
Quand l’art réunit ce que l’histoire a séparé : la quête d’unité des « Demeures dans les monts Fuchun »
Récemment, Les Demeures dans les monts Fuchun – Le Reste des montagnes, trésor emblématique du Musée du Zhejiang, a été exposé au public, attirant l’attention de visiteurs venus de Chine et d’ailleurs.
Ce chef-d’œuvre de Huang Gongwang, figure majeure des « Quatre Grands Maîtres » de la dynastie Yuan, représente les paysages d’automne le long de la rivière Fuchun au moyen de l’encre monochrome. Incendiée en 1650, l’œuvre fut scindée en deux : Le Reste des montagnes, conservé au Musée du Zhejiang, et Le Rouleau du maître Wuyong, aujourd’hui au musée du Palais à Taipei.
Qu’est-ce qui fait de Les Demeures dans les monts Fuchun une œuvre d’exception ? Pourquoi est-elle tant vénérée par les lettrés et peintres chinois ? En 2011, les deux fragments ont été réunis à Taipei, mais quand pourront-ils l’être de nouveau ? Chen Shuihua, directeur du musée du Zhejiang, et He Shuifa, peintre chinois et vice-président de la Société chinoise de peinture, répondent.
Les Demeures dans les monts Fuchun est une œuvre majeure de la peinture chinoise. Pourquoi est-elle considérée comme une légende du paysage chinois ?
He Shuifa : Contrairement à l’Occident, la culture chinoise se distingue par un profond culte du paysage. Depuis l’Antiquité, la nature y est perçue comme une extension de l’homme, un reflet de la volonté céleste ou une quête de perfection spirituelle et morale. Trouver refuge dans le paysage est l’une des caractéristiques fondamentales de la culture traditionnelle chinoise. La peinture de paysage en est l’expression la plus aboutie.
Depuis son émergence, la peinture de paysage a connu plusieurs évolutions, dont celle amorcée sous la dynastie Yuan fut déterminante. Ce tournant, initié par Zhao Mengfu et parachevé par Huang Gongwang, survint dans un contexte où les lettrés se trouvaient marginalisés, sans pouvoir ni fonction dans un monde en mutation. Huang Gongwang et les « Quatre Grands Maîtres » de la période Yuan se consacrèrent alors entièrement à la peinture, hissant l’art du paysage à son apogée.
L’œuvre originale de Les Demeures dans les monts Fuchun mesure environ 33 cm de hauteur pour 848 cm de longueur et adopte le format du rouleau horizontal. Elle capture les paysages d’automne des rives de la rivière Fuchun avec une maîtrise exceptionnelle, donnant à voir des montagnes imposantes et une végétation luxuriante dans toute leur splendeur.
Huang Gongwang rompt ici avec la tradition de la dynastie Song, où l’accent était mis sur le réalisme et la précision du trait. Il transforme le figuratif en évocation, le naturalisme en expression, privilégiant une approche plus libre et spirituelle du paysage. Plus qu’une simple recherche esthétique, Les Demeures dans les monts Fuchun traduit la vision du monde de Huang Gongwang : une méditation sereine sur le destin humain, transposée dans les méandres de la nature.
On pourrait dire que cette œuvre incarne l’utopie de Huang Gongwang, un homme marqué par l’errance et l’adversité, mais aussi celle des lettrés chinois en quête d’un idéal. Enfin, les péripéties entourant la transmission du tableau ont nourri son aura légendaire, renforçant encore son impact dans l’histoire de l’art chinois.
Pourquoi Le Reste des montagnes et Le Rouleau du maître Wuyong sont-ils aujourd’hui conservés séparément, l’un au musée du Zhejiang, l’autre au musée du Palais à Taipei ?
Chen Shuihua : Après son achèvement par Huang Gongwang, Les Demeures dans les Monts Fuchun a connu une histoire mouvementée, marquée par plus de 600 ans de péripéties, à l’image de son auteur.
En 1350, Huang Gongwang dédia cette peinture à son ami proche, le moine Wuyong, qui en devint ainsi le premier propriétaire. Sous le règne de l’empereur Chenghua des Ming, l’œuvre passa entre les mains du grand peintre Shen Zhou. Fasciné, il la contemplait sans relâche et en fit plusieurs copies. Toutefois, l’absence d’annotations de lettrés célèbres sur le rouleau le conduisit à le confier à un ami pour y ajouter des colophons. Mais l’ami en question ignorait sa valeur, et son fils s’en empara pour la vendre en cachette. Dévasté, Shen Zhou tenta de reconstituer l’œuvre de mémoire, réalisant ainsi une copie fidèle de Les Demeures dans les monts Fuchun.
Plus tard, la peinture fut acquise par Dong Qichang, l’un des plus grands calligraphes et peintres de la dynastie Ming. Dans ses vieux jours, il la revendit à Wu Zhengzhi. Sous le règne de l’empereur Shunzhi des Qing, celle-ci fut transmise à Wu Hongyu.
