Quand la jeunesse chinoise fait revivre ses traditions avec style

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Entre esthétique raffinée, fierté culturelle et nouvelles tendances de consommation, le phénomène « guochao » (littéralement « vague nationale ») s'impose chez les jeunes Chinois. De plus en plus nombreux à adopter le hanfu, un type de vêtement ancien, et les codes esthétiques traditionnels, ils redéfinissent la modernité à la chinoise. Une tendance qui s'affiche aussi en France, notamment lors des festivités printanières.

Chaque année en avril, le parc de Sceaux, au sud de Paris, se pare d'une mer de fleurs rosées. Des milliers de visiteurs, principalement d'origine asiatique, s'y retrouvent pour célébrer la floraison des cerisiers. Cette année encore, de nombreux jeunes Chinois de France sont venus en costume traditionnel à l’ancienne, notamment pour marquer la fête de Shangsi (上巳节), célébration ancestrale du printemps et de la jeunesse.

« Je porte ce costume parce que c'est beau, et aussi parce que c'est à moi, à mon histoire, explique Mei, étudiante chinoise à Paris. Ce n'est pas un costume, c'est une identité. » Elle n'est pas la seule à revendiquer cette esthétique : sur les pelouses, des dizaines de jeunes adultes prennent la pose, en robes à manches longues, jupes plissées et vestes brodées, à la mode des Chinois d’il y a 500 ans.

Une vague nationale de style et de sens

Le « guochao » (国潮), qui désigne littéralement une « vague nationale », est une tendance culturelle et commerciale apparue en Chine vers 2018. Elle se caractérise par l'appropriation de symboles, motifs et vêtements traditionnels ou anciens chinois dans la mode, la beauté, le design ou encore la publicité. Ce phénomène connaît une forte progression, notamment chez les jeunes nés après 1995, et qui devrait se maintenir en 2025.

Selon un rapport du cabinet iMedia Research de mars 2024, le nombre de porteurs réguliers de hanfu, un type de vêtement ancien porté autrefois à l’époque pré-Qing (avant le XVIIe siècle) et typique de la culture de l’ethnie han (l’ethnie majoritaire en Chine), est passé de 300 000 en 2013 à près de 9,5 millions en 2023. Le marché du hanfu a dépassé les 12 milliards de yuans en 2022, et pourrait atteindre 19 milliards en 2025. Des marques s’y sont fait une spécialité comme Chonghui Han-Tang (重回汉唐) ou Huachao Ji (花朝记) parmi les plus vendues.

Petits gâteaux chinois, à déguster avec le thé. © Association Boyan

Derrière cette réappropriation culturelle, se joue une dynamique identitaire. Pour de nombreux jeunes, porter un hanfu n'est pas seulement un choix esthétique, mais une manière d'affirmer une fierté culturelle. Les tendances récentes montrent une « dé-occidentalisation » partielle des goûts : les marques locales incorporent des motifs chinois anciens, les publicités s'inspirent de l'art classique, et les festivals traditionnels trouvent un attrait nouveau. En 2023, lors de la fête du Printemps (Nouvel An chinois), on a observé un boom des ventes de hanfu : sur la plateforme JD.com, les ventes de jupes dites mamian qun (un type de jupes plissées anciennes) ont crû de +300 % en janvier par rapport à l’an passé selon le site xinkuai wang. Des thèmes liés au hanfu ont régulièrement figuré en tendances Weibo, et certaines coupes ont même fait l’objet de buzz (comme dans l’affaire de la jupe inspirée du mamian qun de Dior, accusé d’appropriation culturelle, et qui avait provoqué l’orgueil national en 2022).

Entre esthétique et fierté nationale

La tendance guochao ne vient pas en rupture avec le discours officiel, bien au contraire. Le concept de « confiance culturelle », mis en avant par le président Xi Jinping, appelle la jeunesse à embrasser l'héritage chinois. Des collectivités locales subventionnent des défilés de hanfu ou remettent au goût du jour des festivals historiques. À Hangzhou, la ville organise tous les ans un « festival de la culture Song » (dynastie Song 960-1279) attirant des milliers de visiteurs venant en habits d'époque.

Exposition de hanfu aux Galeries Lafayette de Paris, en 2023. DR.

Selon un article du Global Times (mars 2025), plus de 93 % des jeunes consommateurs interrogés se disent favorables à des produits intégrant des éléments culturels traditionnels. Une analyse de Tmall (Alibaba) indique que les recherches de « hanfu + tenue de travail » ont été multipliées par cinq après la fête du Printemps de 2024. Le Global Times notait en début 2025 que de plus en plus de jeunes salariés osent porter le hanfu au bureau ou dans la rue à Shanghai, Pékin ou Hangzhou. 43 % des intéressés déplorent cependant que le port du hanfu ne soit pas assez pratique dans la vie de tous les jours selon iMedia Research...

La génération Z chinoise n'hésite plus à afficher son goût pour les objets culturels anciens. Des jeunes entrepreneurs créent des marques de cosmétiques inspirées des dynasties Tang ou Song, tandis que des influenceurs cumulent des millions d'abonnés en promouvant des arts anciens.

« La popularité actuelle du hanfu a été lancée par une génération de jeunes ayant une conscience aiguë de la mode, écrivait le magazine américain Vogue à propos de ce phénomène. Après avoir poursuivi les tendances occidentales pendant plusieurs années, une forme de traditionalisme pousse la jeune génération chinoise à tourner de nouveau son regard vers ses propres racines. »

Le guochao est ainsi devenu un marqueur de modernité alternative, combinant héritage culturel et consommation consciente. Là où certains voient un repli identitaire, d'autres saluent une forme d'émancipation par la tradition. En France, la scène sous les cerisiers de Sceaux en est peut-être le plus beau reflet printanier.


