorent la possibilité de créer des jeux du même acabit. Une petite poignée de projets prometteurs devraient voir le jour ces prochaines années. Le marché chinois des jeux 3A reste encore limité tant en nombre que par sa réputation à l’international, mais d’après le blog chinois GameLook, on peut déjà citer quelques jeux comme le jeu de rôle Shadow Blade Zero de S-Game (Pékin, sortie prévue : 2027), ou encore Ming Dynasty : Feather of Abyss de Leenzee (Chengdu, sortie prévue : 2025), un soul-like inspiré de l’histoire et de mythes chinois, comme possibles successeurs à Wukong.
Henri Moulin est consultant spécialisé dans les projets culturels basé à Pékin.
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