En 1650, sur son lit de mort, Wu Hongyu exprima le souhait de suivre l’exemple de l’empereur Tang Taizong, qui avait emporté avec lui Le Préface du pavillon des Orchidées dans l’au-delà. Il demanda donc à ses proches de brûler Les Demeures dans les monts Fuchun après sa mort. Son neveu tenta de sauver le rouleau des flammes, mais l’œuvre fut gravement endommagée, se trouvant divisée en deux fragments distincts : un grand et un plus petit. Ainsi, le trésor national qu’est Les Demeures dans les monts Fuchun fut définitivement scindé en deux.
Le fragment le plus petit, soigneusement restauré par la famille Wu, fut baptisé Le Reste des montagnes, en raison de la présence dans le paysage d’une montagne, d’une rivière, d’une colline et d’un ravin. En 1669, il fut acquis par le grand collectionneur Wang Tingbin sous la dynastie Qing. Par la suite, l’œuvre passa entre plusieurs mains avant d’être échangée en 1938 par le célèbre collectionneur de Shanghai, Wu Hufan, contre un bronze archaïque datant des dynasties Shang et Zhou.
En 1956, touché par l'insistance du calligraphe Sha Menghai, alors conservateur au musée du Zhejiang, Wu Hufan dû se résoudre à s’en séparer. Depuis, Le Reste des montagnes est conservé au musée du Zhejiang, où il est devenu l’un des trésors emblématiques de l’institution.
Quant à l’autre fragment, qui contient la partie principale des Demeures dans les monts Fuchun, il devint Le Rouleau du maître Wuyong et fut acquis par l’empereur Qianlong. En 1933, afin de le protéger de la guerre sino-japonaise, il fut évacué du palais impérial de Pékin. Durant les quinze années suivantes, il voyagea à travers la Chine, passant par le Sichuan et le Guizhou, avant d’être transporté à Nankin après la victoire de la guerre. À la fin de 1948, il fut finalement acheminé à Taïwan, où il est aujourd’hui conservé au musée du Palais à Taipei.
En 2011, Les Demeures dans les monts Fuchun a été réunifié lors d’une exposition à Taipei. Quand pourrait-on espérer une réunion définitive des deux fragments ?
He Shuifa : Ce rouleau, jadis uni, a été consumé par le feu, et depuis, ses deux extrémités n’ont jamais pu être réunies. Aujourd’hui encore, elles restent séparées par le détroit de Taïwan, se faisant face à distance, comme deux paysages reflétés dans les eaux du même fleuve.
Depuis des années, de nombreuses personnalités s’efforcent de promouvoir la réunification de Les Demeures dans les monts Fuchun. En tant qu’ancien membre du Comité national de la Conférence consultative politique du peuple chinois, j’ai soumis cinquante propositions entre 2008 et 2018. L’une d’elles, présentée en 2010 lors des sessions annuelles, plaidait pour une exposition réunissant les deux fragments. De nombreux représentants du monde culturel et artistique l’avaient alors soutenue.
Après la clôture des sessions annuelles de cette année-là, le Premier ministre chinois de l’époque, Wen Jiabao, répondant à une question sur les relations entre les deux rives du détroit, évoqua Les Demeures dans les monts Fuchun. Il exprima l’espoir de voir les deux moitiés de la peinture réunies en un tout : « Si une œuvre peut être ainsi morcelée, que dire des hommes ?... » Ce jour-là, assis devant mon téléviseur après être rentré chez moi, je ne pus retenir mes larmes.
Ce jour-là, en tant que seul représentant de la peinture et de la calligraphie venu du continent, j’eus l’honneur d’assister à cet instant tant espéré, un rêve de plusieurs décennies enfin accompli.
Chen Shuihua : En réalité, bien avant cette exposition de 2011, le Zhejiang et Taïwan entretenaient déjà des échanges culturels étroits depuis les années 1990.
En juillet 1999, plus de trente peintres et calligraphes renommés des deux rives du détroit se réunirent sur les rives de la rivière Fuchun, là même où Huang Gongwang avait créé son chef-d’œuvre, pour en réaliser une copie collective. Cet événement fut, à l’époque, une grande première.
Les Demeures dans les monts Fuchun n’est pas seulement un joyau de la peinture paysagère chinoise, c’est aussi un trésor du patrimoine artistique mondial. Cet endroit, bordant la rivière Fuchun, est précisément celui où Huang Gongwang réalisa son œuvre. Nous espérons voir un jour les deux moitiés de Les Demeures dans les monts Fuchun revenir en ce lieu d’origine pour une nouvelle exposition conjointe, afin que le plus grand nombre puisse admirer ce chef-d’œuvre intemporel.
Article traduit du chinois, initialement publié sur Chinanews.com.cn.
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