Le hanfu, un vêtement réinventé

Le hanfu était l'habit traditionnellement porté par les Han (l’ethnie à laquelle se rattache la majeure partie des Chinois) avant l’établissement de la dynastie mandchoue des Qing (1644-1912), qui a ensuite imposé ses propres codes vestimentaires (comme par exemple la robe qipao, d’origine mandchoue, que revêtent souvent les femmes dans les occasions formelles). Le hanfu se caractérise par des coupes amples, des tissus légers, et des décors inspirés des arts classiques. Redécouvert par des passionnés d'histoire dès les années 2000, il est aujourd'hui remis au goût du jour par des créateurs modernes. Sur Xiaohongshu (l'équivalent chinois d'Instagram), les tutoriels de maquillage de style Tang (VIIe - Xe siècle) ou les « hanfu walks » attirent des millions de vues. Attention toutefois : le hanfu moderne est souvent un mélange libre d’époques et de styles, parfois très éloigné des coupes historiques exactes. Certains historiens ou puristes dénoncent une reconstruction esthétique fantasmée, qui efface les différences entre dynasties ou surinterprète certains symboles. Mais cela n’enlève pas le fun, n’est-ce pas ?


Shangsi : la fête du printemps retrouvée

Peu connue en dehors de la Chine, la fête de Shangsi est pourtant l’une des plus anciennes célébrations du calendrier traditionnel chinois. Célébrée chaque année le troisième jour du troisième mois lunaire, elle correspond généralement à une date du début avril dans le calendrier grégorien (le 31 mars en 2025). Sa signification s’enracine profondément dans la pensée chinoise antique, à la croisée de la nature, de la jeunesse et de la spiritualité. À l’origine, la Shangsi est un rite de purification, attesté dès l’époque des Royaumes combattants (Ve – IIIe siècle av. J.-C.) et institutionnalisé sous la dynastie Han. Ce jour-là, les familles et les lettrés se rendaient au bord des rivières ou des sources pour se baigner rituellement, laver les impuretés, et chasser les esprits néfastes. L’eau, dans la culture chinoise ancienne, étant un vecteur de régénération et de transformation, cette purification printanière marquait symboliquement un renouveau personnel et cosmique.

À l’époque des Tang et des Song, Shangsi s’est enrichie de nouvelles dimensions : elle est devenue une fête de la jeunesse, de l’amour et de la poésie. Les jeunes gens profitaient de ce jour pour se rencontrer en plein air, au bord de l’eau ou sous les arbres en fleurs, dans un esprit joyeux et raffiné. Les traditions incluaient : la dégustation de vin, l’écriture de poèmes, ou le port de tenues élégantes. De nombreux grands poètes ont immortalisé ces scènes dans leurs vers, comme Wang Wei, Li Bai ou Su Dongpo, qui évoquent la beauté des rivières au printemps, les longues manches qui effleurent les roseaux, et les regards échangés entre jeunes lettrés et jeunes filles aux joues fleuries...

Malgré sa richesse symbolique, la fête de Shangsi a peu à peu disparu du calendrier populaire au cours des dynasties Ming et Qing. Elle a été supplantée par celle de Qingming, la fête des morts, également située début avril, mais aux accents plus solennels et familiaux. Il faut attendre le début des années 2000 pour voir un renouveau de cette fête, dans le sillage du mouvement hanfu et d’un regain d’intérêt pour les coutumes han anciennes. Aujourd’hui, elle est à nouveau célébrée dans des parcs, sur les campus et lors de rassemblements organisés dans plusieurs villes chinoises comme Xi’an, Hangzhou, Chengdu ou Pékin. On y voit de jeunes adultes en habits traditionnels, posant au bord des lacs, récitant des vers classiques ou dansant sous les cerisiers.

À bien des égards, la fête de Shangsi évoque celle de la Hanami japonaise – cette coutume du printemps qui consiste à admirer les cerisiers en fleurs. Shangsi est une fête chinoise très ancienne, centrée sur la purification, la poésie et les rencontres printanières dans la nature. Hanami, apparu au Japon au VIIIe siècle dans les cercles aristocratiques sous l’influence de la culture chinoise, est devenu une coutume populaire à l’époque Edo (XVIIIe – XIXe siècle), consacrée à l’admiration collective des cerisiers en fleurs et de ce qui est éphémère. Si les deux fêtes partagent un lien fort au printemps, Shangsi conserve une dimension rituelle et identitaire plus marquée, là où Hanami s’ancre dans la convivialité festive autour de pique-niques joyeux.

Notons qu’en Île-de-France, ce renouveau n’est pas resté sans résonance. Chaque année au mois d’avril, au parc de Sceaux, des milliers de personnes viennent admirer les cerisiers du bosquet sud. Parmi elles, de nombreux jeunes Chinois d’origine ou étudiants arborent leur plus belle tenue traditionnelle pour immortaliser l’instant. Cette scène, qui pourrait sembler folklorique, témoigne en réalité d’un besoin de reconnexion culturelle et d’une volonté de faire vivre une identité chinoise à la fois ancestrale et contemporaine.

Scène de libations lors de la fête de Shangsi. Extrait de Purification au pavillon des Orchidées, de Fan Yi, 1671. © Cleveland Museum of Art.


Photo du haut : la communauté chinoise d'Île-de-France se réunit tous les ans au parc de Sceaux pour admirer les cerisiers en fleurs et porter des costumes à l'ancienne. © Association Boyan

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