
Civilisation tibétaine : pourquoi se développe-t-elle selon une trajectoire qui évolue toujours vers l’est ?
Dans la région autonome du Tibet en Chine, l’écriture n’est apparue qu’après la fondation de la dynastie des Tubo (633-842), alors qu’auparavant il n’existait aucun document écrit relatant ce qui s’y était passé. Du fait que la tibétologie traditionnelle s’appuie essentiellement sur des documents en chinois et en tibétain, ou sur une petite quantité d’inscriptions sur l’or, la pierre, les lamelles de bambou ou de bois, il est impossible de résoudre les questions clés sur l’origine des Tibétains, de leur agriculture et de leur civilisation.
Grâce aux efforts déployés par plusieurs générations d’archéologues chinois, des résultats significatifs ont été obtenus en la matière. Des vestiges archéologiques prouvent que la culture et la civilisation tibétaines ont toujours été étroitement liées au territoire intérieur de la Chine.
Pourquoi la civilisation tibétaine se développe-t-elle selon une trajectoire qui évolue toujours vers l’est ? Comment les découvertes archéologiques effectuées au Tibet constituent-elles, pour l’humanité, un témoin unique de la civilisation des hauts plateaux ?
Dans une interview exclusive avec China News, Huo Wei – doyen du Collège d'histoire et de culture de l'Université du Sichuan et directeur de l'Institut d'études tibétaines de l'Université du Sichuan – apporte quelques éléments de réponse.
Quels sont les acquis et les limites du travail archéologique des Occidentaux au Tibet ? À quand remontent les travaux archéologiques que la Chine y a effectués ?
Avant la libération pacifique du Tibet (octobre 1950-mai 1951), effectuer des travaux archéologiques au Tibet était l’apanage des Occidentaux, dont l’un des représentants était l’Italien Giuseppe Tucci. Il avait obtenu d’importants résultats dans l’étude de l’art bouddhiste tibétain et la recherche sur certains vestiges dans l’ouest du Tibet. Mais, d’une manière générale, ses travaux manquent de rigueur scientifique, sont dispersés, et reposent essentiellement sur la collecte de données menées au sol et sur des interviews.
Certes, les Occidentaux ont ouvert la porte à la recherche archéologique au Tibet. Mais le véritable travail archéologique n’a débuté qu’après la libération pacifique du Tibet, avec les fouilles effectuées sur le site néolithique de Karuo, à Qamdo, qui marquent l’entrée de la recherche archéologique au Tibet dans la phase de fouille souterraine. La découverte de ce site vieux de 5 000 ans met pour la première fois au jour les vestiges des activités humaines au temps de la préhistoire (il y a 2 millions d’années) sur le plateau du Tibet.
Il s’avère que, dès le Néolithique (6000 av. J.-C. en Chine), des sédentaires vivaient déjà sur le plateau tibétain. Ils cousaient des vêtements avec des aiguilles en os, plantaient du millet, fabriquaient de la poterie et réalisaient même des objets de décoration sophistiqués avec des outils tels que les os d'animaux, les fragments de poterie et les coquillages importés de loin. Tout en collectant une grande quantité de données archéologiques, les archéologues ont soulevé la question des échanges entre les ancêtres du site de Karuo, la culture des plaines centrales (ndlr : territoire intérieure de la Chine) et la culture néolithique du bassin du fleuve Jaune.
Les Inscriptions sur le voyage en Inde d’un émissaire impérial sous la dynastie des Tang (618-907) prouvent-t-elles l'existence du légendaire Wang Xuance ? Pourriez-vous nous dire comment cette stèle a été mise au jour et quelle est sa signification ?
Des documents rapportent que sous la dynastie des Tubo, c'est-à-dire vers le 7e siècle, il existait une route entre la Chine et l'Inde. L’émissaire impérial Wang Xuance de la dynastie des Tang l’emprunta pour se rendre en Inde. Lors de son deuxième voyage dans ce pays, la guerre civile éclata. Avec l’aide de Songtsan Gampo, roi et fondateur de la dynastie des Tubo, et de la princesse Wencheng, son épouse, Wang Xuance et son adjoint aidèrent l’Inde à mettre fin à la guerre civile, achevant ainsi la mission qui lui avait été confiée.
Avant la découverte des Inscriptions sur le voyage en Inde d’un émissaire impérial sous la dynastie des Tang, Wang Xuance n’existait que dans des contes populaires qui circulaient en Chine comme à l’étranger, ce qui suscita doutes et interrogations sur son existence réelle. D’autant que les expéditions effectuées par des archéologues chinois et étrangers en vue de retrouver les traces des inscriptions sur une stèle que Wang Xuance aurait édifiée dans la montagne Gṛdhrakūṭa (Pic sacré de l’Aigle) n’avaient abouti à aucun résultat.
En juin 1990, lors de notre enquête archéologique menée dans le district de Gyirong (Tibet) avec l'aide de la population locale, nous avons trouvé le vestige d’une stèle de 81,5 cm de large et 53 cm de haut, recouverte de ghee et où était suspendue une écharpe en soie. Une fois lavée, la stèle a laissé apparaître les Inscriptions sur le voyage en Inde d’un émissaire impérial sous la dynastie des Tang, qui comptent 24 lignes. Elles relatent le troisième voyage de Wang Xuance en Inde. C’est la plus ancienne inscription de la dynastie Tang jamais découverte au Tibet, et qui constitue une importante preuve de l’existence de la route Tang-Tubo-Inde.
Pourquoi la civilisation tibétaine se développe-t-elle selon une trajectoire qui évolue toujours vers l’est ? En quoi les découvertes archéologiques effectuées au Tibet constituent-elles, pour l’humanité, une trace unique de la civilisation des hauts plateaux ?
Le plateau Qinghai-Tibet, dont l’altitude moyenne est la plus élevée sur terre, a longtemps été considéré comme « zone interdite à la vie humaine ». Les découvertes archéologiques au Tibet ont permis de briser ce mythe grâce à une grande quantité d’indices anthropologiques montrant pourquoi les premiers humains ont pu s'adapter à la vie sur le haut plateau, et survivre dans des conditions de froid intense et d'hypoxie. Ils révèlent au monde les particularités de la civilisation créée par la population qui vit sur les hauts plateaux, dans des domaines aussi variés que l’art, la religion et la philosophie. Ils montrent, enfin, que depuis la préhistoire la civilisation tibétaine se développe selon une trajectoire qui évolue généralement vers l’est, et que les habitants du Tibet entretiennent d’étroites relations avec le territoire intérieur de la Chine. Preuve en est qu’il y a 5000 ans, les habitants de Karuo (Tibet) étaient en étroite relation d’échanges avec la population établie sur le cours supérieur du fleuve Jaune. Autre exemple : lorsque la princesse Wencheng et la princesse Jincheng de la dynastie Tang arrivèrent au Tibet (ndlr : pour se marier l’une avec le roi Songtsan Gampo et l’autre avec le roi Tridé Tsuktsen), elles apportèrent le meilleur de la civilisation des plaines centrales dans les domaines religieux, culturel, juridique, vestimentaire, technologique. Tout cela a permis d’accélérer l’intégration du royaume de Tubo dans l’aire culturelle chinoise centrée autour de la dynastie Tang. Enfin, sous la dynastie Yuan (1271-1368), le Tibet fut placé sous la juridiction administrative du gouvernement central, officialisant ainsi la relation de subordination du Tibet envers le gouvernement central. Une situation qui est restée inchangée sous les Ming (1368-1644), sous les Qing (1644-1912), et sous la République de Chine (1912-1949).
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