Au-delà de l'Occident : la philosophie chinoise et les droits de l'homme

1739451119272 China News Gao Zhimiao, Fan Zhonghua

L’éminent philosophe chinois Yang Guorong explore, dans un entretien accordé à China News, les fondements d'une conception chinoise des droits de l'homme, en s'appuyant sur des concepts clés tels que le ren (compassion) et le minben (pensée orientée vers le peuple).

En fin d'année 2024, l'Académie Yueli de l'Université du Hunan en Chine a organisé un colloque intitulé « Les droits de l'homme à travers les classiques traditionnels chinois ». Réunissant des experts chinois et internationaux, cet événement a permis d'explorer la conception chinoise des droits de l'homme telle qu'elle se reflète dans les classiques traditionnels. Quels droits fondamentaux sont mis en avant par la philosophie chinoise ? En quoi cette conception diffère-t-elle de celle promue en Occident ? Nous avons posé ces questions à Yang Guorong, directeur de l'Académie des sciences humaines de l'Université Normale de Chine de l'Est.


Les classiques chinois sont riches en réflexions sur « l’homme » et « le peuple ». Quelle vision des droits de l'homme en découle ? 

La notion de « droits de l'homme », bien qu'étroitement liée à la tradition occidentale, trouve des échos dans les philosophies orientales, notamment chinoises. Le concept de ren, ou compassion, au cœur du confucianisme, en offre un exemple éloquent. Il ne se limite pas à une définition individualiste des droits, mais embrasse une vision plus holistique de l'humanité. Il s’agit d’une approche fondée sur la reconnaissance de la valeur intrinsèque de chaque individu et du principe de l’égalité. 

La notion chinoise des droits de l'homme ne se limite pas à l'individu. Elle s'étend à une sphère plus vaste, englobant les relations entre les nations. Le Shangshu, littéralement Livre des Documents, préconise déjà une « coordination des nations », appelant à une coexistence pacifique et à des échanges harmonieux entre les différents États. Le Liji, ou Livre des Rites, va plus loin en prônant une « unité du monde » et un partage des ressources mondiales. Cette vision d'une communauté de destin pour l'humanité trouve un écho particulier chez Zhang Zai, philosophe des Song, qui appelle à une « paix durable pour les générations futures », une notion qui rappelle l'idéal kantien de « paix perpétuelle ». De la coordination des États à la construction d'une communauté de destin mondiale, la pensée chinoise ancienne esquisse les contours d'un ordre international fondé sur l'harmonie et la justice.

Dans quelle mesure la vision occidentale des droits de l’homme se distingue-t-elle de celle ancrée dans la tradition chinoise ? Pourquoi est-il important de séparer la forme du fond dans l’évaluation des droits de l’homme selon vous ?

La politique moderne occidentale se positionne comme supérieure sur les plans moral et éthique, en mettant l’accent sur la dimension formelle des droits de l’homme. Cette approche, bien que nécessaire, ne saurait suffire. Il est essentiel de revenir à l'essence même des droits de l'homme : la satisfaction des besoins humains fondamentaux. La tradition politique chinoise, notamment le concept de méritocratie, offre une perspective complémentaire. En effet, la réussite d'un dirigeant est mesurée à l'aune des résultats concrets qu'il obtient pour son peuple, plutôt qu'à l'aune de discours abstraits sur les droits. La culture traditionnelle chinoise a beaucoup exploré ce terrain. Cela se traduit dans la Chine moderne par la tradition appuyée sur la « voie de la masse », un des moyens importants de la pratique politique moderne chinoise. On vient du peuple et on arrive au peuple. Ainsi, nous pourrions nous inspirer de l'avis du peuple, tenir compte de ses souffrances et de ses malheurs pour mettre en place des mesures répondant à ses besoins.

Minben, la « pensée orientée vers le peuple », constitue la clé de voûte des idées politiques traditionnelles chinoises. Pourquoi est-il important de distinguer ce concept de la démocratie (minzhu en chinois) pour mieux comprendre les droits de l’homme ?

Souvent opposées, les notions de « pensée orientée vers le peuple » et de « démocratie » méritent un examen plus nuancé. Si la démocratie est souvent perçue comme une forme de gouvernement moderne, la notion de « pensée orientée vers le peuple », souvent jugée démodée, offre pourtant une perspective historique et culturelle très riche.

La démocratie, définie en partie par la souveraineté populaire, implique théoriquement la participation de tous à la gouvernance sociale et politique. Cependant, en pratique, cette participation universelle est difficile à mettre en œuvre. La notion de « pensée orientée vers le peuple », plus large et plus profonde, met l'accent sur la prise en compte effective des intérêts du peuple dans la gouvernance. Plutôt que d'opposer ces deux concepts, il serait plus pertinent de les associer pour construire une gouvernance plus juste et plus efficace. En effet, dans la culture traditionnelle chinoise, il est difficile de distinguer nettement ces deux notions. Le peuple n’est pas seulement un symbole, car la clé de la gouvernance politique réside dans le respect de l’opinion publique.

Le penseur chinois Mencius (380 av. J.-C. - 289 av. J.-C) propose des idées telles que « pensée orientée vers le peuple », « peuple noble » ou encore « empereur insignifiant », qui ont déjà anticipé certains principes démocratiques. Interrogé sur la légitimité de la succession de Yao à Shun, un disciple de Mencius a posé la question de la « volonté céleste ». Mencius, en réponse, a souligné que le mandat céleste n'était pas le seul critère de légitimité. Il a affirmé que l'acceptation et le soutien du peuple étaient tout aussi, voire plus importants. Selon lui, c'est l'adhésion populaire qui confère à un souverain son autorité. Les notions de « le peuple l'accepte » et « le peuple le suit » anticipent ainsi le concept de consentement des gouvernés, un principe fondamental de la démocratie. Mencius suggère donc qu'une forme de légitimité politique est liée à l'opinion publique et à l'approbation populaire, bien avant que le terme « démocratie » ne soit forgé en Chine.

La démocratie fait partie intégrante de la notion de « pensée orientée vers le peuple ». Cette dernière ne réduit pas le peuple à un simple objet de la gouvernance, mais en fait un acteur central et un arbitre de la légitimité du pouvoir. Le peuple devient ainsi un sujet politique doté d'une influence considérable. Les droits de l'homme, loin d'être des abstractions théoriques, trouvent leur concrétisation dans cette dynamique d'orientation vers le peuple. Cette idée selon laquelle le peuple est le véritable détenteur du pouvoir trouve un écho profond dans la tradition politique chinoise. Le Shangshu exprime clairement ce principe en affirmant que « le Ciel voit à travers les yeux du peuple, le Ciel entend à travers les oreilles du peuple ». Cette maxime souligne l'importance accordée aux aspirations, aux opinions et aux souffrances du peuple. 

Mencius a formulé une vision politique particulièrement éclairante. Selon lui, la légitimité d'un souverain repose sur sa capacité à répondre aux aspirations profondes de son peuple : « Il existe une voie pour obtenir l’empire : obtenir le peuple, et l’empire est obtenu ; il existe une voie pour obtenir le peuple : obtenir leur cœur, et le peuple est obtenu ; il existe une voie pour obtenir leur cœur : rassembler ce qu’ils désirent et ne pas leur imposer ce qu’ils détestent. » En d'autres termes, le bien-être du peuple doit être au cœur de toute politique. Cette idée de « gagner le cœur du peuple » ne se limite pas à une simple consultation populaire. Elle implique une compréhension profonde des besoins et des désirs de la population, et la mise en œuvre de politiques qui y répondent. C'est là un principe fondamental de la démocratie : le pouvoir politique doit être au service du peuple et sa légitimité doit être renouvelée par celui-ci. En somme, la « pensée orientée vers le peuple » contient des germes de la démocratie moderne et les deux concepts incarnent de manière différente l’essence des droits de l’homme. 

Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.


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